La lexicographie créole en Haïti : retour-synthèse sur ses origines historiques, sa méthodologie et ses défis contemporains

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

À la mémoire de Pradel Pompilus, pionnier de la lexicographie créole contemporaine et auteur, en 1958, du premier Lexique créole-français (Université de Paris).

À la mémoire de Pierre Vernet, fondateur de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et précurseur du partenariat créole-français en Haïti.

À la mémoire d’André Vilaire Chery, rédacteur d’ouvrages lexicographiques de haute qualité scientifique et auteur du Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti

(tomes 1 et 2, Éditions Édutex, 2000 et 2002).

En novembre dernier, les responsables de la 5ème édition du Festival international de littérature créole (Léogane et Port-au-Prince, 5-10 décembre 2023) nous ont invité à prononcer une conférence le 7 décembre 2023 pour les enseignants de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen (APKA) et dont le thème retenu était « Leksikografi kreyòl defilannegiy ». En lien avec la tenue de ce festival, nous avons publié sur Rezonòdwès et sur différents sites en outremer, le 25 novembre 2023, l’article présentatif intitulé « Le « Festival entènasyonal literati kreyòl », édition 2023, au rendez-vous de ses grands défis ». Dans cet article, nous avons rappelé aux lecteurs que la Créolophonie compte environ 12 millions de locuteurs créolophones répartis dans différentes aires géographiques, de l’arc antillais à l’archipel des Mascareignes, d’Haïti à la Martinique, de La Réunion à Sainte-Lucie, des Seychelles à la Guyane, de l’Île Maurice à la Dominique. Haïti, la plus peuplée des aires géographiques créolophones avec ses 11 millions d’habitants, a donc accueilli du 5 au 10 décembre 2023 la cinquième édition du Festival entènasyonal literati kreyòl. Cet événement majeur et singulier à l’échelle de toute la Créolophonie a été conceptualisé et mis sur les rails par le poète et opérateur culturel haïtien Anivince Jean Baptiste et il est désormais soutenu par des institutions telles que la Fondation Maurice Sixto et l’OMDAC (l’Organisation martiniquaise pour le développement des arts et de la culture). Devenu au fil des ans un incontournable rendez-vous littéraire, le Festival entènasyonal literati kreyòl, édition 2023, avait pour thème « Pou yon kreyolofoni solid e solidè ». Comme en font foi les courriels qui nous ont été acheminés, le sujet de notre conférence a retenu l’attention des enseignants de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen et celle d’un grand nombre d’internautes en Haïti et en outremer. Plusieurs d’entre eux nous ont demandé de fournir une synthèse écrite de notre conférence, de sorte qu’ils puissent disposer d’une référence documentaire capable de contribuer à enrichir leur réflexion sur les sujets abordés. Le présent article répond à cette demande.

Pour fournir aux enseignants de l’Asosyasyon pwofesè kreyòl ayisyen un éclairage à la fois informatif, historique et amplement documenté dans le traitement du thème « Leksikografi kreyòl defilannegiy », nous avons structuré notre intervention autour de plusieurs axes. En voici quelques-uns.

  1. L’identification et la présentation d’outils lexicographiques divers : dictionnaires généralistes unilingues, dictionnaires généralistes bilingues, vocabulaires thématiques scientifiques et techniques, lexiques thématiques bilingues, glossaires et listages, bases de données lexicographiques locales ou en ligne sur le Web.
  1. Le rôle pédagogique et didactique du dictionnaire dans l’apprentissage de la langue et dans l’apprentissage des savoirs et des connaissances. Au niveau neurolinguistique, le dictionnaire contribue au processus de rétention et d’accumulation des savoirs et des connaissances et à leur classification.
  1. Les liens étroits qui existent entre la lexicographie créole et la didactisation du créole (définition et rôle de premier plan de la didactisation du créole ; rappel du livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (ouvrage coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021).
  1. L’émergence et l’histoire de la lexicographie créole depuis les travaux pionniers du linguiste haïtien Pradel Pompilus en 1958.
  1. Les caractéristiques typologiques de la lexicographie créole : publication de l’« Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (par Robert Berrouët-Oriol, Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2021.
  1. La primauté de la méthodologie de la lexicographie professionnelle : comment s’élaborent les dictionnaires et les lexiques ? Quels sont les principes méthodologiques d’élaboration des dictionnaires et des lexiques ? 
  1. Les défis contemporains de la lexicographie créole : institutionnalisation et adéquation de la formation universitaire, professionnalisation de la lexicographie, production d’outils lexicographiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. 

Voyage à travers l’histoire des dictionnaires

L’apparition des premiers dictionnaires en Occident s’inscrit au creux de plusieurs faits de société en raison de leur dimension historique, culturelle, sociologique et linguistique. Les recherches menées au fil des ans sur l’histoire des dictionnaires sont riches d’enseignements et « l’objet-livre », le dictionnaire, est différemment perçu selon que l’on soit un usager ou un fabriquant de dictionnaire, un lexicographe. Reconnu à l’échelle internationale pour l’étendue de ses savoirs dictionnairique et lexicographique, le linguiste Bernard Quemada (directeur de recherche émérite au C.N.R.S. et directeur d’études honoraire à l’École pratique des hautes études de France), nous enseigne que « Pour l’usager, le dictionnaire de langue se présente comme une suite discontinue d’informations susceptibles de fournir des réponses aux questions qu’il se pose sur les mots, sur leurs sens et leurs usages corrects en particulier. Pour le lexicographe-dictionnariste, c’est un répertoire à visées didactiques où sont enregistrés, ordonnés, décrits ou définis des mots, sens et emplois, selon des formules affinées au cours de la longue histoire de ce type d’ouvrages. Plus socialisé que tout autre recueil de données linguistiques, le dictionnaire de langue représente, pour le public, un guide détenteur du code de l’usage légitimé, image et mémoire de la langue, toutes époques et tous domaines réunis. Le spécialiste, lui, le tient pour un projet très contingent de savoirs linguistiques, d’idéologies, de réalités socioculturelles, techniques et économiques de son temps. Ces variables font que nul ouvrage n’est exempt de choix arbitraires. » (Bernard Quemada : « Dictionnaire », site Universalis.fr, non daté)

En raison de sa pertinence et de l’amplitude des données historiques qu’il fournit, cet article de Bernard Quémada est ici longuement cité. L’auteur consigne comme suit une « Typologie générale » particulièrement éclairante des grandes catégories de dictionnaires :

« Les premiers essais d’inventaire des dictionnaires français (Durey de Noirville, Table alphabétique des dictionnaires, 1758) et de classification (D’Alembert, article « dictionnaire » dans l’Encyclopédie) ont été établis au XVIIIe siècle. Mais il faut attendre le milieu du XXe siècle pour disposer des premières typologies et des études systématiques sur les caractéristiques internes et externes des répertoires depuis leur apparition au XVIe siècle. Des critères fondamentaux permettent de distinguer six ouvrages types et leurs sous-variétés : nombre et nature des langues traitées et des langues de traitement (dictionnaires monolingues ou plurilingues) ; nature des informations, l’entrée étant considérée comme un signe (mot), ou comme un accès au référent (concept ou chose), opposant ainsi les dictionnaires de langue aux encyclopédiques ; options retenues pour déterminer l’étendue et la composition de la nomenclature (dictionnaires extensifs ou sélectifs).

Dictionnaires monolingues et dictionnaires plurilingues

Le dictionnaire met en rapport deux ensembles d’unités lexicales ou d’éléments de discours, l’un servant à informer sur l’autre et à l’expliciter. Lorsque ces ensembles appartiennent à des langues différentes, ils peuvent assumer ces fonctions à tour de rôle dans des versions réciproques.

Le premier ensemble est constitué par tous les items de la nomenclature (entrées dictionnairiques, à distinguer des mots vedettes, têtes d’article pouvant regrouper plusieurs entrées ou acceptions). Le second est représenté par les mots ou les énoncés explicitants (métalangage). Nature, sens et emploi de chaque entrée sont ainsi consignés et complétés par des définitions ou équivalences, avec ou sans exemples, citations ou commentaires. Des informations grammaticales et stylistiques peuvent les accompagner. Pour assurer sa fonction métalinguistique, l’ensemble du vocabulaire explicitant doit être plus restreint et mieux structuré que le vocabulaire explicité.

Lorsque la nomenclature, le métalangage, les exemples, citations ou parties explicatives relèvent du même système linguistique, le dictionnaire est dit monolingue (ou unilingue). Dans le cas contraire, il est plurilingue (bilingue ou multilingue) selon le nombre de langues en présence. Les dictionnaires homoglosses mettent en relation des usages issus d’une souche commune (dictionnaires dialectaux), des niveaux sociolinguistiques différents (dictionnaire d’argot), ou des états de la langue distincts (dictionnaire de l’ancien ou du moyen français). L’usage standard moderne sert alors à expliciter la nomenclature suivant les méthodes des répertoires bilingues.

Dictionnaires de langue et dictionnaires encyclopédiques

Selon qu’elles portent sur le signe (mot) ou sur le référent (chose, réalité ou concept auquel le signe renvoie), les informations sont de nature différente. Pour fondamentale qu’elle soit, cette distinction induit des caractères dominants plutôt qu’exclusifs.

Le dictionnaire de langue, dénommé aussi « dictionnaire de mots » de D’Alembert à Pierre Larousse, amplifie la catégorie ouverte par les premiers glossaires latins du Moyen Âge destinés à faciliter la lecture des textes anciens. Il donne des informations de type linguistique : nature grammaticale, genre, forme graphique et sonore du mot, significations, valeurs d’emploi et spécialisations dans les divers niveaux de langue, relations structurales ou fonctionnelles avec les autres éléments du lexique, origine, histoire, etc. [Le souligné en gras est de RBO]

Relèvent de cette catégorie :

– les dictionnaires de langue généraux dont la nomenclature regroupe un ensemble pondéré représentatif de l’usage ou de la norme collective de référence ;

– les glossaires, lexiques et vocabulaires thématiques dont les entrées sont déterminées par des critères descriptifs ou fonctionnels (dictionnaires de domaines spécialisés) ;

– les dictionnaires de langue spéciaux qui regroupent les unités lexicales à partir d’un caractère commun pouvant être morphologique (dictionnaire de racines, dérivés, familles de mots) ; grammatical (dictionnaires de particules, verbes, épithètes, genres) ; formel (dictionnaires d’orthographe, sigles, prononciation, rimes, homonymes, paronymes, inverses) ; sémantique (dictionnaires de synonymes, antonymes, ou idéologiques, analogiques) ; phraséologique (dictionnaires de locutions, proverbes), etc.

Le dictionnaire encyclopédique, ou « dictionnaire de choses », informe sur les choses désignées par les mots et non, comme les précédents, qui traitent les mots en tant que signes. Les entrées principales du dictionnaire de langue y sont souvent reprises avec un traitement spécifique (description et commentaire des réalités auxquelles elles renvoient) qui peut représenter de courtes monographies extralinguistiques. Alors que les mots grammaticaux y sont sommairement décrits en tant que signes fonctionnels, les termes des arts et des sciences y sont largement représentés. Le dictionnaire de langue les évite en raison du discours encyclopédique requis pour les définir, et il ignore de même les noms propres exclus du système lexical de la langue avec les données géographiques, biographiques, historiques qui leur sont attachées. Le cas échéant, il les traite à part, tandis que le dictionnaire encyclopédique les accueille sans réserve et les mêle aux autres.

Le dictionnaire encyclopédique ne se confond pas avec l’« encyclopédie alphabétique », même si l’emploi d’adresses-vedettes, la composition par articles et l’ordre alphabétique, généralisés à partir de la fin du XVIIe siècle, ont souvent entraîné une confusion entre les deux types d’ouvrages. L’encyclopédie moderne est l’héritière des sommes médiévales qui avaient pour objet de réunir et d’expliquer l’ensemble des idées et des savoirs du temps sur les choses et le monde. Organisation raisonnée des connaissances, elle propose bien un discours séquentiel, mais les unités de sa nomenclature relèvent d’une structure méthodique et hiérarchisée de notions. Les vedettes chefs d’articles représentent non des mots du lexique, comme dans le dictionnaire, mais des « étiquettes », proches des descripteurs des classifications documentaires. Il s’agit des noms de notions, de réalités, de domaines, de disciplines, de techniques, etc., qui donnent accès à des discours sur les objets de savoir contenus dans les articles correspondants.

Au XIXe siècle, le comte de Saint-Simon notait avec pertinence (Esquisse d’une nouvelle encyclopédie, non publiée) : « Encyclopédie, ce mot […] signifie enchaînement des connaissances ; il ne devrait jamais servir de titre aux dictionnaires généraux. Un dictionnaire général est un magasin de matériaux propres à construire une encyclopédie. » Si l’encyclopédie se démarque sans ambiguïté du dictionnaire, la distribution des deux types de discours (sur les mots / sur les choses) est moins simple dans les catégories de dictionnaires correspondantes. Cela pour plusieurs raisons convergentes dont la principale est que les corrélations entre signe et objet ou chose sont très fortes. L’un se trouvant évoqué chaque fois que l’on traite de l’autre, le discours sur le mot tend à s’enrichir de données sur la chose. Peu de lexicographes de la langue ont su, pu, ou voulu se limiter au minimum requis pour la compréhension du sens, c’est-à-dire éliminer autant que possible les données encyclopédiques. Cette distinction fondamentale est pourtant aussi ancienne que les premiers répertoires français. Les arguments de Furetière pour justifier son Dictionnaire universel (1690) en fournissent un magistral exemple, même si l’Académie, forte de son monopole, ne les a pas entendus. Il invoquait la complémentarité des deux modèles pour nier la concurrence, ce qui sera reconnu au siècle suivant, Diderot disant que le dictionnaire de langue est « le recueil des titres que doit remplir le dictionnaire encyclopédique ». La formule de Laveaux (1820) selon laquelle « où le premier finit, le second commence » reste, aujourd’hui encore, celle des dictionnaires encyclopédiques qui proposent, dans chaque article mot-notion, une information linguistique puis un développement référentiel, ou celle des dictionnaires de langue que complète un répertoire de noms propres.

Il est d’autres raisons, à la fois historiques et commerciales. Le dictionnaire de langue est devenu, au XIXe siècle, le témoin des progrès des connaissances et l’outil de leur vulgarisation. Le Pan-Lexique de Boiste (1834) prétendait offrir les services de tous les dictionnaires, jusqu’à ceux de morale et d’instruction civique. Quant au Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse (1866-1890), il fera effectivement office de résumé de tous les savoirs dans de nombreux foyers du temps. On peut admettre que, depuis lors, tout dictionnaire développé propose (inégalement) les deux sortes d’informations, la prééminence de l’une ou de l’autre déterminant son appartenance. Cette tendance est confirmée par le sous-titre « dictionnaire des mots et des choses » souvent repris après Richelet (1680), par le succès du qualificatif « universel » aux XVIIIe et XIXe siècles, ou par la multiplication des termes scientifiques et techniques dans les dictionnaires contemporains. Le recours au dictionnaire conçu comme un auxiliaire didactique accuse encore sa fonction de décodage pour la compréhension d’un nombre croissant d’énoncés spécialisés.

La lexicographie moderne prend son essor au XVIe siècle avec la multiplication des répertoires plurilingues et surtout l’apparition de grands dictionnaires philologiques des langues classiques. Les multilingues, destinés, selon leur format et leur contenu, aux savants ou aux voyageurs et aux commerçants, introduisent le français à l’occasion d’une réédition. Ils proposent un nombre croissant de langues (flamand, italien, espagnol, anglais, allemand et français pour l’essentiel), leur nombre allant de pair avec la réduction du contenu des articles. Le Dictionarium d’Ambrogio Calepino (2 langues en 1502, 11 en 1588) en est un bon exemple. Les dictionnaires philologiques sont dus à de célèbres érudits et, avec eux, s’affirme le concept de « dictionnaire général » d’une langue. Les perfectionnements appliqués au traitement des langues littéraires anciennes, et d’abord au latin, ont ouvert la voie aux premiers grands répertoires des principales langues européennes. »

Poursuivant le parcours historique de l’arrivée et de l’élaboration des dictionnaires à travers les siècles, Bernard Quemada précise que « Pour le français, l’artisan en fut sans conteste Robert Estienne, auteur d’un Thesaurus linguae latinae (1532) de réputation internationale (encore revu et réédité en Italie en 1771 par Forcellini). La version bilingue à l’usage des étudiants, le Dictionaire françoys-latin (1539) est le premier relevé important d’entrées françaises, dix mille items environ en ordre alphabétique, avec de nombreux développements en français à côté des équivalents latins. Au fil des rééditions, les ajouts sans correspondants latins seront définis et commentés en français. Le remaniement dû à Jean Nicot, paru sous le titre Thresor de la langue françoyse tant ancienne que moderne (1606), réduit encore le bilinguisme au profit du français, preuve de l’intérêt porté par un large public aux commentaires étymologiques et encyclopédiques en langue vulgaire.

Les premiers répertoires européens monolingues de langues nationales sont le Tesoro de Covarrubias (1611) pour l’espagnol, et le Vocabolario de l’Accademia della Crusca (1612) pour le toscan. Inspirée par ces modèles, la lexicographie monolingue du français fait ses débuts officiels à la fin du XVIIe siècle sous le double aspect qui est encore le sien : dictionnaires de langue et dictionnaires encyclopédiques. Dès 1636, la toute récente Académie française avait été chargée d’un dictionnaire de la langue illustré par les meilleurs auteurs. Mais le français littéraire connaissant encore des changements profonds et répétés, il s’avéra aussi difficile de choisir des modèles que des méthodes satisfaisantes pour les traiter alors que s’affrontaient des conceptions grammaticales divergentes. Ce fut donc un dictionnaire normatif qu’elle publia en 1694. Fondé sur la langue des « honnêtes gens » et non sur celle des « meilleurs écrivains », il offrait à l’homme cultivé de l’époque une image sélective d’un « bon usage » que certains qualifieront d’aristocratique. Il proposait des définitions générales souvent abstraites, des exemples créés mais non des citations (les académiciens n’étaient-ils pas eux-mêmes des autorités reconnues ?) pour une nomenclature de quinze mille vedettes environ. Par ces options, l’ouvrage allait déterminer les caractères distinctifs des dictionnaires de langue prescriptifs synchroniques. Les huit éditions de 1694 à 1932, et la neuvième en cours, resteront fidèles à ce modèle, comme les très nombreux répertoires à visées scolaires qui s’en inspireront ensuite, explicitement ou non.

Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, la lenteur du travail académique a laissé place à des projets différents et parfois concurrents qui parurent les premiers. Le Dictionnaire des mots et des choses de Pierre Richelet (1680) peut être tenu pour le prototype du dictionnaire général. Premier dictionnaire intégralement monolingue en français, ses définitions sont dans l’ensemble originales. Dictionnaire descriptif, il s’ouvre aux réalités de la société contemporaine en introduisant des marques d’usage, il accueille des mots populaires ou « bas », des usages marginaux et de nombreux termes des arts et des sciences traités à la manière encyclopédique. Il propose aussi des citations d’auteurs alors célèbres. Ses qualités en feront la référence obligée des répertoires du même type.

Dans son Dictionnaire universel (1690),  Antoine Furetière, académicien lui-même, sera plus ambitieux encore puisqu’il entend réaliser l’« encyclopédie de la langue ». Il réduit la part de la langue commune pour se démarquer de l’Académie, et il accorde toute son attention aux langues de spécialité, aux termes techniques, aux mots rares même anciens, qu’il traite en « philosophe » érudit. Son ouvrage représente le prototype du dictionnaire encyclopédique extensif, annonciateur des grands répertoires de l’avenir. » (Bernard Quemada : « Dictionnaire », site Universalis.fr, non daté)

Il est utile de clore cet arpentage de l’histoire des dictionnaires par le rappel du rôle pédagogique du dictionnaire et des rapports entre la lexicographie, la didactique et la didactisation. L’étude de Jean Dubois, « Dictionnaire et discours didactique » (revue Langages, 5ème année, n°19, 1970) nous offre là-dessus de précieux enseignements. L’auteur précise en effet que « l’énoncé lexicographique » (…) relève du discours pédagogique. Comme lui, il est plus précisément un énoncé sur un autre énoncé déjà réalisé. Le savoir sur le monde que le dictionnaire communique est lui-même un discours tenu sur un corpus fait de formulations scientifiques ou culturelles. La langue dont parle un dictionnaire n’est pas directement cette langue que les locuteurs utilisent dans les communications sociales, c’est déjà une langue analysée, un texte découpé et ajusté aux dimensions que le modèle d’analyse aristotélicien a imposées au discours pédagogique (…) ». Dans le discours pédagogique, l’objectif est de combler l’écart qui existe entre le savoir du lecteur défini par un ensemble de questions sur la langue ou sur le monde et le savoir du lexicographe défini par l’ensemble des réponses qu’elles impliquent (et vice versa). Le texte implicite doit donc être commun aux lecteurs et aux lexicographes ; le dictionnaire ne remplit son usage que lorsqu’il comble cet écart entre les deux savoirs définis par les mêmes règles ».

La lexicographie haïtienne de 1958 à 2023

Dans le champ relativement jeune de la créolistique, la lexicographie haïtienne –qui comprend des ouvrages bilingues français-créole, anglais-créole, ainsi que de rares ouvrages unilingues créoles–, est un domaine spécialisé d’études et de production d’ouvrages lexicographiques. Dans nos différents articles consacrés à ce champ, nous employons toutefois l’expression « lexicographie créole » pour désigner l’ensemble des travaux lexicographiques ciblant le créole. L’émergence et l’histoire de la lexicographie créole sont historiquement attestées depuis les travaux pionniers du linguiste haïtien Pradel Pompilus auteur, en 1958, du « Lexique créole-français » (Université de Paris). Au terme d’une ample recherche documentaire, nous avons exposé les caractéristiques typologiques de la lexicographie créole par la publication de notre « Essai de typologie de la lexicographie créole de 1958 à 2022 » (journal Le National, Port-au-Prince, 21 juillet 2021). Dans cet essai nous avons répertorié et classé 64 dictionnaires et 11 lexiques, et dans les articles subséquents qui ont complété cet essai, nous avons démontré que sur le total de 75 ouvrages, seuls 11 ont été élaborés selon les règles méthodologiques de la lexicographie telle qu’elle est enseignée dans les universités à travers le monde et telle qu’elle est mise en œuvre dans la confection des lexiques et des dictionnaires de la langue usuelle (Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré, le Oxford English Dictionary, le Oxford Advanced American Dictionary, El Diccionario de la lengua española de la Real academia española, etc.). Le tableau 1 présente les lexiques et les dictionnaires créoles élaborés en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle (11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022) tandis que le tableau 2 présente un échantillon d’ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Notre diagnostic analytique attestant que seuls 11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022 sont conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle confirme qu’il s’agit là d’un indicateur majeur de la plus grande lacune de la lexicographie créole : l’absence d’un modèle méthodologique couplé à un amateurisme rachitique trop souvent constitué en « savoir-faire » (voir plus bas les tableaux 2 et 3 ; voir aussi notre article « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022).

TABLEAU 1 – Ouvrages lexicographiques (lexiques et dictionnaires) élaborés

en conformité avec la méthodologie de la lexicographie professionnelle

(11 ouvrages sur un total de 75 publiés entre 1958 et 2022)

Titre Auteur Date Éditeur
1- Ti diksyonnè kreyòl-franse Henry Tourneux, Pierre Vernet et al. 1976 Éditions caraïbes
2- Haitian Creole-English-French Dictionnary (vol. I, vol. II) Albert Valdman et al. 1981 Creole Institute, Bloomington University
3- Petit lexique créole haïtien utilisé dans le domaine de l’électricité Henry Tourneux 1986 CNRS – Cahiers du Lacito
4- Diksyonè òtograf kreyòl ayisyen Pierre Vernet, B.C. Freeman 1988 Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti
5- Dictionnaire préliminaire des fréquences de la langue créole Pierre Vernet, B.C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti
6- Dictionnaire inverse de la langue créole haïtienne/ Diksyonè lanvà lang kreyòl ayisyen B.C. Freeman 1989 Sant lengwistik aplike, Inivèsite Leta Ayiti
7- Dictionnaire de l’écolier haïtien André Vilaire Chery 1996 Hachette-Deschamps/ÉDITHA
8- Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 1) André Vilaire Chery 2000 Éditions Édutex
9- Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti (tome 2) André Vilaire Chery 2002 Éditions Édutex
10- Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary Albert Valdman 2007 Creole Institute, Bloomington University
11- English-Haitian Creole Bilingual Dictionnary Albert Valdman, Marvin D. Moody, Thomas E. Davies 2017 Creole Institute, Bloomington University

NOTE / Ces dictionnaires de grande qualité scientifique mettent tous en œuvre le même cadre méthodologique qui consiste (1) à définir le projet éditorial et les usagers-cibles visés ; (2) à identifier les sources du corpus de référence en vue de l’établissement de la nomenclature ; (3) à procéder à l’établissement de la nomenclature des termes retenus à l’étape du dépouillement du corpus de référence ; (4) à procéder au traitement lexicographique des termes de la nomenclature et à la rédaction des rubriques dictionnairiques (définitions, notes explicatives, notes contextuelles, catégorisation grammaticale des termes placés en « entrée » en ordre alphabétique et s’il y a lieu mention de l’aire géographique d’emploi du terme). Le même cadre méthodologique est mis en œuvre dans l’élaboration des lexiques bilingues (qui ne comprennent pas de définitions des termes) et pour la confection des vocabulaires spécialisés en néologie scientifique et technique. Sur le plan méthodologique, les ouvrages identifiés au tableau 1 ont été élaborés dans la stricte observance du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle : c’est le critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. (Sur la problématique de l’équivalence lexicale et terminologique, voir Annaïch Le Serrec : « Analyse comparative de l’équivalence terminologique en corpus parallèle et en corpus comparable : application au domaine du changement climatique », thèse de doctorat, Université de Montréal, avril 2012 ; voir aussi Robert Dubuc, enseignant émérite de traduction et de terminologie à l’Université de Montréal et auteur du « Manuel pratique de terminologie » (Éditions Linguatech, 2002). Il nous enseigne que « Deux termes sont dits équivalents s’ils affichent une identité complète de sens et d’usage à l’intérieur d’un même domaine d’application. (…) Il y a équivalence même si chaque langue n’envisage pas la même notion sous le même angle »). Les dictionnaires anglais-créole élaborés par le linguiste-lexicographe Albert Valdman et ses équipes se situent tous au sommet de la lexicographie créole en raison de leur rigueur scientifique et de leur ancrage systématique sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle : ils appartiennent de la sorte à la grande famille des dictionnaires majeurs de la langue usuelle réputés pour leur fiabilité (Le Robert, Le Larousse, USITO, Le Littré, le Oxford English Dictionary, le Oxford Advanced American Dictionary, El Diccionario de la lengua española de la Real Academia española, etc.). Sur la base des critères de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, notre évaluation des dictionnaires élaborés par Albert Valdman et par le lexicographe haïtien André Vilaire Chery permet d’exposer que ces ouvrages constituent LE MODÈLE NORMATIF STANDARD dont doit s’inspirer toute la lexicographie haïtienne contemporaine (voir nos articles « Lexicographie créole : revisiter le « Haitian Creole-English Bilingual Dictionnary » d’Albert Valdman » (Le National, 30 janvier 2023), « Le « Dictionnaire de l’écolier haïtien », un modèle de rigueur pour la lexicographie en Haïti » (Le National, 3 septembre 2022), et « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022).

D’autre part, il faut prendre toute la mesure que la créolistique –depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution haïtienne de 1987–, a produit peu d’études de référence sur la lexicographie créole, ses enjeux, sa dimension institutionnelle et, surtout, sur la méthodologie de la lexicographie professionnelle. Elle s’est toutefois enrichie de deux études de premier plan d’Albert Valdman, qui témoignent d’une haute réflexion théorique sur la lexicographie en tant qu’objet d’étude : « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française » » (revue L’information grammaticale », 2000 / 85) et « Vers un dictionnaire scolaire bilingue pour le créole haïtien ? » (revue La linguistique 2005/1, vol.41). Sur le plan de l’analyse de l’histoire et de l’évolution de la lexicographie créole, la linguiste Annegret Bollée a élaboré elle aussi une étude de grande amplitude analytique, « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » (Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (vol.X) ; elle a considérablement enrichi, elle aussi, notre connaissance de la lexicographie créole.

TABLEAU 2 – Échantillon de lexiques et de dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle

Titre de l’ouvrage Auteur(s) Éditeur Année de publication
Diksyonè kreyòl Vilsen  Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint ÉducaVision 1994 [2009]
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986  Emmanuel Védrine Védrine Creole Project [?] 2000
Diksyonè kreyòl karayib  Jocelyne Trouillot CUC Université Caraïbe  2003 [?]
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative  MIT – Haiti Initiative  MIT – Haiti Initiative  2017 [?]

TABLEAU 3 – Caractéristiques des ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie

de la lexicographie professionnelle (échantillon de 4 publications)

Titre de l’ouvrage Auteur(s) Catégorie Principales caractéristiques lexicographiques
Diksyonè kreyòl Vilsen  Maud Heurtelou, Féquière Vilsaint Dictionnaire unilingue créole Accès Web et format papier Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. Certaines rubriques comprennent des notes explicatives
Leksik kreyòl : ekzanp devlopman kèk mo ak fraz a pati 1986  Emmanuel Védrine S’intitule « leksik » alors qu’il est un glossaire unilingue créole De nombreuses entrées (« mots vedettes ») sont des slogans ou des séquences de phrases ou des proverbes. De nombreuses entrées ne sont pas des unités lexicales. Incohérence, insuffisance ou inadéquation des rares définitions
Diksyonè kreyòl karayib  Jocelyne Trouillot Dictionnaire unilingue créole au format papier uniquement Incohérence, insuffisance ou inadéquation de nombreuses définitions. De nombreuses entrées (« mots vedettes ») ne sont pas des unités lexicales, ce sont plutôt des noms propres ou des toponymes…
Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative  MIT – Haiti Initiative  Lexique bilingue anglais-créole

Accès Web uniquement

Équivalents créoles souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole. Les pseudo néologismes « créoles » sont essentiellement abracadabrants, farfelus et non conformes au système morphosyntaxique du créole

NOTE / Les lexiques et les dictionnaires élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle se caractérisent par (1) l’absence complète et/ou le rachitisme du projet éditorial lexicographique et l’absence de critères méthodologiques mis en œuvre et habituellement identifiés par les appellations « Préface » ou « Guide d’utilisation » ; (2) l’absence de critères lexicographiques relatifs à la détermination du corpus à dépouiller et l’absence de critères relatifs au dispositif de dépouillement de diverses sources documentaires ; (3) l’absence de critères lexicographiques relatifs à l’établissement de la nomenclature du dictionnaire ou du lexique ; (4) l’absence de critères relatifs au traitement lexicographique des termes de la nomenclature. L’un des traits communs entre ces ouvrages élaborés en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle est qu’ils ne sont pas l’œuvre de lexicographes ou de professionnels langagiers détenteurs d’une formation/compétence avérée en lexicographie générale et en lexicographie créole. L’ouvrage de Féquière Vilsaint et Maud Heurtelou et celui de Jocelyne Trouillot procèdent sans doute d’un légitime projet de doter Haïti d’un dictionnaire unilingue créole –mais l’on conviendra qu’une bonne intention ne saurait se substituer à l’indispensable compétence en lexicographie créole. Quant au «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » –le plus médiocre de tous les ouvrages de la lexicographie créole de 1958 à 2023–, il est attesté qu’il n’a jamais pu s’implanter dans les Écoles haïtiennes depuis sa mise en ligne (en 2017 ?) en raison du fait qu’il ne dispose d’aucune crédibilité scientifique. Le «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » promeut une aventureuse « lexicographie borlette » par la promotion d’équivalents « créoles » souvent fantaisistes, erratiques, asémantiques et non conformes au système morphosyntaxique du créole, tandis que ses pseudo néologismes « créoles » sont essentiellement abracadabrants, farfelus et non conformes au système morphosyntaxique du créole (voir nos articles « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020) et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022). L’amateurisme aventureux du «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » s’explique amplement par le fait que ses rédacteurs-bricoleurs ne sont détenteurs d’aucune compétence connue en lexicographie générale et en lexicographie créole. Il ne faut pas perdre de vue que la lexicographie n’est pas enseignée au Département de linguistique du MIT et sur le site Web de cette institution aucun de ses linguistes, notamment le responsable du MIT Haiti Initiative, ne mentionne sur son profil professionnel avoir acquis une quelconque compétence en lexicographie… Il est d’ailleurs tout à fait révélateur que l’élaboration du «  Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » est présentée, sur le site du MIT – Haiti Initiative –au chapitre « Kreyòl-English glosses for creating and translating materials in Science, Technology, Engineering & Mathematics (STEM) fields in the MIT-Haiti Initiative »–, dans les termes suivants : « (…) l’un des effets secondaires positifs des activités du MIT-Haïti (ateliers sur les STEM, production de matériel en kreyòl de haute qualité, etc.) est que nous enrichissons la langue d’un nouveau vocabulaire scientifique qui peut servir de ressource indispensable aux enseignants et aux étudiants  Ces activités contribuent au développement lexical de la langue » créole » [Traduction : RBO]. Comme nous l’avons rigoureusement démontré dans notre article « La lexicographie créole à l’épreuve des égarements systémiques et de l’amateurisme d’une « lexicographie borlette » (Le National, Port-au-Prince, 28 mars 2023), le pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT–Haiti Initiative en dehors de la méthodologie de la lexicographie professionnelle comprend un grand nombre d’équivalents « créoles » fantaisistes, erratiques, faux, sémantiquement opaques, souvent non conformes au système morphosyntaxique du créole et incompréhensibles du locuteur créolophone. L’autre grande caractéristique de la « lexicographie borlette » au creux du pseudo « nouveau vocabulaire scientifique » bricolé par le MIT–Haiti Initiative est l’absence systématique du critère de l’exactitude de l’équivalence lexicale conjoint à celui de l’équivalence notionnelle alors même qu’il est un critère majeur placé au centre de toute démarche lexicographique et terminologique. L’amateurisme confirmé des rédacteurs-bricoleurs du « Glossary of STEM terms from the MIT – Haiti Initiative » éclaire donc le fait que, dépourvus de la moindre compétence connue en lexicographie créole, ils alimentent une vision erratique et fantaisiste de la néologie créole totalement opposée à la méthodologie de la néologie. (Sur la méthodologie de la néologie, voir l’article de Salah Mejri et Jean-François Sablayrolles, « Présentation : néologie, nouveaux modèles théoriques et NTIC » paru dans la revue Langages no 183, 2011/3 ; voir aussi l’étude « Néologie sémantique et analyse de corpus » parue sous la direction de Jean-François Sablayrolles dans les Cahiers de lexicologie (Éditions Classiques Garnier, Paris 2012). Les Cahiers de lexicologie sont publiés par le laboratoire Lexiques, dictionnaires, informatique (lDi, Université Paris 13 – Université de Cergy-Pontoise – Centre national de la recherche scientifique de France).

Les défis contemporains de la lexicographie créole

Les liens complémentaires et fonctionnels qui existent entre la lexicographie créole et la didactisation du créole sont évoqués dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (ouvrage de 381 pages coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol (Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, 2021). La problématique de la didactisation du créole a tôt été exposée par le linguiste Renauld Govain. Dans un texte fort éclairant, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti »,  (Contextes et didactiques, 4, 2014) le doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti consigne en ces termes des questions de fond quant à la didactisation du créole :

« Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. (…) Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. (…) on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. » 

Et lors d’une présentation au Département de français et d’italien à Indiana University, le 11 avril 2018 intitulée « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » , Renauld Govain précise sa pensée comme suit :

« À l’école et à l’université : problème de didactisation – Mais l’enseignement du/en CH [créole haïtien] se heurte à un problème de contextualisation et de didactisation. La contextualisation étant un processus d’adaptation rendant la discipline à enseigner/faire apprendre adéquate aux spécificités des différents facteurs ou éléments qui interviennent dans l’acte d’enseignement / apprentissage (Govain 2013). Parmi les éléments intervenant dans la dynamique de contextualisation, Galisson (1991) retient les huit suivants : sujet (apprenant), objet (langue-culture), agent (enseignant), humain), temps (chronologique et climatique). » Et il poursuit en posant que la (…) didactisation est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (…). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs institutionnels afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) (Govain 2014, 14-15). »

Le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » constitue la première publication scientifique ciblant la didactisation du créole et dans laquelle des spécialistes d’horizons divers approfondissent cette problématique et proposent des solutions marquées du sceau de la rigueur. Quant au volet spécifiquement néologique de la lexicographie créole, notre étude, dans cet ouvrage, a pour titre « La néologie scientifique et technique, un indispensable auxiliaire de la didactisation du créole haïtien ». Elle contribue elle aussi à instituer la modélisation de l’activité néologique sur le registre de l’élaboration méthodique des vocabulaires créoles des sciences et des techniques.

Par l’élaboration d’outils lexicographiques de grande qualité scientifique (dictionnaires, lexiques, vocabulaires spécialisés, glossaires), la lexicographie créole saura à l’avenir contribuer amplement à la didactisation du créole. Dans leur diversité et quant à leur pertinence, les futurs chantiers lexicographiques créoles fourniront à la didactisation du créole un vaste éventail de termes créoles destinés à dénommer les réalités, les objets, les idées, etc. Il faut toutefois rappeler que l’apport de la lexicographie créole ne saurait se limiter à la fourniture de termes à la didactisation du créole : en une démarche transversale et conjointe, il s’agira d’élaborer à l’aide des outils de la lexicographie et de la didactique « un discours créole savant » entendu au sens de l’établissement du « métalangage » dont a besoin le créole pour être véritablement didactisé. Le « discours créole savant » n’est pas celui des communications usuelles entre locuteurs dans la vie quotidienne, il fait plutôt appel à une combinatoire liant les termes aux idées et aux concepts, à l’abstraction et aux différentes formes du raisonnement logique, à la conceptualisation et à la modélisation des corps d’idées. Le linguiste-lexicographe Albert Valdman éclaire rigoureusement la problématique du « métalangage » créole de la manière suivante : « Le handicap le plus difficile à surmonter dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH [créole haïtien] est certainement l’absence d’un métalangage adéquat. (…) Au fur et à mesure que s’étend l’utilisation du CH [créole haïtien] aux domaines techniques, il se dotera d’un métalangage propre à traiter de concepts de plus en plus abstraits. Dans l’attente de cette évolution, la lexicographie bilingue peut affiner ses méthodes, sur plusieurs points: (1) la sélection de la nomenclature, (2) le recensement des variantes et le classement diatopique, diastratique et diaphasique des lexies, et (3) le choix des exemples illustratifs (…) » (voir Albert Valdman : « Vers la standardisation du créole haïtien », article paru dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005 / 1, volume X).

Les défis contemporains de la lexicographie créole sont également de l’ordre de la formation académique des lexicographes et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti a un rôle de premier plan à jouer dans un environnement délétère où l’État haïtien –démissionnaire en ce qui a trait à l’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique historique–, n’accorde aucune véritable priorité à l’éducation en Haïti. La dimension institutionnelle de la lexicographie créole s’avère donc être une exigence de premier plan : la professionnalisation du métier de lexicographe (comme d’ailleurs la professionnalisation du métier de traducteur généraliste ou de traducteur technique et scientifique) passe obligatoirement par une formation adéquate à l’Université. En ce qui a trait à la formation en lexicographie, il est tout indiqué le « Programme de formation en techniques de traduction » mis en route en 2017 à la Faculté de linguistique appliquée (FLA) de l’Université d’État d’Haïti, en partenariat avec l’Association LEVE, soit renforcé par l’introduction de cours spécifiques de lexicographie. L’une des options programmatiques à explorer serait que dès la deuxième année de licence en linguistique la FLA offre une double spécialisation en traduction/lexicographie créole. Cette double spécialisation en traduction/lexicographie créole pourrait être enrichie par l’adjonction de cours en didactique/didactisation du créole. Comme nous l’avons exemplifié plus haut dans cet article, l’un des plus grands défis de la lexicographie créole est la rupture avec l’amateurisme afin de parvenir à une réflexion analytique et à une production scientifique solidement ancrée sur le socle de la méthodologie de la lexicographie professionnelle. C’est incontestablement la seule voie conduisant à la professionnalisation de la lexicographie et à la production d’outils lexicographiques conformes à la méthodologie de la lexicographie professionnelle. La production d’outils lexicographiques créoles de haute qualité scientifique –notamment un dictionnaire unilingue créole et un dictionnaire scolaire bilingue français-créole–, sera d’un apport majeur dans l’enseignement DE la langue créole et dans l’enseignement EN langue créole des savoirs et des connaissances dans l’École haïtienne.

Dans le contexte où depuis la réforme Bernard de 1979 (réforme lacunaire et inaboutie) et depuis la co-officialisation du créole et du français dans la Constitution de 1987, l’État haïtien ne s’est toujours pas doté d’une politique linguistique éducative ; dans le contexte où, au ministère de l’Éducation nationale, diverses formes de « populisme linguistique » cadenassent et désarticulent l’aménagement du créole et sont mises en œuvre à l’aune de l’improvisation tous azimuts –entre autres dans la saga du LIV INIK AN KREYÒL qui se décline en 7 versions différentes élaborées par 7 différents éditeurs–, la contribution de la lexicologie créole ainsi que celle de la lexicographie créole devrait être le lieu d’une remise à plat et d’une rigoureuse redéfinition de la didactique du français langue seconde et de la didactique modélisée du créole selon la vision des langues partenaires et en conformité avec l’article 5 de la Constitution de 1987 (voir notre article « Le partenariat créole-français, l’unique voie constitutionnelle et rassembleuse en Haïti », Le National, Port-au-Prince, 14 mars 2023 ; voir la série d’études de premier plan consignées dans le livre « Cohabitation des langues et politique linguistique / La notion de « langue partenaire » édité en 2015 par la Délégation à la langue française de Suisse ; voir aussi le livre « Le français et les langues partenaires : convivialité et compétitivité » (Presses universitaires de Bordeaux, 2014. Sur le « populisme linguistique », voir l’article de ZiXi Wang, « Idéologies linguistiques et didactique des langues » paru dans Hypothèses – Carnet de recherche, 12 janvier 2015 ; voir aussi l’article de Jean-Louis Chiss daté de 2005 « La théorie du langage face aux idéologies linguistiques » consigné dans G.Dessons, S. Martin & P. Michon (éds.), « Henri Meschonnic, la pensée et le poème », Paris, InPress). Le lecteur désireux d’approfondir la vision des langues partenaires pourra avec profit consulter deux autres publications majeures sur le sujet : « Contacts de langues, politiques linguistiques et formes d’intervention », par Véronique Castellotti, Daniel Coste, Diana-Lee Simon (dans « Contacts de langues » (L’Harmattan, 2003), et « Les langues dans l’espace francophone : de la coexistence au partenariat » des linguistes Robert Chaudenson et Louis-Jean Calvet (Éditions L’Harmattan, 2001).