Religion et colonisation chez Frantz Fanon

— Par Maroun Eddé —

Avant-propos : la philosophie de Frantz Fanon

La pensée de Fanon est indissociable de sa vie et de ses engagements personnels.[…] Ces expériences l’ont conduit à découvrir les effets psychiques de la domination coloniale sur les colonisés, et à étudier les ressorts du sentiment d’infériorité et d’impuissance de ce dernier, et ainsi que de l’acceptation de son statut et de son sort. Fanon dévouera alors sa vie à lutter pour l’émancipation de ses « frères  » opprimés, à la fois par ses ouvrages théoriques que par son engagement pratique auprès de la lutte nationale menée par le FLN en Algérie, la théorie étant pour lui indissociable d’une praxis révolutionnaire. Conscient des effets psychiques de la colonisation, il soutient tout au long de son œuvre à la fois la difficulté et l’insuffisance d’une libération territoriale, si elle ne s’accompagne pas en même temps d’une décolonisation des esprits et d’une rupture avec l’héritage culturel colonial. Ce- faisant, il rejette à la fois l’attitude de certains Noirs consistant à vouloir imiter les colons en intériorisant le racisme colonial et en méprisant leurs frères pour s’identifier aux Blancs ; que le «   retournement du stigmate   » et la valorisation d’une culture ou d’une race « Noire  », qui ne constitue qu’une autre façon de perpétuer la séparation binaire héritée de la colonisation. «   Le Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui qui prêche la haine du Blanc  » écrit-il, appelant à «   ne pas se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé » .

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Rejetant tout essentialisme ou toute détermination à l’égard du passé, il attend de la décolonisation l’avènement d’un monde nouveau dans lequel aux «   Blancs  » et aux «   Noirs   » se seront substitués des hommes non plus définis relativement l’un à l’autre par des rapports antagonistes, mais des hommes existants absolument, non soumis à un passé spécifique mais héritiers de l’ensemble du passé humain, et capables de déterminer librement leur avenir. Pour lui, la force de rupture de la sortie du système colonial sera telle qu’elle peut conduire à la «   substitution totale, complète, absolue (…) d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes  »

La philosophie de Fanon est ainsi universaliste, en tant qu’il s’adresse à l’ensemble des peuples colonisés et même aux colons qu’il veut libérer d’un système qui les aliène également ; progressiste, en tant qu’il vise à une rupture avec le passé pour penser et construire un avenir fondé sur aucun modèle préalable ; et anti-essentialiste, puisqu’il vise à surmonter les particularismes raciaux et les divisions binaires de la colonisation en évitant le piège d’un simple renversement de ces derniers. Ces positionnements philosophiques, ainsi que la finalité que s’assigne Fanon de «  libérer l’homme   », conduisent ce dernier à une critique de la religion qui, bien que ne constituant pas la majeure partie de son œuvre, n’en demeure pas moins intéressante et conserve une grande actualité au regard de la situation actuelle des pays anciennement colonisés.

I. Religion et fatalisme : un opium du peuple

Pour Fanon, le principal problème lié à la religion, du point de vue de l’émancipation coloniale et plus largement de l’émancipation humaine, est le fatalisme auquel elle conduit. Du fait de la difficulté physique et psychique d’affronter frontalement la réalité de la souffrance liée à la colonisation, le colonisé trouve refuge dans la religion qui lui permet de donner un sens aux souffrances qu’il connaît. On retrouve ici l’esprit de la critique de la religion qu’avait fait Karl Marx dans les Manuscrits de 1844 : dans un monde caractérisé par la misère et la souffrance, la religion fournit un échappatoire, un paradis artificiel dans lequel les torts sont réparés et la souffrance enfin apaisée, et permet de consoler voire d’anesthésier les hommes victimes d’exploitation et d’aliénation. La religion constitue pour Marx «   d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part, la protestation contre cette misère   » : elle est à la fois le produit de ce monde de misère, et une forme encore non-consciente de protestation, puisqu’elle lui oppose un autre monde qui permet de le critiquer. Ainsi, la religion a des effets ambivalents : à la fois elle permet de donner un sens au malheur du monde et de le légitimer, et en même temps elle le condamne et le dénonce comme inhumain. Fanon applique cette critique au contexte colonial : par la religion, le colonisé trouve un refuge psychique qui lui permet de «  ne pas tenir compte du colon   ». En effet, «   toute initiative est enlevée à l’oppresseur, la cause des maux, de la misère, du destin revenant à Dieu   » : poser un Dieu à l’origine de toute choses et qui intervient dans les affaires humaines permet au colonisé de percevoir une nécessité dans tout ce qui advient, et d’accepter la souffrance comme partie intégrante d’un Tout qu’il accepte de ne pas comprendre, les voies de la Providence étant impénétrables. Par cette justification de l’ordre du monde, la religion permet au colonisé, «  par une sorte de ré-équilibration intérieure, d’accéder à une sérénité de pierre ». La sérénité est donc acquise au prix d’une pétrification, d’une dépossession par le sujet de sa liberté et de ses capacités d’action, et d’une acceptation du monde tel qu’il est.

Cette aliénation est renforcée dans le système colonial par un phénomène psychique d’extériorisation et d’objectivation des interdits qu’analyse Fanon. En effet, ce dernier observe que les contraintes imposées par le colon – ne pas s’enfuir, ne pas se révolter, accepter le travail forcé – finissent par être objectivées et transformées en une «   superstructure magique   » faite de forces et d’interdits religieux et mythiques qui donnent au colonisé l’impression d’obéir à ses propres croyances plutôt qu’à une contrainte extérieure. Par la superstition ou les croyances dans « toute une gamme inépuisable » de créatures fantastiques, les croyances religieuses   « disposent autour du colonisé un monde de prohibitions, de barrages, d’inhibitions beaucoup plus terrifiant que le monde colonialiste », et conduit à « ne plus avoir à lutter contre le colon », puisqu’il n’est que peu de choses par rapport aux interdits qui structurent le monde du colonisé . La religion permet ainsi, outre la justification de l’ordre du monde, une intériorisation des interdits par leur objectivation et leur attribution à des puissances surnaturelles, qui donne au colonisé une impression de ne pas obéir à un autre homme mais à ses propres croyances. Mais en réalité ce phénomène ne fait que renforcer la déresponsabilisation du colon dans dans la souffrance et les restrictions à sa liberté qu’expérimente au quotidien le colonisé. D’un point de vue psychique, la religion favorise donc chez le colonisé l’inaction, le fatalisme et la résignation, et constitue ainsi un frein à l’émancipation et à la lutte nationale.

II. La religion instrumentalisée en contexte colonial

À cette nécessité sociale et psychologique de la religion comme échappatoire face à la dureté de la situation coloniale s’ajoute une instrumentalisation de cette dernière par les colonisés eux-mêmes que dénonce également Fanon. En effet, si la religiosité en général est le produit nécessaire du déchirement de la conscience du colonisé face à la dureté du monde, la forme spécifique qu’elle prend dans la majorité des colonies – c’est-à-dire le christianisme – est le fait du zèle des missionnaires catholiques et protestants qui ont travaillé de pair avec les États impériaux et les armées coloniales. L’éducation chrétienne imposée aux colonisés accentue d’une part les aspects de fatalisme décrits ci-dessus : «   tous les saints qui ont tendu la deuxième joue, qui ont pardonné les offenses, qui ont reçu sans tressaillir les crachats et les insultes sont expliqués, donnés en exemple  » . Ne pas résister, ne pas répondre à la force par la force, accepter son sort, n’est ainsi pas seulement la conséquence d’une foi dans un système qui justifie l’ordre du monde, mais encore le résultat direct d’impératifs religieux qui valorisent les comportements de résignation et dévalorisent la lutte aux yeux de Dieu. D’autre part, l’éducation chrétienne accélère l’acculturation des colonisés, en particulier dans les pays qui n’avaient pas encore de religion écrite avant l’arrivée des colons, accentuant ainsi l’intériorisation par le Noir de son infériorité. En effet, la hiérarchie religieuse transmise par la culture coloniale recoupe la hiérarchie raciale : le christianisme est la religion la plus évoluée, suivi de l’islam et des autres monothéismes, et enfin des animismes et fétichismes qui relèguent les hommes qui les pratiquent au rang de «  sauvages ». Après leur conversion au christianisme, les colonisés finissent par adhérer à cette vision du monde, si bien qu’encore aujourd’hui en Afrique, les religions monothéistes sont perçues comme un signe de modernité par rapport aux cultes ancestraux dénoncés par les Africains eux-mêmes comme idolâtrie et superstitions. Du point de vue colonial, « le recul de la fièvre jaune et les progrès de l’évangélisation font partie du même bilan  » explique Fanon, le christianisme permettant de « combattre dans l’œuf les hérésies, les instincts, le mal » : l’évangélisation permet ainsi de légitimer la hiérarchie entre les hommes selon leurs croyances, et d’ajouter une ligne au bilan des aspects « positifs » de la colonisation – certes, il y a eu des exactions, mais au moins les colons ont apporté la religion, au même titre que la construction d’écoles et d’hôpitaux – bilan que certains défendent encore aujourd’hui y compris parmi les anciens colonisés .

Mais Fanon ne s’arrête pas à la dénonciation de l’instrumentalisation que les colons font du christianisme : dans le contexte de la guerre d’Algérie, il y oppose une autre instrumentalisation nécessaire pour lutter contre la première, celle de l’islam.

En effet, Fanon explique que, dans le contexte colonial, une distinction doit être faite entre la religion dominante du colon – le christianisme, qui renforce l’oppression – et la religion dominée du colonisé – l’islam, qui peut fournir une voie de libération. La position de Fanon à l’égard de l’islam est ambivalente : avant la guerre d’Algérie, il perçoit la religion musulmane comme «   une règle de vie qui régit de façon stricte l’individu et le groupe, qui imprègne la vie sociale, ne laisse place à aucune laïcité   », et conduit à «   une rigidité des cadres sociaux » et «   une société d’esprit théocratique » . La critique de l’islam comme une religion conservatrice et restreignant la liberté et l’émancipation des individus est à peine voilée. Mais après son engagement auprès du FLN à partir de 1956, sa position à l’égard de la religion musulmane change, non pas tant au sujet de son contenu, que de la fonction qu’elle peut avoir dans un contexte de lutte coloniale. Dans L’an V de la révolution algérienne (1959), il défend le port du voile comme une manière de lutter contre l’occupation coloniale, à la fois symboliquement («   Tenir tête à l’occupant sur cet élément précis, c’est lui infliger un échec spectaculaire  »), et réellement, par le camouflage que le voile intégral permet aux poseurs et poseuses de bombes . Plus généralement, il loue «   la capacité anticolonialiste et le caractère anti-occidental  » de l’islam, qui pourrait, utilisé à bon escient, fournir aux luttes d’émancipation «  d’immenses ressources culturelles et sociales cachées  » (Lettre à Ali Shariati, 1961). Ainsi, contre l’instrumentalisation du christianisme par les colonisateurs, Fanon défend une instrumentalisation de l’islam dans une logique de contre-attaque de la part des colonisés. Mais cet intérêt pour l’islam n’excède pas pour lui le cadre de la lutte coloniale : le réveil de l’islam est pensé comme une réaction ponctuelle, comme un instrument parmi d’autres dans la lutte, et ne manquera pas de s’évanouir quand celle-ci sera terminée. Fanon est convaincu de cela : un réveil religieux est peu probable, d’autant plus que la décolonisation permettra, par sa force de rupture avec le passé, la création d’une culture nationale qui se substituera aux cultures antérieures, déjà détruites par la colonisation et qui ne se maintenaient, momifiées, que comme réaction passive à cette dernière…

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