Quelle mémoire de l’esclavage ?

esprit

(Table ronde)

MAXIMIN Daniel, POCRAIN Stéphane et TAUBIRA Christiane

Pourquoi faire une loi instituant une commémoration de l’esclavage re­connu comme crime contre l’humanité ? En revenant sur l’origine de ce projet de loi, cette discussion contradictoire permet de comprendre les tenants et les aboutissants des demandes adressées au législateur.

ESPRIT – La loi Taubira, qui définit l’esclavage comme crime contre l’humanité, a été adoptée par l’Assemblée nationale en 2001. Cinq ans après, quel bilan dressez-vous de l’adoption de cette loi ?

Christiane TAUBIRA – La loi est le fruit d’un travail laborieux mené pendant deux années et demie. Le projet de loi fut déposé en 1998 et la première lecture à l’Assemblée eut lieu en février 1999. Le projet a d’abord soulevé l’enthousiasme, surtout chez les responsables socialistes. Mais très vite, la perspective des conséquences possibles de la loi a gelé cet enthousiasme. Certains faiseurs d’opinion au sein du parti socialiste ont souhaité que le texte proposé soit réduit à un article déclaratoire, dans la lignée de ce qui fut fait pour le génocide arménien. L’article sur la réparation, qui visait à faire évaluer le préjudice et proposer des politiques publiques de réparation, a notamment posé problème. Il a tenu pendant plus de six mois avant d’être supprimé deux jours avant le débat public par la Commission des lois. Finalement, le texte officiel publié prévoit que le Comité de personnalités qualifiées soit chargé de proposer des actes et lieux de mémoire.
Dans la société, on a observé comme une projection de ce qui s’est passé à l’Assemblée. Le public a d’abord accueilli très favorablement une loi qui faisait de la France la première puissance à qualifier officiellement la traite négrière et l’esclavage de crime contre l’humanité. Les milieux judiciaires se sont très vite intéressés au texte et, dans la société civile, militants associatifs et enseignants se sont montrés enthousiastes, et le sont d’ailleurs restés de façon plutôt massive. En revanche, certains historiens se sont emparés tardivement du débat, avec une grande confusion sur la problématique des lois mémorielles.
On peut néanmoins dresser un bilan tangible de l’adoption de la loi. Il existe maintenant une date commémorative officielle, celle du 10 mai, qui correspond à l’adoption définitive de la loi par le parlement français. Par ailleurs, la loi a favorisé une sensibilisation réelle de la société face à la question de l’esclavage. Des enseignants se sont mobilisés, montrant leur engagement face au problème qui s’est traduit, à l’occasion du 10 mai 2006, par des initiatives et des expositions au sein de certains établissements scolaires. Dans la société et par l’intermédiaire des associations, cette loi a déverrouillé des bloca­ges insidieux ou délibérés, a levé des inhibitions et permis à de nombreuses personnes de s’exprimer sur un sujet longtemps resté tabou.
Cela dit, il existe une vraie urgence sur les programmes scolaires. On va trop lentement dans l’élaboration de nouveaux manuels d’histoire. Le premier comité pour la mémoire de l’esclavage avait réuni cinq éditeurs de manuels scolaires qui avaient déjà montré leurs réticences. Ceci nourrit les frustrations et favorise la concurrence des mémoires, le vide d’histoire créant inévitablement un trop-plein de mémoire, moins rigoureux sur les faits.

Vous avez dit que ce n’était pas une loi pour l’outre-mer. Mais quel en fut l’effet outre-mer ?

Christiane TAUBIRA – Il y eut des conquêtes symboliques dans chaque département – je préfère dire « pays » – d’outre-mer, aboutissement des combats menés à partir du début des années 1980. Dans chacun de nos pays il y a désormais une date qui instaure la commémoration d’un événement particulier (27 mai pour l’épopée Delgrés en Guadeloupe, 22 mai pour l’insurrection du « Morne Rouge » en Martinique, 10 juin et 20 décembre – dates plutôt administratives – en Guyane et à la Réunion). On peut considérer que, dans les sociétés d’outre-mer, le compte principal de cette histoire a été réglé. L’impact de la loi s’y fait sentir dans le sentiment de fierté et de légitimité qu’elle a provoqué.

Daniel MAXIMIN – Au sujet de ces dates, je me permets d’insister sur le fait que même si elles sont différentes, elles ne révèlent pas pour autant une « concurrence mémorielle » entre les différents pays d’outre-mer. Un peu partout, des rites plus ou moins clandestins de commémoration de l’abolition de l’esclavage étaient célébrés par des militants contestataires depuis les années 1960. Or il demeurait fondamental pour leur affirmation identitaire que tous les pays se reconnaissent dans leur propre histoire, dans leurs propres luttes, sans que pour autant la perspective collective des revendications soit perdue.

Une émancipation ou une abolition ?
Au-delà des dates et des commémorations, il semble que le problème de la réparation demeure essentiel…

Christiane TAUBIRA – C’est en effet un problème très difficile et très lourd. Le Mouvement international des réparations a estimé à 300 milliards d’euros le montant des réparations financières et fixé un à-valoir de 200 milliards d’euros à verser aux collectivités. Une procédure de justice est d’ailleurs en cours sur la question du préjudice. Pour ma part, je précise que mon souci n’est pas d’armer chaque citoyen d’un instrument pénal lui permettant de saisir la justice et de réclamer des indemnités à l’échelle individuelle. Mon but n’est pas non plus d’obtenir des budgets pour les collectivités qui, débordées par les besoins, les fondraient dans d’autres nécessités.
Cependant, je pense qu’il est indispensable d’obtenir réparation pour les conséquences du crime qui perdurent encore aujourd’hui. Il existe en effet des mécanismes de reproduction de certaines exclusions qui remontent au système esclavagiste. Dans certaines îles par exemple, la rareté foncière et l’exiguïté territoriale attisent les conflits. Les propriétés foncières d’autrefois ont perduré tandis que les anciens maîtres ont reçu, après l’abolition de l’esclavage, des indemnités pour le « cheptel » perdu. L’aristocratie foncière a été transformée en aristocratie financière puisque la loi prévoyait qu’un huitième de l’indemnité devait être investi dans le capital des nouvelles banques. Ce mode de sortie du système esclavagiste a en réalité favorisé le maintien des propriétés foncières. C’est donc pour des réparations en termes de politique publique plutôt que pour des indemnités individuelles que je vais continuer à me battre.
Il faut promouvoir une politique publique éducative, en aidant à la recherche et à l’élaboration de manuels scolaires, ainsi qu’à l’élaboration d’autres supports pédagogiques.
Il faut aussi mener une vraie politique publique de réparation culturelle, à travers le soutien aux artistes et autres personnes susceptibles de nous donner à lire et à comprendre l’histoire précoloniale et toute la période d’esclavage, qui favorisa une invention culturelle phénoménale. Ces artistes doivent repérer et rassembler les signes de pensée et d’agissement communs aux sociétés concernées pour pénétrer leur legs, qui est essentiellement oral. J’y vois une très belle politique culturelle à mener. Il faut qu’elle soit identifiée, qu’un budget lui soit alloué, qu’un cadre lui soit fourni.

Daniel MAXIMIN – Sur ce point, je pense que l’on ne peut absolument pas réduire l’exigence culturelle à la satisfaction de la mémoire ou de l’histoire. L’histoire est l’histoire et la culture est la culture. La culture ultramarine, à travers la dérision par exemple, révèle le dessous de ce que l’on ne pouvait pas dire en face, du temps de l’esclavage. Tout ce que la Caraïbe a produit culturellement vient non pas de l’esclavage, mais de la résistance à l’esclavage. Musique, contes, proverbes, danses, viennent de cette résistance. C’est l’empêchement d’exprimer ces formes artistiques qui a donné à la fois le modèle et le but de la libération. Dès l’origine, l’esclavage a eu la volonté de conquérir sa liberté en affirmant son humanité à travers ces formes d’expression.
Cependant, il s’agit surtout de faire parler l’histoire, or l’histoire c’est le récit de la manière dont des gens opprimés ont résisté à l’esclavage et ont abouti à la victoire.

Christiane TAUBIRA – Je parle de politiques culturelles de réparation. Ce qui ne sature pas la politique culturelle dans toutes ses missions. Je ne suis pas sûre que l’histoire de l’esclavage se résume à une histoire de résistance. Pour ma part je l’accepte dans son entier, avec toutes ses ambiguïtés et ses complexités, parce que l’histoire de l’esclavage se transcende aussi dans l’épuisement, le renoncement, le contournement. C’est une histoire qui prend des formes inouïes et inédites de résistance, et qui contient une part d’inventivité et de créativité prodigieuses.

Que signifie l’esclavage pour la métropole ?

Daniel MAXIMIN – Ce dont nous devons parler, c’est l’histoire de gens qui ont façonné des sociétés, des structures et des cultures à même d’exiger aujourd’hui une parole, des droits, la reconnaissance universelle de l’esclavage comme crime contre l’humanité, mais aussi leur identité spécifique de pays et de peuples au sein de la République française. En ce sens, l’outre-mer est le lieu de la République où l’affirmation de l’identité de cultures spécifiques est allée le plus loin. Ainsi, la loi Taubira est passée, malgré les réticences, mais ce n’était pas une loi d’accusation du Noir contre le Blanc, c’était exiger de la République qu’elle reconnaisse un de ses principes fondateurs, à savoir celui de la citoyenneté commune au-delà de la race. Mais ce n’était pas une loi de victimes.

Stéphane POCRAIN – Il semble tout de même évident que la question de la victime est au cœur d’une partie de nos revendications sur l’histoire et la mémoire. On ne peut l’évacuer. La difficulté est que nous nous trouvons dans une double dynamique : on ne peut nommer le crime sans accepter la figure de la victime qui en découle. C’est un point de passage obligé, un temps nécessaire. Mais, ici, deux voies s’opposent. Certains mouvements et associations adoptent une approche, dont le but est précisément de figer ad aeternam la posture de victime tandis que d’autres mouvements visent la résilience : ils ont pour objectif de sortir de la prison victimaire. Mon propos n’est pas d’opposer la figure de la victime à celle du citoyen, parce qu’il se trouve que, pour une partie de l’humanité, la négation du statut de victime conduit forcément à la négation de son statut de citoyen. Il faut cependant être conscient que la victime est en passe de devenir une figure essentielle pour expliquer le paradigme de fonctionnement de nos sociétés. Cela a quelque chose de dangereux. Par exemple, il est très difficile de poser la question des problèmes sociaux en France. Il est plus aisé de parler de l’insécurité, puisqu’elle implique inévitablement le renvoi à la question de la victime potentielle d’une agression. On observe d’ailleurs une évolution du droit français vers un système de plus en plus victimaire. Dans ce contexte, la loi Taubira, si elle a bien représenté une victoire pour le patrimoine commun français, la citoyenneté, l’identité, la nationalité, la mémoire, a aussi, contre la volonté de ses auteurs, agi comme un paravent identitaire pour masquer certaines questions sociales. C’est ainsi que le débat soulevé par la loi Taubira a toujours été restreint à sa seule dimension identitaire, en excluant en permanence l’actualité des inégalités qui en découlent et de la question sociale.
La question de la mémoire doit se combiner avec la question de la lutte contre les inégalités pour prendre tout son sens. Enfin, à mes yeux, la loi fut essentielle dans la visibilité d’un « cinquième DOM », regroupant les personnes qui sont nées en métropole de parents venant de « l’outre-mer français », car elle permet de restituer toute la dimension de l’imaginaire et de l’histoire de cette population. La marche du 23 mai 1998 pour la mémoire de l’esclavage organisée par une coalition interassociative avait réuni à Paris plus de 40 000 personnes. Elle fut pourtant largement ignorée par les grands médias. Elle n’en avait pas moins constitué une étape essentielle dans la montée en puissance des revendications mémorielles dans l’espace public. La loi a contribué à ancrer le débat de l’esclavage dans le paysage français. Il fut, pendant bien longtemps, très commode pour la République de décentraliser ce débat en le confinant aux commémorations à célébrer en sa périphérie. En agissant ainsi, c’est la mémoire et l’histoire de l’esclavage qu’on voulait tenir en périphérie de la République. Sur d’autres questions, comme celles de Vichy ou de l’Algérie, la France avait déjà adopté cette stratégie de dénégation, qui visait non pas à nier, mais à minimiser les faits.

Christiane TAUBIRA – Je crois en effet que la question de l’esclavage ne peut pas être confinée à l’histoire de l’outre-mer. Il faut mettre un terme à l’extraterritorialité de cette question, car c’est bien l’histoire de la France et de l’Europe qui est en jeu. Pour moi, l’esclavage est un des reflets majeurs de la compétition que se sont livrées les grandes nations européennes, et qui a mené entre autres aux deux guerres mondiales. Ainsi, dans ce débat des mémoires d’outre-mer et de métropole et du destin historique commun, il faut bien distinguer le déni de l’oubli. L’oubli est un acte délibéré et ne peut se faire qu’à condition qu’on ait accepté de se souvenir. Ce n’est que sur cette base qu’une société peut trouver un consensus autour des événements qu’elle retient, des lieux et des dates qu’elle choisit pour évoquer, symboliser plus que pour résumer des faits historiques. L’oubli demeure impossible tant qu’on n’a pas posé le souvenir. C’est là tout l’enjeu du débat, car l’oubli a d’abord été une consigne officielle. Les actes d’abolition contenaient expressément l’injonction à l’oubli. D’où une confiscation des luttes, puisque ces actes d’abolition appelaient à la reconnaissance éternelle à la République française qui a rendu la liberté aux esclaves dont la devise devenait dorénavant : « Dieu, la France et le travail. »
Voilà pourquoi il faut des politiques de réparation culturelle, mais aussi de réparation économique à travers le remembrement foncier et la réforme agraire. La médiation de l’État doit faire en sorte qu’on arrête ce clivage qui fait que d’énormes propriétés foncières se transmettent par dynastie, sans que d’autres y aient accès.

En s’en tenant à l’histoire, il est sans doute important de soulever la question du temps politique dans lequel le projet a été déposé, à la fin des années 1990. Doit-on y voir l’effet de la transformation de notre rapport aux conflits passés ? Faut-il y déceler un retour du refoulé, inévitable après des années de dénégation ?

Daniel MAXIMIN – Il faut insister sur le rôle fondamental qu’ont joué les commémorations du bicentenaire de la Révolution en 1989, quand la France a notamment repensé la question des droits de l’homme. L’autre événement clé fut le cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique en 1992. Cette commémoration a fait débat en outre-mer puisqu’elle a poussé les gens à réfléchir à la question de l’Amérique française, celle des Antilles et d’Haïti notamment. Elle a aussi soulevé toute la question de la dimension amérindienne de ces sociétés.
Les commémorations de 1794 et de 1848 se sont ajoutées à ces événements, et la loi Taubira s’inscrit en quelque sorte dans la lignée de ces jalons historiques. Il faut ajouter que c’est aussi à cette période-là qu’on a assisté, dans le monde, notamment à Durban, à la grande discussion sur la question de la responsabilité et de la culpabilité européennes, de Colomb jusqu’au colonialisme. La loi est en quelque sorte venue pour réhabiliter l’image d’une France qui montre l’exemple en reconnaissant le crime de l’esclavage.

Stéphane POCRAIN – En obtenant que l’esclavage soit reconnu par la France comme un crime contre l’humanité, la loi a resitué toute la dimension politique et donc polémique des enjeux autour de l’histoire et de la mémoire. Or, sur cette question des lois mémorielles, on est en droit de s’interroger sur les usages politiques, au sein des démocraties, de l’histoire et de la mémoire.
S’engouffrant dans la brèche ouverte par le débat sur les aspects positifs de la colonisation, un certain nombre de gens se sont ainsi empressé de dire qu’on ne peut pas légiférer sur l’histoire. La question soulevée est légitime. Mais ce qui vient compliquer le débat est l’existence d’un courant pseudo-républicain, dont Max Gallo est un bon représentant, qui, au nom de la lutte contre la repentance, enjoint au silence ceux qui veulent que la République travaille sur les faces sombres de son histoire. Cette injonction me semble constituer une confiscation de l’idée républicaine pour la transformer en idée conservatrice. Pour ce courant en effet, toute remise en cause du grand récit classique de l’histoire de la République reviendrait au fond en à attenter à l’identité nationale. Cette démarche fait en effet passer la République de son statut de projet émancipateur (« Liberté, égalité, fraternité ») à une République qui ne serait que l’identité de la France… On est là dans une dialectique réductrice et résolument excluante.

Asservissement d’hier, discriminations d’aujourd’hui

Parler de la République comme projet, n’est-ce pas désigner des revendications pour aujourd’hui ? Le souvenir rendu possible de l’esclavage, la résistance à l’esclavage, la conquête d’une égalité toujours incomplète, dans une République qui peut se vanter d’avoir aboli l’esclavage, tout ceci ne mène-t-il pas à l’élaboration d’une lutte contre les discriminations contemporaines ?

Stéphane POCRAIN – Il ne faudrait pas écrire l’histoire de la France et de l’Europe sans écrire l’histoire de l’Autre. Et quelle figure plus absolue que celle de l’Autre réduit en esclavage précisément parce qu’il est autre ? Or les figures de l’Autre sont multiples dans la France d’aujourd’hui, ce qui me conduit à considérer par exemple que les mouvements mémoriels autour de la question de l’esclavage devraient être aujourd’hui aux avant-postes d’une lutte contre l‘ensemble des discriminations en France. Je plaide pour la naissance d’un mouvement alter-républicain dont la pierre angulaire serait la lutte pour l’égalité.

Daniel MAXIMIN – Dans ce projet de la République tel qu’il a été énoncé, la citoyenneté a été inventée précisément parce qu’il n’y a pas d’égalité. Il a été inventé pour aller au-delà des ethnies, des distinctions. Or, j’ai toujours pensé que la conscience des « décolonisés », des « abolis » de l’outre-mer comme acteurs, et non comme victimes de l’histoire, a été la pointe avancée de ce qu’est et doit être la conscience de la République et de la citoyenneté en général. Il y a dans leur histoire des éléments qui sont véritablement universels et renvoient au devoir, toujours actuel, de l’homme d’aller au-delà des coupures, religieuses, ethniques, sociales, culturelles, etc. Le droit à l’histoire – plus que le devoir de mémoire – c’est aussi la reconnaissance de ce que les peuples d’outre-mer ont édifié. Il faut donc prendre garde à ne pas toujours tout voir du point de vue de celui qui était l’ancien maître ou le Français, mais aussi du point de vue de ce qui a été édifié par les opprimés en situation de résistance et d’affirmation de leur dignité.


Stéphane POCRAIN
– Il est intéressant de constater que nos grands auteurs de la créolité ont su dire l’univers de l’habitation et de la sortie de l’habitation mais aucun d’entre eux, y compris ceux qui ont vécu un certain temps en métropole, n’ont écrit sur la poursuite de la créolisation en France. L’histoire n’est pourtant pas finie. On trouve aux États-Unis et en Grande-Bretagne des auteurs comme Zadie Smith ou Jamaica Kincaid, qui abordent ces questions d’identité nouvelles mais il n’y a pas encore d’auteur antillais né en France qui ait fait entendre sa voix. Comment l’expliquer ?

Christiane TAUBIRA – Pour reprendre la perspective française, la société a toujours été travaillée par les problématiques liées à la discrimination. Alors qu’autrefois, les élites intellectuelles menaient ce débat, ce sont aujourd’hui des associations qui ont empoigné le sujet, le rendant parfois très étriqué.
Tant que le débat se posait en outre-mer, la question de l’esclavage impliquait la rupture, la séparation et le rêve de décolonisation. Mais dès lors qu’il s’inscrit sur le territoire français et concerne près d’un million de personnes qui sont nées en France et dont les souvenirs d’enfance sont ici, apparaît un conflit de territoire et d’usage des espaces. Voilà pourquoi la dynamique majoritaire aujourd’hui est celle de l’inclusion pour ceux qui vivent sur le territoire français. Et la revendication de séparation s’est beaucoup estompée de l’autre côté de l’Atlantique. Pour ceux qui vivent en France, c’est clair. Ils pensent « on est là et on n’ira pas ailleurs », même si l’outre-mer reste le territoire rêvé, mythique, et son histoire, la référence cardinale. Culture composite et histoire familiale entrent en conflit avec le lieu où on est né, où on fait sa vie et conduit son destin. C’est pourquoi la lutte contre les discriminations en France renvoie à la lutte pour la citoyenneté outre-mer.
Il faut saisir que dans les outre-mers le tourment identitaire existe toujours, à une époque où les grands mouvements d’indépendance sont très atténués. La difficulté à exister collectivement et à pouvoir l’afficher persiste. L’identité ne se proclame pas seulement par la langue ou par une expression culturelle épisodique, mais elle a une exigence politique, une demande d’architecture institutionnelle.

Daniel MAXIMIN – Pour moi, il s’agit de ne pas confondre la lutte pour l’abolition de l’esclavage avec la lutte contre tout le reste. L’abolition de l’esclavage était un but très précis, et y revenir est important car certains nient cette histoire et donc ne comprennent pas ce qui peut se passer en France aujourd’hui. Si l’on prend l’exemple des récentes émeutes, on est allé chercher en quoi les jeunes n’acceptent pas la France, en quoi ils sont différents, alors qu’au contraire ils font une bagarre pour dire qu’ils sont français et veulent les mêmes droits au nom de leurs ancêtres qui ont lutté pour acquérir ces droits ! Le déni de l’outre-mer français est majeur dans l’Hexagone, parce qu’il apparaît comme rebelle aux assignations ethniques, religieuses et même sociales et politiques, alors qu’il manifeste en réalité la tentative inédite d’une décolonisation politique au sein de la République, en même temps que l’affirmation des spécificités culturelles au sein d’une citoyenneté partagée. Cela, ici, on ne sait pas le gérer, on navi­gue entre bonne et mauvaise conscience postcoloniale. On va donc chercher les modèles d’« altérité visible chez les beurs, arabes, noirs, musulmans, juifs, immigrés, étrangers », pris comme marqueurs rassurants et/ou inquiétants d’une altérité absolue et identifiable, mais le modèle ultramarin est rarement pris en compte. Justement parce qu’il dévoile la complexité du rapport au proche, le « bricolage » impur à l’origine de toute identité, et en fin de compte le refus de toute identité culturelle de se plier aux clôtures imposées par les délimitations ethniques et les frontières étatiques.

Christiane TAUBIRA – C’est qu’il existe une relation dialectique entre la France et l’outre-mer et une ambivalence extraordinaire de la part de l’outre-mer dans son rapport à la France. La difficulté vient aussi du fait que l’outre-mer apparaît trop souvent comme une masse informe où il n’y aurait pas d’antagonismes, un bloc sans contradictions. Aujourd’hui encore l’outre-mer souffre d’une difficulté à vivre sa diversité et sa disparité, sa complexité, ses ambiguïtés, son indécision, on est constamment dans une attente de reconnaissance et d’affection, dans une relation d’amour-haine. Pour moi, les outre-mers sont les postes avancés de la construction, de la structuration d’une citoyenneté composite. L’égalité des droits n’est atteinte qu’à partir du moment où l’on a ingéré l’altérité, et qu’on a admis qu’elle fait partie de soi. Les outre-mers proposent une vraie expérience de syncrétisme, d’œcuménisme, d’ouverture sur l’ensemble du monde.
La France est territorialement et anthropologiquement armée pour embrasser l’altérité et la traduire dans ses politiques publiques, ses institutions, ses comportements, et préfigurer une réponse apaisée à la pluralité que les sociétés européennes ne savent pas encore vivre paisiblement.

Propos recueillis par Michel Giraud, Marc-Olivier Padis, Nicolas Masson et Patrick Weil
* Daniel Maximin est écrivain, Stéphane Pocrain est ancien porte-parole des Verts et vice-président de la Fédération des associations antillo-guyanaises (FAAG) et Christiane Taubira est députée de Guyane.

Revue Esprit Février 2007