— Par Alvina Ruprecht —
Création 2009 Prix de la Presse au Festival Off d’Avignon 2009
Nous connaissons déjà l’œuvre de Koffi Kwahulé, à mon avis un des meilleurs auteurs dramatiques de langue française de sa génération. Souvent jouées à Avignon, ses pièces construisent un monde symbolique qui décortique les soubassements du pouvoir où les anges exterminateurs mènent leurs victimes à leur perte. Un monde terrifiant qui cerne la psyché ébranlée de ces êtres pris dans un monde en transformation qu’ils essaient de cerner mais que souvent, ils ne comprennent pas.Bintou nous place devant une de ces expériences limites. Ce texte très puissant, issu du monde de la culture populaire urbaine est d’une actualité brulante, il est structuré comme une tragédie grecque. Un chœur syncopé nous accueille dès le départ dans cette descente vers les enfers. Bintou, une jeune révoltée genre Antigone, défie les dieux, refuse la tradition de ses parents et ensorcelle les membre de sa bande qui se laissent mener vers leur propre destruction. Un réquisitoire contre l’excision, une mise en évidence des conflits profonds qui déchirent les jeunes de l’immigration, un texte lyrique, féroce, réaliste et mythique à en couper le souffle.

Ce livre, où se mêlent histoire et mythologie, est écrit du coeur de notre présent – présent des Antilles, de la France, de ce monde ouvert à de multiples transversalités qui est le nôtre. Marlène Parize y défend une proposition radicale contre tous les nationalismes et communautarismes, contre tous les mépris de soi: il est temps, il est grand temps de reconnaître, au sein même de notre modernité, de notre république, de nos valeurs, la trace de ces « lieux creusets » où est née, et naît encore, l’énergie qui nous porte à présent.
Sur l’origine de l’humanité, faute de la moindre science, on ne doit s’appuyer que sur la phylogenèse de nos mythes fondateurs. Ainsi, au lieu d’en rester à l’histoire médusante de la pomme et du serpent, qui fait que l’on soupçonne Dieu de malveillance imméritée en nous interdisant les fruits de l’arbre de la science, on devrait plutôt écouter sa conscience, et reconnaître que c’est le crime de cannibalisme contre nos semblables qui nous rassemble tous dans l’humanité pécheresse et à juste titre chassée du paradis. Comme les rats, comme les cochons, mais de façon bien plus systématique qu’eux, ce qui nous a rendus plus forts que d’autres espèces animales c’est que nous ne reculons pas devant le crime contre nos frères, et que c’est même notre nourriture hallucinogène, notre drogue vitale.
Pour éclaircir le propos, on pourrait établir une comparaison avec la nourriture. Dans toutes les sociétés humaines, il y a bien sûr des pratiques alimentaires, et elles sont indispensables à la survie des individus. Pour autant, toutes les sociétés ne construisent pas nécessairement une culture gastronomique, comme c’est le cas en France. L’art de la table, du vin et des fromages, les rituels, le service, la convivialité, les livres de recettes, les guides, les classements et les étoiles pour les bons restaurants, les émissions culinaires à la télé, sont autant d’éléments qui définissent la gastronomie à la française. D’autres sociétés développent des pratiques alimentaires moins diverses et moins ritualisées, elles se fondent sur les ressources matérielles nécessaires pour vivre. Certes, ces pratiques s’organisent selon des principes et des codes, et elles s’inscrivent parfois dans des célébrations où l’alimentation occupe une place particulière. Pour autant, elles ne produisent pas ce que l’on pourrait appeler véritablement une culture de la gastronomie. Dans ces contextes nombreux, et pas seulement dans les sociétés anciennes ou éloignées, en Amazonie ou en Nouvelle Guinée, l’alimentation est à la fois nécessaire et secondaire, et on ne se croit pas obligé d’en faire un objet d’euphorie, un rite permanent, une exaltation collective.


— Par Roland Sabra —
— par Roland Sabra —



Des événement mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au Mondial de football – ou des événements violents et réels, de guerres en génocides. Mais d’événement symbolique d’envergure mondiale, c’est-à-dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en échec la mondialisation elle-même, aucun. Tout au long de cette stagnation des années 1990, c’était la » grève des événements « (selon le mot de l’écrivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grève est terminée. Les événements ont cessé de faire grève. Nous avons même affaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center, à l’événement absolu, la » mère « des événements, à l’événement pur qui concentre en lui tous les événements qui n’ont jamais eu lieu.
À l’occasion de la sortie en librairie de Tête haute (Jean-Claude Lattès, 280 pages, 17 euros) qui retrace son parcours professionnel et personnel, nous avons rencontré Memona Hintermann. Journaliste singulière, femme spontanée, elle a accepté de s’exprimer sur des sujets de société comme l’école, l’intégration, la discrimination positive et de revenir sur son métier de journaliste.
La réédition récente en Poche « Biblio essais » de deux ouvrages de Michel Onfray qui traitent directement de morale – en schématisant, d’abord le rapport à soi (La sculpture de soi – la morale esthétique, Grasset 1993 et Le Livre de Poche 2005, ci-après SS), puis le rapport aux autres (Politique du rebelle – traité de résistance et d’insoumission, Grasset 1997 et Le Livre de Poche 2006, PR) – est l’occasion de s’interroger sur la portée d’une œuvre plébiscitée par ce qu’il est convenu d’appeler le grand public cultivé mais souvent décriée par les philosophes patentés (1). De livres en livres, Michel Onfray se consacre à détruire les préjugés de toute sorte qui nous empêchent, selon lui, de vivre bien, et à proposer à la place une éthique hédoniste. Nul ne contestera l’intérêt de l’entreprise, d’autant qu’elle passe par la mise en évidence d’auteurs souvent injustement méconnus de l’histoire de la philosophie, tous ces marginaux en lesquels M.O. se retrouve davantage que dans les grands auteurs du programme. Il récuse en effet tout autant l’idéalisme de Platon ou de Hegel que le matérialisme de Marx et l’existentialisme sartrien.
Albert Jacquard – Pour moi c’était évident, au moment où nous préparions le premier numéro du Genre humain, il fallait le consacrer à La science face au racisme. On y admettait, a priori, que le racisme est une tare. A l’époque, il me semblait clair que, pour lutter contre le racisme, comme contre n’importe quoi, contre le diable en général, la meilleure arme, c’est la science. Pourquoi? Parce que la science est ce merveilleux effort de l’homme pour se mettre en accord avec l’univers, pour voir clair en lui, pour être cohérent, rigoureux, lucide… Et puis, grâce à la biologie, on apportait avec le constat de l’impossibilité d’une définition de races humaines, un argument décisif. C’était sans doute prétentieux. En fait, grâce à la biologie, moi le généticien, je croyais permettre aux gens de voir plus clair en leur disant: «Une race, vous en parlez, mais de quoi s’agit-il?» Et je leur montrais qu’on ne peut pas la définir sans arbitraire ni sans ambiguïté. Cette démarche s’apparente aux théorèmes les plus fondamentaux, ceux qui démontrent qu’une question est mal posée, que telle affirmation est indécidable.
On ne présente pas Edgar Morin, personnalité éminente de l’intelligentsia française, auteur d’une cinquantaine d’ouvrages parmi lesquels quelques essais sociologiques qui ont fait date (Les Stars, 1957, La Rumeur d’Orléans, 1969) et surtout une somme, La Méthode (1981-2004) dont le projet, fort ambitieux, ne vise pas moins qu’à changer notre regard sur le monde, sans rien dissimuler de sa complexité, grâce à une démarche systémique. En passant, malgré tout, peut-être un peu vite sur l’objection d’ordre épistémologique qui se présente d’emblée : Comment une telle méthode considère-t-elle la distinction qui existe inévitablement entre l’objet réel, éminemment complexe en effet, et l’objet de la connaissance, le « modèle », nécessairement simplificateur (1) ? La reconnaissance de « la différence entre la réalité empirique et la forme théorique » (2) étant le point de départ de la démarche scientifique, toute tentative pour la tirer du côté du concret comporte donc un risque du point de vue de sa pertinence. 
