« Bintou » : tragédie urbaine et émergence d’une metteuse en scène

 — Par Alvina Ruprecht —

Création 2009 Prix de la Presse au Festival Off d’Avignon 2009


Nous connaissons déjà l’œuvre de Koffi Kwahulé, à mon avis un des meilleurs auteurs dramatiques de langue française de sa génération. Souvent jouées à Avignon, ses pièces construisent un monde symbolique qui décortique les soubassements du pouvoir où les anges exterminateurs mènent leurs victimes à leur perte. Un monde terrifiant qui cerne la psyché ébranlée de ces êtres pris dans un monde en transformation qu’ils essaient de cerner mais que souvent, ils ne comprennent pas.Bintou nous place devant une de ces expériences limites. Ce texte très puissant, issu du monde de la culture populaire urbaine est d’une actualité brulante, il est structuré comme une tragédie grecque. Un chœur syncopé nous accueille dès le départ dans cette descente vers les enfers. Bintou, une jeune révoltée genre Antigone, défie les dieux, refuse la tradition de ses parents et ensorcelle les membre de sa bande qui se laissent mener vers leur propre destruction. Un réquisitoire contre l’excision, une mise en évidence des conflits profonds qui déchirent les jeunes de l’immigration, un texte lyrique, féroce, réaliste et mythique à en couper le souffle. Mais le nom de Bintou est désormais associé à celui d’une autre jeune femme dont l’immense talent pour la mise en scène a su capter le sens profond de ce cérémoniel enragé et nous tenir en haleine pendant 1h30. Laëtitia Guédon, fondatrice de la Compagnie O,10 en collaboration avec une excellente équipe d’artistes, a réussi une orchestration méticuleuse des voix, des corps et des sonorités. Avec la chorégraphie de Yano Iatridès (surtout la bataille entre les bandes à la boite de nuit), l’éclairage de Mathilde Foltier-Gueydan, les costumes dont le responsable n’est pas précisé, les chansons originales de Dawa Litaaba-Kagnita et les extraits de salsa, jazz et musiques africaines sélectionnées par Henry Guédon, grand musicien et artiste martiniquais décédé en 2006, père de Laëtitia à qui elle dédie le spectacle, la pièce nous transporte vers les cimes d’un opéra urbain dont les références musicales existent déjà dans le texte de Kwahulé. On aurait pu même imaginer une rencontre encore plus hiératique lors du martyre de la jeune femme, prise entre un symbolique de rédemption chrétienne et la déchirure de la tradition africaine. La mise en scène discrète et puissante de cette dynamique de transformations culturelle douloureuse interpellera les jeunes autant que les moins jeunes. . Un mot sur les comédiens. L’oncle Drissa, vieux libidineux qui renforce et justifie la révolte chez Bintou est joué par Aliou Cissé. Formé au Conservatoire national d’art dramatique au Sénégal, il s’installe en Martinique et devient vite une des grandes présences de la scène martiniquaise. Mata Gabin, (la tante) qui a déjà joué sur les grandes scènes de France est vouée à un bel avenir si les metteurs en scène comprennent toutes ses possibilités qui me semblent infinies. Olivier Berhault, un des jeunes assassins, un acteur d’une très grande sensibilité qui intériorise son désir lorsqu’il tente d’expliquer pourquoi il est si attiré par Bintou. Emmanuel Mazé, un autre membre de la bande et le plus agressif, qui passe entre la colère meurtrière et la tendresse animale devant Bintou, est un acteur fascinant. Nous ne pouvons parler de tous ces jeunes gens (16 sur scène) dont la passion éclaire la scène mais surtout, il faut noter l’exquise Annabelle Lengronne, qui incarne Bintou. Une « Grace Jones » sculpturale en plus jeune; une présence scénique androgyne qui projette une rage, une sensualité et un mépris de tout sauf de « sa » bande. Elle joue avec une maturité surprenante. Laëtitia Guédon a bien choisi ses comédiens. En effet le niveau était si élevé que la moindre défaillance s’est fait sentir immédiatement et c’était malheureusement le cas pour Dilène Valmar (la mère de Bintou) dont la voix trop jeune et la présence trop chancelante ne semblaient pas convenir à cette confrontation quasi titanique entre la tradition et la modernité vécue dans les espaces de la banlieue. Bintou est une pièce importante et cette mise en scène annonce l’avenir du théâtre en France. Il ne faut pas la manquer. D’ailleurs, en collaboration avec Kristian Frédric, Koffi Kwahulé prépare une nouvelle mise en scène de Jaz (publiée en 1998) . Le spectacle sera créé à Montréal en 2010 avant de se retrouver sur le plateau de la Chapelle du verbe incarné au Festival d’Avignon 2010. Nous avons déjà vu le travail de Frédri à Montréal (un Big Shoot de Kwahulé qui a ébranlé la salle de l’Usine C) . Tous les détails de ce projet seront dévoilés cette semaine, le 20 juillet à 10h30 au théâtre de la Chapelle du verbe incarné, rue des Lices , et le public festivalier est invité assister à la discussion. Alvina Ruprecht, Avignon 2009

 

BINTOU de Koffi Kwahulé

 Mise en scène : Laëtitia Guédon

 Scénographie : Soline Portmann et BenjaminPerrot

 Lumière : Mathilde Foltier-Gueydan

 Chorégraphie : Yano Iatridès

 Musique : Dawa Litaaba-Kagnita

 Distribution :

 Bintou : Annabelle Lengronne

 Manu : Alexandre Jazédé

 Blackout : Yohann Pisiou

 Kelkhal : Olivier Desautel

 Oncle Drissa : Aliou Cissé

 La tante : Mata Gabin

 La mère : Dilène Valmar

 Moussoba : Mareie-Jeanne Owono.

 Petit Jean : Valentin Johner

 Une distribution de 16 comédiens