La lexicographie créole en Haïti : pour mieux comprendre le rôle central de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

À la suite de la publication le 11 décembre 2023 de notre article « La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains », un enseignant du Cap-Haïtien nous a demandé par courriel d’éclairer plus amplement le rôle central de la méthodologie d’élaboration des dictionnaires créoles. Plus largement, cet enseignant à l’instar de plusieurs de ses collègues désire être mieux renseigné sur notre constant plaidoyer ciblant la nécessité d’exfiltrer le créole de l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » afin que toute approche du créole, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, se fasse rigoureusement et de manière soutenue sur la base des sciences du langage.

Pour mettre en perspective la pertinence de la requête que nous a adressée cet enseignant, il est utile de rappeler que –à contre-courant des dérives idéologiques des Ayatollahs du créole qui font l’impasse sur la didactique du créole et sur la didactisation du créole–, nous avons consacré à la lexicographie créole, ces trois dernières années, un total de 28 articles de vulgarisation incluant notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » paru en Haïti dans le journal Le National du 21 juillet 2021. Tous ces articles sont désormais rassemblés dans le livre que nous publierons début 2024 aux Éditions Zémès (Haïti), aux Éditions du Cidihca (Canada) et au Éditions du Cidihca-France. Préfacé par l’éminent linguiste-lexicographe Albert Valdman, ce livre a pour titre « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique ». Il comprend également une postface écrite par l’enseignant-chercheur Charles Tardieu, l’un des meilleurs experts du système éducatif haïtien. En ce qui a trait à la didactique du créole et à la didactisation du créole, il est également approprié de rappeler que nous avons coordonné et co-écrit le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Éditions Zémès, Haïti, et Éditions du Cidihca, Canada, 381 pages, 2021). Cet ouvrage est jusqu’à ce jour l’unique publication spécifiquement dédiée à la didactisation du créole et il a été rédigé par un collectif de 17 spécialistes d’horizons divers.

D’autre part, nous avons enregistré avec attention l’intérêt manifesté par nombre d’enseignants de créole suite à notre conférence dont le thème était « Leksikografi kreyòl defilannegiy ». Nous avons prononcé cette conférence en créole le 7 décembre 2023 pour l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen (APKA) dans le cadre de la 5ème édition du Festival international de littérature créole à laquelle nous avons été invité. Ce festival, qui a connu en Haïti un grand succès notamment auprès des jeunes, nous a permis de mesurer une fois de plus combien les enseignants haïtiens sont fortement préoccupés par la dimension linguistique de l’éducation en Haïti et par la complexe question de la formation didactique des professeurs de créole.

Avant d’aborder la problématique de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole, il est indispensable d’effectuer un double bref détour au périmètre des notions de « pédagogie » et de « didactique » d’une part et, d’autre part, au périmètre de « l’idéologie linguistique haïtienne » et de son frère jumeau, le « populisme linguistique ».

Un dictionnaire usuel de la langue, dans un environnement scolaire, est un « outil d’apprentissage » aussi bien de la langue elle-même que de celui des matières enseignées. Le dictionnaire de la langue usuelle participe ainsi au processus cognitif de construction des savoirs et des connaissances et c’est aussi dans cette perspective que la méthodologie de son élaboration doit être modélisée. L’on a vu ainsi se développer depuis plusieurs décennies, pour ce qui est du français, toute une gamme de dictionnaires de la langue usuelle ciblant des catégories distinctes d’usagers : les « dictionnaires jeunesse », les « dictionnaires scolaires », les « dictionnaires junior », etc. (voir Jean-Claude Boulanger, « Du côté de la petite histoire des dictionnaires scolaires modernes » paru dans Danielle Candel et François Gaudin, Mont-Saint-Aignan (France) sous le label Publications des Universités de Rouen et du Havre. Linguiste-terminologue, longtemps enseignant-chercheur à l’Université Laval avant son décès, Jean-Claude Boulanger a enseigné la lexicologie, la lexicographie et la terminologie ; il a également œuvré au Centre de recherche interuniversitaire sur le français en usage au Québec (CRIFUQ) de l’Université de Sherbrooke. Avec Monique C. Cormier, il a publié en 2008, aux Presses de l’Université de Montréal, « Les dictionnaires de la langue française au Québec / De la Nouvelle-France à aujourd’hui »). Dans le cas d’Haïti, la lexicographie haïtienne a innové par la publication de l’excellent « Dictionnaire de l’écolier haïtien » élaboré sous la direction du lexicographe André Vilaire Chery en collaboration avec la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti (Éditions Deschamps/Éditha, 1996). André Vilaire Chery est également l’auteur du rigoureux « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes 1 et 2, 2000 et 2002, Éditions Édutex).

La méthodologie d’élaboration des dictionnaires de la langue usuelle est indissociable du couple « pédagogie »/« didactique » : en assurant la production d’ouvrages lexicographiques de qualité, elle constitue une passerelle référentielle de premier plan dans l’acquisition des savoirs et des connaissances. Sur ce registre, il ne faut pas perdre de vue que les Ayatollahs du créole –adeptes compulsifs d’un monolinguisme créole chimérique, sectaire et dogmatique–, enferment la réflexion sur le créole dans l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » ; ils font ainsi totalement l’impasse non seulement sur la didactique du créole mais également sur la didactisation du créole. Cela explique en grade partie pourquoi ils sont dans l’incapacité de fournir la moindre approche scientifique de modélisation de la lexicographie créole. Qu’elle s’exprime dans la sphère des rachitiques « célébrations liturgiques du créole » à l’Akademi kreyòl ayisyen, ou dans l’enceinte de la « lexicographie borlette »/« lexicographie lamayòt » bricolée au creux du fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative », ou à travers les dérives inconstitutionnelles des adeptes du « yon sèl lang ofisyèl », « l’idéologie linguistique haïtienne » à l’instar de son frère jumeau, le « populisme linguistique », cadenasse et désarticule l’aménagement du créole tout en appauvrissant considérablement la créolistique. Le « populisme linguistique » cadenasse et désarticule également l’aménagement du créole dans le système éducatif national au creux de mesures démagogiques décrétées tous azimuts par la « superstar » médiatique du cartel politico-mafieux du PHTK néo-duvaliériste Nesmy Manigat, entre autres dans la saga du LIV INIK AN KREYÒL. Dans le domaine didactique et à l’échelle internationale, Haïti est certainement le seul pays à vouloir aventureusement diffuser dans son système éducatif un manuel scolaire prétendument « unique » mais qui en réalité se décline en SEPT VERSIONS DIFFÉRENTES élaborées par SEPT DIFFÉRENTS ÉDITEURS de manuels scolaires… (NOTE – Sur l’incongruité et l’illusionnisme de l’Académie créole, voir l’article de Yves Dejean, « Créole, Constitution, Académie », Le Nouvelliste, 26 janvier 2005 ; sur le bilan de son action, voir notre article « L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022. Sur les errements épistémologiques de l’Académie créole au sujet du créole langue maternelle, voir notre article « L’Académie du créole haïtien et la problématique de la langue maternelle créole », Le National, 12 février 2020. Sur le caractère fantaisiste de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative, voir nos articles « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » , Le National, 15 février2022, et « La « lexicographie borlette » du MIT Haiti Initiative n’a jamais pu s’implanter en Haïti dans l’enseignement en créole des sciences et des techniques » , Rezonòdwès, 4 juillet 2023. Sur l’incongruité et l’illusionnisme de l’erratique « yon sèl lang ofisyèl », voir notre article « Le créole, « seule langue officielle d’Haïti » : retour sur l’illusion chimérique de Gérard-Marie Tardieu », Le National, 8 octobre 2019. (NOTE – La « borlette » est ainsi définie : « Jeu de hasard basé sur le tirage d’un certain nombre de numéros gagnants » (Dictionnaire de l’écolier haïtien d’André Vilaire Chery) et « Loterie populaire haïtienne » (Dictionnaire des francophones.) Le terme « lamayòt » est défini comme suit dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman : /1/ « Mardi Gras character » [« Personnage de Mardi gras »] ; /2/ « Object in a box that is shown to customers for a price /at fairs/ » [« En période de carnaval, objet caché dans une boîte présentée aux clients et qui pourront voir son contenu moyennant paiement »] – [Traduction et adaptation française : RBO])

La question de « l’idéologie linguistique » et de son frère jumeau, le « populisme linguistique », a été étudiée par plusieurs linguistes comme on peut le voir dans l’article de ZiXi Wang « Idéologies linguistiques et didactique des langues » paru dans Hypothèses Carnet de recherche, 12 janvier 2015 ; voir aussi l’article de Jean-Louis Chiss daté de 2005, « La théorie du langage face aux idéologies linguistiques » consigné dans G.Dessons, S. Martin & P. Michon (éds.), « Henri Meschonnic, la pensée et le poème », Paris, InPress). La problématique de l’« idéologie linguistique haïtienne » a été étudiée avec hauteur de vue par le sociolinguiste et sociodidacticien haïtien Bartholy Pierre Louis dans sa remarquable thèse de doctorat intitulée « Quelle autogestion des pratiques sociolinguistiques haïtiennes dans les interactions verbales scolaires et extrascolaires en Haïti ? : une approche sociodidactique de la pluralité linguistique ». Cette thèse de doctorat a été soutenue avec succès le 15 décembre 2015 à l’Université européenne de Bretagne. Dans cette démarche doctorale, Bartholy Pierre Louis examine, à partir d’une recherche de terrain effectuée en Haïti, « L’idéologie linguistique haïtienne : pour ou contre le français ? » (chapitre 4.3.1.3, page 201 et suivantes). Il expose que « Ce travail de recherche basé sur une approche empirico-inductive est une description analytique et une synthèse interprétative des pratiques sociolinguistiques haïtiennes à partir des représentations du français et du créole (langues co-officielles) ». Le travail de terrain de Bartholy Pierre Louis éclaire la réalité que « l’idéologie linguistique haïtienne » fonctionne sur le mode d’une pensée étroitement binaire, celle de l’opposition idéologique qu’elle institue entre le français et le créole dans le discours des « créolistes » fondamentalistes : l’une des caractéristiques majeures de « l’idéologie linguistique haïtienne » repérable chez les « créolistes » fondamentalistes et autres Ayatollahs du créole consiste en effet, par l’émission d’une « fatwa » compulsionnelle contre la langue française en Haïti stigmatisée au titre d’une soi-disant « langue du colon », à enfermer les débats sur le créole dans l’étroite lucarne idéologique d’une pseudo « guerre des langues » en Haïti.

Publié le 9 avril 2020 dans la série « Didactique du français et interculturalité » accessible sur le portail Hypothèses.org, un article de grande amplitude analytique de Saïd Tasra a pour titre « Didactique générale ? ». Enseignant-chercheur à la Faculté des lettres et des sciences humaines Dhar El Mahraz, Université Sidi Mohamed ben Abdellah de Fès, Maroc, Saïd Tasra est un spécialiste de la didactique et de la pédagogie. Prenant appui sur les travaux de Claude Germain –notamment « Didactique générale, didactique des langues et linguistique appliquée » et de Emil Paun, « Transposition didactique : un processus de construction du savoir scolaire » (revue Carrefours de l’éducation 2006/2, n° 22)–, il nous offre un éclairage notionnel adéquatement synthétisé sur la didactique et la pédagogie. Ainsi, « Le terme « didactique » vient du grec ancien διδακτικός, didaktikόs (« doué pour l’enseignement »), lui-même dérivé du verbe διδάσκω didásko (« enseigner », « instruire »). Étymologiquement, dans « didactique », l’accent est plutôt porté sur la relation au savoir en vue de l’instruction ; par contre, « pédagogie » est davantage centré sur la relation maître-élève en vue de l’éducation. Étymologiquement, « pédagogie » et « didactique » devraient être complémentaires et solidaires, d’autant que l’enseignant, dans l’exercice de son métier, a à gérer d’une part le curriculum et de l’autre le groupe-classe (Cf. Germain, Cl., 2006) ».

Saïd Tasra rappelle à bon escient qu’il y a des théories sinon des visions divergentes sur le registre des deux disciplines-sœurs formant le couple « pédagogie »/« didactique » comme en témoigne son article du 9 avril 2020 sobrement intitulé « Pédagogie et didactique : rapports » également accessible sur le portail Hypothèses.org dans la série « Didactique du français et interculturalité ». Il passe en revue les arguments des principales écoles de pensée sur le couple « pédagogie »/« didactique » et expose une conclusion ouverte ces termes : « La didactique est née à l’origine d’une interrogation sur les spécificités du savoir à enseigner (l’algèbre, la lecture, etc.). La pédagogie, dans la mesure où elle s’intéresse davantage à la relation maître-élève, développe des concepts généraux applicables à toutes les situations d’enseignement-apprentissage, indépendamment des contenus d’enseignement ou des connaissances à faire acquérir. Toutefois, la réflexion pédagogique, si elle ne porte pas directement sur des contenus spécifiques de savoir, elle développe des concepts généraux pour en favoriser l’enseignement-apprentissage. Outre l’analyse des contenus d’enseignement, la didactique comme la pédagogie prête aussi une attention particulière aux pratiques des enseignants, aux apprentissages tels qu’ils sont vécus et construits par les élèves et à leurs interrelations. Cela revient à dire que chaque élément du triangle didactique constitue un « pôle » de la réflexion du didacticien. Il en ressort que si les modes de réflexion adoptés dans l’une et l’autre discipline sont différents, il n’en reste pas moins que didactique et pédagogie s’occupent des mêmes objets (les phénomènes d’enseignement) et s’assignent le même but, à savoir l’apprentissage (…) ».

L’un des enseignements majeurs consigné dans le dispositif analytique de Saïd Tasra consiste en la place centrale occupée par la modélisation des pratiques langagières dans tout processus d’enseignement/apprentissage car « Dans son acception moderne, la didactique étudie les interactions qui peuvent s’établir dans une situation d’enseignement-apprentissage entre un savoir identifié, un maître dispensateur de ce savoir et un élève récepteur de ce savoir ». C’est à ce niveau que se situe la convergence entre la méthodologie d’élaboration des dictionnaires de la langue usuelle et la lexicographie. Dans la production d’un « discours savant didactisé », l’enseignant fait nécessairement appel à l’« outil d’apprentissage » par excellence qu’est le dictionnaire de la langue usuelle. Les ressources lexicographiques du dictionnaire lui sont utiles afin de « paramétrer » son « discours savant didactisé » et le rendre ainsi intelligible aux apprenants. Le « discours savant didactisé » s’expose sur un registre de langue différent de la langue de tous les jours même lorsqu’il fait appel aux mots du quotidien : en réalité, il s’en distingue par le niveau de conceptualisation et d’abstraction et par l’appel à des concepts et à des notions qui ne sont pas habituellement véhiculés dans la langue du quotidien. Cette problématique est abordée par Sophie Comeau dans son mémoire de maîtrise « Partager le savoir du lexicographe: extraction et modélisation ontologique des savoirs lexicographiques » présenté au Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal en décembre 2009. À la section 1.3. de son mémoire, « Lien entre la lexicographie et l’enseignement du lexique », elle propose une approche qui s’articule adéquatement au sujet du présent article, à savoir fournir un éclairage supplémentaire sur le rôle central de la méthodologie dans l’élaboration du dictionnaire créole. En faisant appel à la notion de « savoirs lexicographiques », elle rappelle le postulat de Polguère (2007) qui pose que « Les savoirs lexicographiques jouent un rôle crucial non seulement en lexicologie et lexicographie, mais aussi dans le contexte de l’enseignement-apprentissage des connaissances lexicales ».

L’une des caractéristiques principales de la méthodologie d’élaboration des dictionnaires est précisément que l’objet-dictionnaire institue en amont –dès la définition de la politique éditoriale du dictionnaire–, un partage des « savoirs lexicographiques » entre le lexicographe, la communauté des sujets parlants dont il décrit les usages lexicaux et les apprenants dans un environnement scolaire. La seconde grande caractéristique de la méthodologie d’élaboration des dictionnaires réside dans les liens institués entre le partage des « savoirs lexicographiques » et la didactisation de la langue elle-même dans le contexte de la production d’un « discours savant didactisé » en situation d’enseignement/apprentissage. L’objet-dictionnaire est dès lors conçu au titre d’un « outil d’apprentissage » et de la langue et de la matière à enseigner : en cela, la définition de la politique éditoriale du dictionnaire est de première importance et elle s’expose habituellement sous les appellations de « Présentation » ou de « Préface » ou de « Guide d’utilisation », etc. En voici une illustration à l’aide de trois exemples : (1) dans le « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot, ce qui ressemble vaguement à une « Préface » tient en 6 courts paragraphes étalés sur une page et qui ne sont précédés d’aucune mention présentative de type « Préface » ; (2) dans le « Dictionnaire de l’écolier haïtien » d’André Vilaire Chery, elle s’intitule « Préface » et présente sur deux denses pages un véritable « guide d’utilisation » sur le mode d’un descriptif systématique de décodage de l’information consignée dans toutes les rubriques dictionnairiques, ainsi qu’un exposé de la mission et des usagers-cibles de ce dictionnaire ; (3) dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman, elle comprend, de la page /i/ à la page /xxxiv/, une présentation systématique de la politique éditoriale de ce dictionnaire de la manière suivante : (a) « Préface » ; (b) « Introduction Remarks on Creole » ; (c) « Orthography and Sound System » ; (d) « Grammatical Sketch » ; (e) « Numbers in Creole » ; (f) « A User’s Guide to the Dictionnary » qui, sur trois pages distinctes, présente un descriptif systématique de décodage de l’information consignée dans toutes les rubriques dictionnairiques. Ces trois exemples mettent amplement en lumière en quoi consiste le projet éditorial de chacun de ces dictionnaires ainsi que les caractéristiques de la méthodologie d’élaboration des dictionnaires telle que repérable chez les auteurs. Dans le cas du « Diksyonè kreyòl karayib » de Jocelyne Trouillot, le constat est celui d’une absence quasi-totale de mise en lumière de la méthodologie d’élaboration de cet ouvrage.

Le haut niveau de systématicité de la méthodologie d’élaboration du dictionnaire dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman en fait LE MODÈLE NORMATIF DE RÉFÉRENCE pour l’ensemble des travaux de la lexicographie créole bilingue. LE MÊME MODÈLE NORMATIF DE RÉFÉRENCE est à l’œuvre dans le rigoureux « Dictionnaire de l’écolier haïtien » d’André Vilaire Chery qui expose, pour le versant unilingue français de la lexicographie haïtienne, le cadre méthodologique de son élaboration. Le MODÈLE MÉTHODOLOGIQUE NORMATIF ET DE RÉFÉRENCE de ces deux excellents dictionnaires renvoie également à l’incontournable nécessité de la « didactisation » du créole. Celle-ci a fait l’objet d’un livre collectif de référence, « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (par Robert Berrouët-Oriol et alii, Éditions Zémès, Haïti, et Éditions du Cidihca, Montréal, 381 pages, 2021).

Dans une étude élaborée à partir d’une ample connaissance des caractéristiques de l’enseignement du créole et intitulée « La didactique du créole en Haïti : difficultés et axes d’intervention », le linguiste haïtien Wilner Dorlus dresse un état des lieux similaire pour l’essentiel aux observations de terrain formulées quelques années plus tard par d’autres linguistes, notamment Renauld Govain (2013, 2014, 2021), Fortenel Thélusma (2018, 2021), Guerlande Bien-Aimé (2021), Bartholy Pierre Louis (2015), ainsi que Benjamin Hebblethwaite et Michael Weber (2012). L’étude de Wilner Dorlus a été élaborée en vue de sa participation aux Journées d’études sur la graphie et la didactique du créole organisées en 2008 par le CRILLASH (Centre de recherches interdisciplinaires en lettres, langues, arts et sciences humaines) de l’Université des Antilles en Martinique. Professeur de communication créole au Lycée Anténor Firmin de Port-au-Prince et enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti, Wilner Dorlus examine avec pertinence (1) « le contexte dans lequel a émergé [le créole] comme discipline dans l’enseignement haïtien » ; (2) « la façon dont l’enseignement de la discipline en question est défini par le curriculum de l’École fondamentale » ; (3) « le discours didactique à travers lequel passe cet enseignement, sans négliger l’imbroglio terminologique que reflète (…) « le champ conceptuel de la grammaire du créole en Haïti », alimenté par tous ceux-là qui, pour une raison ou pour une autre, s’estiment bien placés pour marquer de leur empreinte le domaine de la réflexion sur le créole ».

Le futur premier dictionnaire unilingue créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle se caractérisera dans sa centralité par l’articulation établie entre la didactisation du créole, le partage des « savoirs lexicographiques » entre le lexicographe et la communauté des sujets parlants dont il décrit les usages lexicaux et l’élaboration des rubriques dictionnairiques selon le protocole rédactionnel illustré notamment dans le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman (voir plus bas le tableau 3). À cet égard, il faut prendre toute la mesure que la didactisation du créole jouera un rôle de premier plan dans la conception même de « l’outil lexicographique » qu’est le dictionnaire. Le futur premier dictionnaire unilingue créole conforme à la méthodologie de la lexicographie professionnelle sera élaboré en tenant compte des avancées marquantes de la réflexion des linguistes sur la didactisation du créole (sur la problématique de la didactisation du créole, voir nos articles « L’état des lieux de la didactique du créole dans l’École haïtienne, une synthèse (1979 – 2022) », Fondas kreyòl le 28 mai 2022 ; « De l’usage de la langue maternelle créole dans l’École haïtienne : défis régaliens, didactiques et lexicographiques », article paru dans le livre collectif sur la politique linguistique dans la Caraïbe, « Language, Decoloniality, and Social Justice in the Caribbean », Universidad de Puerto Rico, Río Piedras, et Cambridge Scholars Publishing, Newcastle, Angleterre, 2022 ; et « La problématique de l’aménagement et de la didactisation du créole dans l’École haïtienne : promouvoir une vision rassembleuse » (Fondas kreyòl, 20 novembre 2023).

La problématique de la didactisation du créole a tôt été exposée par le linguiste Renauld Govain. Dans un texte fort éclairant, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti »,  (Contextes et didactiques, 4, 2014) le doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti consigne en ces termes des questions de fond quant à la didactisation du créole : « Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [l’Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. (…) Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. (…) on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. »

Lors d’une présentation au Département de français et d’italien à Indiana University, le 11 avril 2018 intitulée « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » , Renauld Govain précise sa pensée comme suit : « À l’école et à l’université : problème de didactisation – Mais l’enseignement du/en CH [créole haïtien] se heurte à un problème de contextualisation et de didactisation. La contextualisation étant un processus d’adaptation rendant la discipline à enseigner/faire apprendre adéquate aux spécificités des différents facteurs ou éléments qui interviennent dans l’acte d’enseignement / apprentissage (Govain 2013). Parmi les éléments intervenant dans la dynamique de contextualisation, Galisson (1991) retient les huit suivants : sujet (apprenant), objet (langue-culture), agent (enseignant), humain), temps (chronologique et climatique). » Et il poursuit en posant que la (…) didactisation est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (…). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs institutionnels afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) (Govain 2014, 14-15). » Renauld Govain est par ailleurs l’auteur de l’article « De l’expression vernaculaire à l’élaboration scientifique : le créole haïtien à l’épreuve des représentations méta-épilinguistiques », revue Contextes et didactiques, 17 / 1, 2021, ainsi que « Pour une didactique du créole haïtien langue maternelle », étude rédigée avec le concours de Guerlande Bien-Aimé et parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol aux Éditions Zémès, Haïti, et aux Éditions du Cidihca, Canada, 381 pages, 2021).

L’institution du dispositif méthodologique d’élaboration du dictionnaire de la langue usuelle constitue l’une des plus grandes avancées de toute l’histoire des dictionnaires depuis le XVIIème siècle. (Sur l’histoire des dictionnaires du français, voir Jean Pruvost de l’Université de Cergy-Pontoise, « Les dictionnaires de langue française : de la genèse à l’Internet, un outil pour tous », article paru dans « Le français, une langue pour réussir », Presses universitaires de Rennes, 2014. Voir aussi l’ample présentation historique des dictionnaires consignée dans un autre article de Jean Pruvost, «  Les dictionnaires de la langue française : une histoire et une dynamique » paru sur le site Musée virtuel des dictionnaires. Celui-ci est géré par le Laboratoire lexiques, textes, discours, dictionnaires de l’Université de Cergy-Pontoise. Sa vocation est de présenter une bibliographie des dictionnaires et des travaux s’y rapportant. Voir également Valentina Bisconti, « La langue française et son histoire dans les dictionnaires du XIXème siècle », Classiques Garnier, 2014.) Le dispositif méthodologique d’élaboration du dictionnaire de la langue usuelle est illustré par le tableau suivant :

TABLEAU 1 – Modélisation du dispositif méthodologique de la lexicographie professionnelle : les différentes étapes d’élaboration du dictionnaire

Étape 1  : élaboration de la politique éditoriale : quel type de dictionnaire et quel public-cible ? Étape 2  : détermination du corpus à dépouiller et mise en œuvre du dépouillement de diverses sources documentaires. Étape 3  : établissement de la nomenclature du dictionnaire, rédaction des définitions, choix des exemples illustratifs et des notes Étape 4 : rétroaction après diffusion du dictionnaire et mises à jour
Taille et format choisis : papier et/ou numérique. Sources documentaires : dictionnaires antérieurs (Littré, Larousse, Robert, etc.), œuvres littéraires et scientifiques, journaux et revues, corpus lexicaux informatisés, banques de données lexicales et banques de données terminologiques en ligne. Application des critères de sélection des mots et des synonymes : attestations écrites, fréquence d’usage du mot, néologisme en cours d’implantation, terme doté d’un sens nouveau, niveaux de langue.

 

Rédaction de la « Préface » ou du guide d’utilisation du dictionnaire (exposé de la méthodologie).

La rétroaction participe de la « veille lexicographique » et est en lien avec les étapes 2 et 3.

Il y a lieu de préciser que ce dispositif méthodologique de la lexicographie contemporaine est enseigné, à travers le monde, dans toutes les Facultés offrant une spécialisation en lexicographie. Il est d’usage courant dans toutes les équipes de rédaction des dictionnaires usuels de la langue (Le Robert, USITO, Le Larousse, Hachette, etc.), ainsi que dans l’élaboration des dictionnaires thématiques spécialisés. En lexicographie haïtienne, ce dispositif méthodologique a guidé l’élaboration, par exemple, du « Dictionnaire de l’écolier haïtien » (Éditions Hachette-Deschamps / EDITHA, 1996) d’André Vilaire Chery et de son équipe ; du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » (tomes 1 et 2) d’André Vilaire Chery (Éditions Édutex, 2000 et 2002) ; du « English-Haitian Creole Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman et al. (Indiana University / Creole Institute, 2017). La modélisation du dispositif méthodologique de la lexicographie professionnelle renvoie à la définition même de la lexicographie et aux traits généraux de la description de l’activité lexicographique : « La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux » (Marie-Éva de Villers : « Profession lexicographe » (Presses de l’Université de Montréal, 2006). 

La conformité au dispositif méthodologique de la lexicographie professionnelle est illustrée comme suit au tableau 2 :

TABLEAU 2 – Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « intelligence artificielle » (Source : OQLF, 2017 et CELF, 2018)

Terme en « entrée » du dictionnaire Catégorie grammaticale Définition 1 Source et datation
intelligence artificielle nom féminin Champ interdisciplinaire théorique et pratique qui a pour objet la compréhension de mécanismes de la cognition et de la réflexion, et leur imitation par un dispositif matériel et logiciel, à des fins d’assistance ou de substitution à des activités humaines Commission d’enrichissement de la langue française – FranceTerme, 2018
Définition 2
Domaine d’étude ayant pour objet la reproduction artificielle des facultés cognitives de l’intelligence humaine dans le but de créer des systèmes ou des machines capables d’exécuter des fonctions relevant normalement de celle-ci Office québécois de la langue française, 2017
IA

(abréviation du terme en entrée)

TABLEAU 3 – Exemple de modélisation d’une fiche lexicographique pour le terme « pipirit » (Source : « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman, Indiana University, Creole Institute, 2007, p. 559)

Terme en « entrée » Catégorie grammaticale Définition 1 Source et datation
pipirit nom Kind of small bird HCEBD 2007
Termes dérivés et/ou apparentés
(1) pipirit chandel (2), pipirit chantan (3), pipirit gri (4), pipirit gwo tèt (5), pipirit rivyè (6), pipirit tèt fou (7) // gri kou pipirit (8), sou kon pipirit (9) nom Définition 2
Hispaniolan pitchary

Définition 3 : At the crack of dawn

Contexte 3 : Li kite kay li maten an o pipirit chantan / She left the house at dawn

HCEBD 2007

Comme pour le terme français « intelligence artificielle », le terme créole « pipirit » a fait l’objet d’une fiche lexicographique selon le modèle conforme au dispositif méthodologique de la lexicographie professionnelle. L’information ainsi consignée répond à la nécessité de construire chacune des rubriques dictionnairiques selon le même modèle conceptuel et d’introduire des champs informationnels obligatoires et contraignants, ce qui fait de l’ouvrage d’Albert Valdman le dictionnaire modélisé le plus rigoureux et le plus exhaustif de la lexicographie créole contemporaine et cela a permis l’élaboration d’un ouvrage stable, homogène et qui se consulte aisément. Cette inscription méthodologique répond à la nature et aux objectifs de l’ouvrage, qui sont de décrire et de définir les mots de la langue. Une mise à jour de ce dictionnaire pourrait éventuellement donner lieu à l’ajout d’informations supplémentaires comme l’étymologie du terme et sa datation si la documentation disponible le permet.

En guise de conclusion, il y a lieu de rappeler que les enjeux de la lexicographie haïtienne contemporaine, et singulièrement de la lexicographie créole, se situent au carrefour de plusieurs défis –ceux de la pédagogie et de la didactique notamment. Il s’agit (1) de contribuer à la description du créole haïtien sur le plan lexical (y compris dans sa dimension diatopique) ; (2) de contribuer, par l’élaboration d’ouvrages de référence, à outiller l’intervention pédagogique et didactique dans l’apprentissage scolaire en langue créole ; (3) de contribuer à la production en créole du métalangage indispensable à sa didactisation ; (4) de contribuer à la diffusion en créole des savoirs et des connaissances ; (5) de modéliser de manière durable les travaux lexicographiques à venir en dépassant le stade artisanal et amateur de certaines productions par l’ancrage de la lexicographie haïtienne dans son incontournable dimension institutionnelle. À ce chapitre, la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti devra être sollicitée afin d’assurer le « leadership » intellectuel et opérationnel de la lexicographie haïtienne contemporaine : la dimension institutionnelle de l’entreprise lexicographique haïtienne est un passage obligé pour en asseoir la crédibilité professionnelle et la scientificité.

L’élaboration d’une lexicographie créole de haute qualité scientifique peut aujourd’hui prendre appui sur des acquis mesurables, en particulier sur l’opérationnalité des fondements méthodologique de la démarche lexicographique. Pradel Pompilus, Renauld Govain, André Vilaire Chéry et Albert Valdman nous indiquent la voie à suivre pour y parvenir et leurs travaux de grande qualité ont été menés dans l’observance de la méthodologie du travail lexicographique : l’enquête de terrain, la détermination du corpus de référence, la détermination du public-cible du dictionnaire, l’établissement de la nomenclature des termes retenus et à analyser, les règles linguistiques régissant l’analyse des termes retenus, leur classement, leur définition, les contextes phrastiques d’utilisation des termes, les notes explicatives, le système de renvois analogiques, le tout constituant ce qu’on appelle un « article » ou une « rubrique » dans un dictionnaire. À ces acquis il faudra joindre le formidable potentiel des outils informatiques qui, depuis environ une quarantaine d’années, ont largement enrichi les protocoles lexicographiques et qui ont contribué à la survenue de la dictionnairique. Il est tout à fait réaliste d’établir dès maintenant le dispositif conceptuel de l’élaboration d’une base de données lexicographiques informatisée du créole haïtien à partir de laquelle sera élaborée une lexicographie créole de haute qualité scientifique, et il est souhaitable que l’élaboration d’une telle base de données lexicographiques constitue l’un des grands projets de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti pour la prochaine décennie. Au périmètre d’une dictionnairique haïtienne moderne et citoyenne, elle pourra produire, sur de solides bases méthodologiques, divers « produits » lexicographiques (lexiques et vocabulaires spécialisés, dictionnaires créoles unidirectionnels pour enfants et pour adultes) indispensables à une scolarisation de qualité en langue créole. L’aménagement simultané du créole et du français dans le système scolaire haïtien, en conformité avec l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987, a un urgent besoin d’outils lexicographiques et didactiques standardisés : au même titre qu’une lexicographie descriptive du français régional d’Haïti, une lexicographie créole de haute qualité scientifique devra y pourvoir.

Il est extrêmement important de rappeler que la réflexion sur la lexicographie créole ainsi que l’élaboration des dictionnaires et des lexiques créoles ne doivent en aucun cas s’inscrire dans une compulsive « fatwa » anti français destinée, selon la vision borgne et conflictuelle des Ayatollahs du créole, à « déchouquer » la langue française dans l’École haïtienne et plus largement dans l’ensemble des institutions du pays au motif qu’elle serait prétendument « la langue du colon », celle de la « gwojemoni » et de la « frankofoli » responsable de tous les maux et échecs de l’enseignement en Haïti. En menant une campagne aussi « fanatique », sectaire, clivante, conflictuelle qu’improductive –déconnectée des choix légitimes d’une grande majorité d’enseignants et de directeurs d’écoles–, les « créolistes » fondamentalistes font la promotion d’une option inconstitutionnelle de rejet des articles 5 et 40 de la Constitution de 1987, option qui prend appui sur le déni des caractéristiques historiques de notre patrimoine linguistique bilingue français-créole.

Pour mémoire, il y a lieu de rappeler que notre patrimoine linguistique historique bilingue français-créole comprend une vaste gamme de documents rédigés en français et/ ou en créole, notamment l’« Acte de l’Indépendance » du 1er janvier 1804 rédigé en français et qui est au fondement juridique de la République d’Haïti ; l’arsenal des Lois, Décrets, Décrets-lois, Arrêtés et Conventions rédigés en français ; les Codes civil et criminel etc. rédigés en français ; le Code rural et divers textes législatifs rédigé en français ; les 23 Constitutions de la République d’Haïti rédigées en français ; toute la production littéraire rédigée en français et en créole (romans, poésie, pièces de théâtre, contes, lodyans, etc.) ; la totalité des productions orales classées dans la typologie de l’« oraliture » haïtienne (contes, pièces de théâtre, comptines, chansons, etc.) ; les documents de gestion de l’Administration publique et privée rédigés en français, etc. Le rejet aveugle et aventureux de la vaste gamme de documents divers rédigés uniquement en français de 1804 à nos jours reviendrait à émasculer le regard citoyen sur les différentes facettes de l’histoire d’Haïti et à priver le pays d’un pan entier de sa propre mémoire historique.

La « sous-culture de la conflictualité », arc-boutée à l’enfermement idéologique caractérisant le « populisme linguistique » évoqué plus haut dans le présent article, s’oppose aux enseignements majeurs de Pradel Pompilus, pionnier de la lexicographie créole contemporaine et auteur, en 1958, du premier « Lexique créole-français » (Université de Paris) ; à ceux de Pierre Vernet, fondateur de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et éclaireur avisé du « partenariat créole-français » en Haïti ; à ceux du linguiste Renauld Govain, doyen de de la Faculté de linguistique appliquée et auteur, entre autres, du livre collectif « La francophonie haïtienne et la francophonie internationale : apports d’Haïti et du français haïtien » (JEBCA Éditions, 2021). Les remontées de terrain qui nous parviennent régulièrement d’Haïti en provenance d’enseignants et de directeurs d’écoles confirment leur adhésion à la vision du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » que nous avons exposée dans plusieurs textes (voir nos articles « La Constitution de 1987 est au fondement du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » en Haïti » (Le National, Port-au-Prince, 25 avril 2023), « Plaidoyer pour l’aménagement simultané, dans l’École haïtienne, des deux langues officielles d’Haïti conformément à la Constitution de 1987 » (Rezonòdwès, 8 juillet 2023), ainsi que « L’aménagement du créole en Haïti aux côtés du français et en conformité avec la Constitution de 1987 : promouvoir un débat rigoureux et rassembleur » (Rezonòdwès.com, 4 décembre 2023) ; voir aussi notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2018).Tel qu’explicitement formulé dans le présent article, il est indispensable de poursuivre un constant plaidoyer qui –en rupture avec l’amateurisme en lexicographie créole ou avec la folklorisation du créole–, cible la nécessité d’exfiltrer le créole de l’univers carcéral de « l’idéologie linguistique haïtienne » afin que toute approche du créole, l’une des deux langues de notre patrimoine linguistique historique, se fasse rigoureusement et de manière soutenue sur la base des sciences du langage. L’adhésion d’un nombre croissant d’enseignants et de directeurs d’écoles à la vision du « bilinguisme de l’équité des droits linguistiques » est conforme aux articles 5 et 40 de la Constitution haïtienne de 1987 et à la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996.

Montréal, le 16 décembre 2023