«  Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir », à voir et à entendre!

Felwine Sarr, encore un effort  si vous voulez être fanonien!(*)

— Par Roland Sabra —

Pour Felwine Sarr, économiste, philosophe, musicien, chanteur, poète, la scène d’un théâtre est non seulement le lieu de convergence de toutes ces qualités, mais aussi l’espace de rencontres improbables ou imaginaires, comme celle qu’il propose dans «  Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir » entre le poète français René Char (1907-1988) et le psychiatre et essayiste martiniquais Franz Fanon (1925-1961). Tous deux ont cette particularité d’avoir dépassé à un moment de leur vie le plein engagement de leur corps dans l’écriture par sa mise en danger physique et réelle dans un combat contre le nazisme. René Char écrit en 1941 :« Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant…». La guerre terminée il retournera à la poésie. Une poésie qui love son expression privilégiée dans l’aphorisme, le vers aphoristique, le fragment, le poème en prose, ce que le poète nomme sa parole en archipel (!). Fanon, on le sait, poursuivra le combat de l’émancipation et de la libération contre le colonialisme français au coté du FLN algérien.

Felwine Sarr fait le choix d’une émission culturelle radiophonique, «  « À mots nus » », fictive donc, au cours de laquelle, une journaliste, ( Marie-Laure Crochant en gentille caricature de Laure Adler) reçoit l’écrivain Djidjack (Felwine Sarr dans le rôle), à propos de son dernier livre où, pour traiter du lien entre littérature et résistance, il imagine avoir rêver (« I have a dream » dit-il), fiction dans la fiction, la rencontre dans un bar, le Richmond Road, entre Char et Fanon. A cet empilement vient s’ajouter la présence de deux invités Majnun le musicien nomade qui balance de l’afro-beat, au jazz, à la funk, en transitant par la transe ou encore les musiques latines et Gnima Sarra alias T.I.E., peintre, musicienne vidéaste, artiste polymorphe. Leur participation et contribution à la construction thématique de la supposée émission est pour le moins floue, imprécise en tout cas.

Se superposent plusieurs registres d’écritures. Tout d’abord, cette poésie de la poésie qu’évoque Maurice Blanchot à propos de Réné Char dont «l’expression poétique est la poésie mise en face d’elle-même et rendue visible, dans son essence, à travers les mots qui la recherchent.», avec des extraits de Marteau sans maître, Feuillets d’Hypnos, Partage Formel, Recherche de la base et du sommet, La Parole en Archipel. Ensuite, autre niveau de langage, il y a les textes, forts, puissants, de Fanon dont on sait que très souvent ils ont été dictés à voix nue à ses collaboratrices. Un troisième étage d’écriture s’ajoute à l’ensemble avec des écrits de Raphaël Confiant (L’insurrection de l’âme. Vie et mort du Guerrier-silex ) et d’Alice Cherki (Frantz Fanon : portrait). Le tout est complété par des textes très écrits de Felwine Sarr. L’ensemble reste parsemé d’improvisations en fonction des circonstances, comme une panne de micro, ce jour là pour T.I.E.

C’est Dorcy Rugamba, un habitué des planches martiniquaises qui a eu la charge de la mise-en-scène. Ses précédentes prestations , « Bloody Niggers » ( 2013) ou « Les restes suprêmes » (2021) présentées à Fort-de-France ont marqué les esprits. Dans ‘Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir » Il semble avoir été moins à l’aise qu’à l’accoutumée. Est-ce la présence de l’auteur, à forte personnalité dans la pièce ? Est-ce la multiplicité des instances d’énonciation, l’hétérogénéité des énoncés, le très inégal niveau de maîtrise des outils de comédien des quatre protagonistes, toujours-est-il qu’il y a souvent du flottement dans l’incarnation des personnages, exceptée celle de la journaliste, rôle tenu avec métier par Marie-Laure Crochant. T.I.E.  comme jeu de scène, accrochée à un bureau, débite son texte en se balançant d’avant en arrière. Felwine Sarr a d’autres talents que celui de comédien, tant mieux pour lui et heureusement pour nous. On verse un peu trop souvent du coté du théâtre récité.

Mais le point le plus discutable est peut-être le rapport que l’auteur entretien avec l’œuvre littéraire et révolutionnaire de Frantz Fanon pour lequel il n’a de cesse de clamer son admiration tout en faisant l’impasse sur les rapports distanciés, critiques et instrumentalistes que le militant martiniquais algérianisé entretient avec la religion. On lira avec intérêt, sur ce site, le texte de Maroun Eddé intitulé « Religion et colonisation chez Frantz Fanon », ou mieux encore dans « Écrits sur l’aliénation et la liberté » l’article intitulé « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques » dans lequel Fanon écrit : « « La société musulmane traditionnelle est une société d’esprit théocratique. La religion musulmane est en effet, outre une croyance philosophique, une règle de vie qui régit de façon stricte l’individu et le groupe. En pays musulman, la religion imprègne la vie sociale et ne fait la part d’aucune laïcité. Le droit, la morale, la science, la philosophie se mêlent à elle. À côté de l’impératif proprement religieux, islamique, intervient avec force la tradition, héritée des anciennes coutumes berbères, et c’est ce qui explique la rigidité des cadres sociaux »(**). Propos qu’il confirmera en 1960 peu avant sa mort dans une lettre au militant iranien Ali Shariati.

Vis-à vis de la religion la position de Frantz Fanon est marxiste.  « Quand l’impérialisme lance une guerre d’agression contre un tel pays, les diverses classes de ce pays, à l’exception d’un petit nombre de traîtres à la nation, peuvent s’unir temporairement dans une guerre nationale contre l’impérialisme. La contradiction entre l’impérialisme et le pays considéré devient alors la contradiction principale et toutes les contradictions entre les diverses classes à l’intérieur du pays (y compris la contradiction, qui était la principale, entre le régime féodal et les masses populaires) passent temporairement au second plan et à une position subordonnée. » (Mao Zedong in »La contradiction principale et l’aspect principal de la contradiction« )(***). Quand il soutient le port du voile pour les femmes musulmanes, c’est parce qu’il estime, à juste titre, que la contradiction principale est l’opposition entre pays colonisateur et pays colonisé et que l’aspect principal de cette contradiction est, dans ce cas précis, l’impérialisme français. Il y a nécessité d’affaiblir l’ennemi prioritaire. Pour autant Frantz Fanon ne fait pas l’impasse sur l’existence d’autres contradictions, secondaires pour l’instant, dont il a conscience qu’elles deviendront principales  après la victoire, notamment le combat entre matérialisme et obscurantisme ( Cf la lettre à Shariati).

Toujours est-il que Felwine Sarr termine sa pièce par le récit des obsèques clandestines de Fanon en terre algérienne ( voir le texte de Confiant), ponctuées par Salat al-Janazah, la prière des morts, récitée, paumes tournées vers le ciel, face au public, par les quatre comédiens. Le Soir d’Algérie relate, lui, l’enterrement de cette façon : «Un commandant de l’ALN, en l’occurrence Ali Mendjli, prononce, dans un arabe éloquent, l’ultime adieu des moudjahidine au frère de combat Omar Ibrahim-Frantz Fanon. Il dit, entre autres mots de la reconnaissance fraternelle, qu’il a rejoint le FLN dès le début de la Révolution et «fut un modèle vivant de discipline et de respect des principes pendant tout le temps qu’il eut à remplir les tâches que lui confia la Révolution algérienne». Ce fut alors au tour du vice-président du GPRA, ministre des Forces armées,[…] de dire, en français châtié, l’adieu au frère de lutte, l’adieu du GPRA, du FLN, de l’ALN et du peuple algérien. Un hommage dans la langue du colonisateur, lu devant des représentants d’amis de la cause algérienne, pour mieux le faire entendre au monde ! ».

Frantz Fanon, tout comme René Char, était athée ou pour le moins agnostique. Felwine Sarr se revendique musulman. Les modalités de l’hommage que rendent les autorités algériennes, au militant étaient à la hauteur de Frantz Fanon. Honneur à elles!

Il faut dire que Felwine Sarr engage par ailleurs, en d’autres lieux, « un débat autour d’une théorie de la connaissance bornée par les limites de la vision occidentale de ce qu’est un savoir, en interrogeant  l’exclusivité de l’épistémè logocentrique, et l’arraisonnement des modes d’intelligibilité par le seul mode de la pensée écrite. » Dans ce projet de recherche qu’il mène il précise : « Expliquer, depuis Aristote à consister à élucider les causes où à remonter à la cause première. » La cause première ! Le mot est lâché !

Comme le reconnait l’auteur, un autre nom de cette cause première est le Dessein intelligent du Discovery Institute,  concept d’une pseudo-science développée par le très réactionnaire cercle de réflexion conservateur chrétien américain soue le nom de créationnisme. Voilà sans doute le pourquoi de la chose! Causalité quand tu nous tiens!

Quoiqu’il en soit le plaisir d’écouter et surtout d’entendre les textes de René Char, Frantz Fanon et des autres l’emporte largement sur les réticences que peuvent susciter les quelques faiblesses du spectacle qui a été chaleureusement applaudi par le public scolaire ce jeudi 8 décembre 2022 à Tropiques-Atrium.

(*) La boutade ne prétend pas donner de leçon de fanonisme, ni en décerner des médailles! Il s’agit d’un clin d’œil à l’apostrophe du Divin Marquis  » Français, encore un effort si vous voulez être Républicains ». La Philosophie dans le boudoir   (Tome II, p. 70-172).

(**)Voir F. Fanon, «La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans », in F. Fanon, Écrits sur l’aliénation…, Édition de poche. p. 378 (texte écrit en 1954).

(***) Autre clin d’œil : j‘ai bien conscience de l’effet que peut avoir aujourd’hui une citation de Mao Zedong ! Je privilégie l’énoncé plutôt que l’énonciateur.

Fort-de-France le 09/12/22

R.S.

Liberté, j’aurai habité ton rêve jusqu’au dernier soir
Textes :
d’après René Char : extraits de Marteau sans maître, Feuillets d’Hypnos, Partage Formel, Recherche de la base et du sommet, La Parole en Archipel
d’après Frantz Fanon : extraits de Peau noire, Masques blancs, Les damnés de la terre
d’après Raphaël Confiant : extraits de L’insurrection de l’âme. Vie et mort du Guerrier-silex (Caraïbeditions)
d’après Alice Cherki : extraits de Frantz Fanon : portrait (Seuil)
Mise en scène et scénographie Dorcy Rugamba
Avec Marie-Laure Crochant, Majnun, Felwine Sarr, T.I.E
Musique Majnun, T.I.E

Production Théâtre de Namur, La Charge du Rhinocéros
Coproduction Otto Productions, Théâtre national Wallonie-Bruxelles, Théâtre de Liège, Théâtre Jean Vilar / Vitry-sur-Scène, Les Célestins Théâtre de Lyon, le Grand T Théâtre de Loire Atlantique, le Grand Théâtre de Dakar

Durée : 1h20