Conférence sur « Mémoire et oubli » organisée par « Tous créoles! »

memoire_&_oubliL’avenir du passé. Pour une mémoire vivante
— Par Stephan Martens (1)—
Pour Josy-Anne
De l’Afrique du Sud à la Lituanie, de l’Allemagne nazie aux États-Unis, le livre Le Mur de Mémoire d’Anthony Doerr, raconte le temps de la mémoire qui relie les personnages dans six nouvelles, tous hantés par la perte ou la résurgence du passé, et confrontés à ce manque vertigineux de ce qui a été mais n’est plus. À l’image d’Alma, une veuve septuagénaire de Cape Town, qui perdant la mémoire se fait implanter des cartouches de souvenirs dans des orifices crâniens. Elle revit ainsi les meilleurs et les pires instants de sa vie. Elle en a besoin pour continuer à vivre. Les courtes nouvelles montrent le besoin de procréer et l’importance de l’héritage de la mémoire : comme si, le présent n’étant pas rassurant, l’espoir venait par la mémoire2. La mémoire ouvre-t-elle alors la profondeur de l’exis­tence, en recueillant les différents temps de vie, en faisant œuvre de sens pour la vie ? Il est vrai que les êtres, les choses et la nature sont toujours enveloppés de souvenirs et de significations, et les actions cachent des traces du passé.
En tant que thème de recherche, les disciplines les plus diverses étudient la mémoire et chacune la définit de façon différente. Les neurologues se penchent sur les fondements des neurones, les « matériels » de la mémoire. Les psycho­logues étudient les processus mémoriels cognitifs et émotionnels des individus. Les scientifiques spécialistes de la littérature et des arts étudient la mémoire culturelle qui se constitue lentement en tant qu’héritage culturel au travers de textes et d’images. Les historiens mènent des recherches sur la fiabilité de la mémoire de l’homme par rapport aux sources écrites et, de concert avec les politologues, de plus en plus souvent aussi la façon selon laquelle les sociétés (re)construisent leur passé sous des formes symboliques, tels les monuments et
les cérémonies commémoratives, en fonction des besoins de leur présent. Pour les sciences humaines et sociales on peut, selon la politologue Marie-Claude Lavabre, retenir trois paradigmes de la mémoire : l’approche historique des lieux de mémoire de Pierre Nora3, les études sociologiques sur les cadres sociaux de la mémoire dans la lignée de Maurice Halbwachs4 et une perspective centrée sur les dimensions psychologiques de la mémoire à partir des notions de « travail » et de « devoir de mémoire »5, ou encore de mémoire blessée, mises en valeur notamment par Paul Ricœur6. Chaque paradigme cible des échelles, des objets et des enjeux d’étude différents7. Les demandes et revendications mémorielles, les politiques de réconciliation, les notions « d’expiation » et de « repentance » constituent désormais un vaste champ d’étude pour les sciences humaines et sociales. La mémoire est devenue l’objet d’une pratique sociale qui dépasse le simple effet de mode, la mémoire s’est installée au cœur du débat historique tant dans sa partie médiatisée qu’universitaire.
S’il faut maintenir vivant le souvenir, une mémoire excessive peut cependant se révéler aussi dangereuse pour la vie en commun d’une société que son oubli systématique : si la mémoire a pu servir de socle au message clé de l’Union européenne (UE) et à la réussite fondamentale de son projet de réconciliation entre la France et l’Allemagne en particulier, elle a pu, à l’inverse, servir de moteur, sinon de prétexte, à des explosions identitaires qui ont conduit au retour de la guerre dans les Balkans après la fin de la guerre froide8. De quelle mémoire s’agit-il alors, surtout en cas d’événements tragiques et douloureux ? Certainement pas celle qui érige le passé en maître du présent, ni la mémoire dictée comme horizon d’avenir. Une mémoire donc plurielle qui puisse restituer au présent sa capacité d’inaugurer un nouveau commencement ? Cela ne revient-il pas à rechercher, selon la thèse du philosophe Tzvetan Todorov, un « bon usage du passé »9 ?
De la conflictualité des mémoires
Que ce soit pour un individu ou pour un groupe d’individus, le souvenir est ressource de légitimation. La mémoire ne se développe pas dans l’isolement, elle a toujours déjà été dirigée vers d’autres individus et, à l’échelon politique, vers d’autres groupes, où elle « réagit » en fonction d’autres mémoires et se réfère à elles. La subsidiarité du souvenir, qui est aussi extrême pour le trauma­tisme, vaut par principe pour la mémoire. Sans une histoire que nous pouvons raconter à notre sujet, il n’y a pas identité. Cela vaut pour les individus tout autant que pour les groupes. L’histoire que nous apprenons dans les manuels scolaires et qui est commémoré lors des journées anniversaires est en quelque sorte la biographie collective d’une nation qui, toutefois, au même titre que la biographie individuelle, est de nouveau racontée différemment, en particulier après des crises profondes ou des revirements politiques majeurs. L’histoire que l’on se rappelle consolide l’autoportrait individuel au même titre que celui d’un groupe. C’est pourquoi ce qu’on se rappelle ne tient pas compte de ce qui s’est produit à proprement parler, mais de ce dont on peut et on veut plus tard pour raconter une histoire. Ce qu’on se rappelle et ce qu’on ne se rappelle pas du passé dépend en dernier ressort de ceux qui ont besoin de l’histoire et de la raison pour laquelle ils en ont besoin.
Il existe différentes manières de traiter le passé traumatique et cela résulte du fait que le passé se présente de façon différente dans chaque pays. La mémoire des souffrances de ceux qui ont subi le joug d’un régime tyrannique est aussi la mémoire des crimes de ceux qui les leur ont fait endurer. Cette mémoire est douloureuse : pour celui qui ne peut apaiser la souffrance de ses ancêtres, pour celui qui ne peut effacer de la réalité les crimes commis par les siens. Mais la souffrance des uns n’est pas la souffrance des autres. Il ne peut donc exister de culture commune de la mémoire qui couvre toutes les expériences terribles et différentes de conflits internationaux, asservissement de peuples ou guerres civiles. Même l’écrivain André Schwartz-Bart qui considère que la Shoah et l’esclavage antillais sont deux tragédies qui ne s’excluent pas mutuellement, et rapproche les deux tragédies et leurs mémoires respectives dans son œuvre majeure La Mulâtresse Solitude, confiera plus tard, face à la critique, avoir fait fausse route en essayant de parler au nom d’un autre peuple et de rendre un son juste10.
La mémoire est émotionnelle et partielle, c’est pourquoi les mémoires sont conflictuelles. L’historien Karl Jacoby a consacré une étude sur le massacre de Camp Grant, en 1871, en Arizona, où une troupe réunissant Anglo-américains, Mexicains et Indiens Tohono O’odham attaqua une réserve apache, faisant 144 victimes, pour la plupart des femmes et des enfants endormis. La version officielle fit des victimes les véritables coupables et de l’attaque une juste réponse aux atrocités commises par les Apaches contre les colons de l’Arizona, laissés sans protection par les autorités fédérales. L’historien a fait le pari de raconter l’événement du point de vue des différentes parties en faisant entendre d’autres mémoires de l’événement longtemps étouffées et en vient, à partir d’un événement tragique, à exposer quatre mémoires opposées et irréconciliables11. Même parmi les Européens persistent les aspects unilatéraux d’images et de perceptions qui ont très souvent encore une spécificité nationale. Certes, la « Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’Humanité », le 27 janvier (date de la libération du camp d’Auschwitz), fournit l’occasion d’une réflexion sur la Shoah et les autres génocides, ainsi que sur les valeurs fondatrices de l’humanisme moderne, telles la dignité de la personne et le respect de la vie d’autrui12. Pour certains auteurs, cette journée est à l’origine d’une culture du souvenir transnational13. Malgré l’existence d’initiatives intéres­santes, tel le manuel franco-allemand de l’histoire pour les lycéens français et allemands, qui ont un objectif louable de « dénationalisation » de l’histoire pour tenter de créer une mémoire commune, il paraît néanmoins difficile d’édifier et de partager une culture commune du souvenir14. Ainsi, la Première Guerre mondiale n’a pas débouché sur une mémoire unique des Européens ; elle révèle, au contraire des inconscients nationaux singuliers, parfois antagonistes. Cent ans après, la Grande Guerre reste un théâtre mémoriel mettant en scène les psychologies nationales, les plaies du passé et les défis politiques d’aujourd’hui, et divise encore : le livre de l’historien australien Christopher Clark a (ré) ouvert un débat vigoureux sur les origines de la guerre 1914-1918. L’Allemagne, vaincue, était coupable, c’est ce que les enfants apprennent depuis cent ans. Or, aujourd’hui l’hypothèse de la responsabilité partagée des grandes puissances est ouvertement posée15.
La division Est-Ouest persiste par rapport à l’approche différenciée à la Shoah et au Goulag et au souvenir du nazisme et du stalinisme. On reproche, aujourd’hui encore, à l’historien Stéphane Courtois, avec Le livre noir du communisme16, de relativiser le génocide juif en évoquant les 80 à 100 millions de morts dus au communisme. On se souvient aussi qu’au milieu des années 1980 la mise en relation, et en équivalence, du communisme et du nazisme par l’his­torien allemand Ernst Nolte – provoquant, en Allemagne, la célèbre « querelle des historiens » (Historikerstreit) – avait été perçue comme un moyen de relati­viser la criminalité du nazisme en lui trouvant des antécédents soviétiques, car par rapport au racisme nazi perçu comme le mal absolu, le pouvoir communiste était au moins sous-tendu par l’idéal de progrès et l’universalisme marxiste17.

1.– Professeur de civilisation allemande contempraine à l’Université Bordeaux Montaigne.
2.– Cf. Anthony Doerr, Le Mur de la Mémoire. Nouvelles, Paris, Albin Michel, 2013.
3.– Pierre Nora, Les lieux de Mémoire, Paris, Gallimard, 7 vol., 1984, 1986, 1992, 1997.
4.– Cf. Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1925.
5.– La notion de « devoir de mémoire » s’est popularisée en France avec le procès de Klaus
Barbie, en 1987. Elle était auparavant utilisée surtout par les déportés pour évoquer ceux qui
étaient morts dans les camps.
6.– Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.
7.– Marie-Claire Lavabre, « Actualité de la mémoire à l’Ouest », dans M.-C. Maurel, F. Mayer (éds.), L’Europe et ses représentations du passé : les tourments de la mémoire, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 51-64.
8.– Cf. Dominique Moïsi, « L’Europe, continent de la mémoire », dans T. de Monbrial,
P. Moreau-Defarges, (éds.), Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies, Paris, IFRI/Dunod, 2006, p. 41.
9.– Cf. Tzvetan Todorov, Mémoire du mal, tentation du bien, Paris, Laffont, 2000.
10.– Cf. André Schwartz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Le Seuil, 1972.
11.– Karl Jacoby, Des ombres à l’aube. Un massacre d’Apaches et la violence de l’histoire, Toulouse/ Marseille, Anacharsis, 2013.
12.– Le 18 octobre 2002, les ministres européens de l’Éducation nationale adoptent, à l’initiative du Conseil de l’Europe, la Déclaration créant la « Journée de la Mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’Humanité » dans les établissements scolaires des États membres.
13.– Cf. Daniel Levy, Natan Sznaider, « Memory Unbound : The Holocaust and the Formation of Cosmopolitan Memory », European Journal of Social Theory, n° 5, 2002, p. 87-106 ; Harald Welzer (éd.), Der Krieg der Erinnerung : Holocaust, Kollaboration und Widerstand im europäischen Gedächtnis, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2007.
14.– Cf. Aleida Assmann, Peter Novick, « Europe : A community of Memory ? », Bulletin of the German Historical Institute, Washington DC, n° 40, 2007, p. 11-38 ; Ulrike Liebert, Henrike Müller, « Zu einem europäischen Gedächtnisraum ? », Aus Politik und Zeitgeschichte, n° 4, 23.1.2012, p. 40-48.
15.– Christopher Clark, Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.
16.– Stéphane Courtois et. al., Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Paris, Laffont, 1997.
17.– Cf. Steffen Kailitz (éd.), Die Gegenwart der Vergangenheit. Der Historikerstreit und die deutsche

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