Avignon 2016 (1) : Bonjour « Tristesses »

— Par Selim Lander —

TistessesPremier contact avec Avignon après l’introduction aixoise (notre précédent billet) et la demi-finale de la coupe d’Europe de football gagnée par la France avec une étonnante facilité malgré des débuts plutôt laborieux. Débuts laborieux, c’est ce que l’on a envie de dire également à propos de Tristesses, la pièce écrite et mise en scène par Anne-Cécile Vandalem, à la tête de la compagnie « das Fraulein » (laquelle, comme le nom ne l’indique pas, est belge). L’argument relève du théâtre politique : soit « Tristesses », une île danoise anciennement vouée à l’élevage, ruinée à la suite de la faillite de l’abattoir et presqu’entièrement vidée de ses habitants. Restent trois couples, celui de l’ancien patron de l’abattoir, celui du pasteur et celui d’un ex-employé de l’abattoir, la seule famille qui compte deux filles adolescentes. Huit personnes en tout, donc. La pièce commence, au moment où la femme du patron vient de se suicider, par l’arrivée de sa fille venue pour l’enterrement ; celle-ci est par ailleurs le leader d’un parti politique nationaliste et xénophobe. On découvrira au cours de la pièce que la femme n’est pas morte par hasard, et que l’abattoir n’a pas non plus fait faillite par hasard, qu’il y a eu escroquerie aux subventions européennes et que l’argent n’a pas été perdu pour tout le monde.

Le nom de l’île est directement évocateur de l’état d’esprit qui règne sur l’île. A.-C. Vandalem fait référence à Georges Didi-Huberman, lequel associe la tristesse à l’ultra-rationalité, à l’impossibilité de donner un sens aux choses. Elle est, dans ce cas, appréhendée comme un phénomène sociologique (ou socio-politique). On pourrait également faire référence à Spinoza, à la lutte qui se déroule selon lui en chacun de nous entre les affects « joyeux » et les affects « tristes ». Il est clair que les habitants de l’île sont dominés par les seconds, sans que ce soit une suite nécessaire de leur condition (on peut rester joyeux dans des circonstances difficiles) : la tristesse, chez Spinoza, est un phénomène d’ordre moral, pas politique. En fait, les deux sont présents dans la pièce. Tel est en particulier le cas chez le père des deux jeunes filles, qui se montre particulièrement odieux avec tout le monde, à commencer par sa femme et par le pasteur, ses souffre-douleurs préférés : chez lui, la condition de déclassé et le caractère colérique font un cocktail dévastateur. Il ne sera pourtant pas l’instrument principal de la fin tragique d’une histoire traversée par des forces encore plus maléfiques.

Le décor évoque un petit village avec la maison de chacun des couples et sa chapelle. Deux musiciens et une pianiste-chanteuse au grimage mortuaire traversent parfois lentement la scène comme les fantômes des habitants disparus de l’île. Un vidéaste, caché presque jusqu’à la fin du spectacle, filme l’intérieur des maisons. La vidéo – qui semble devoir être un must de cette saison du IN – apparaît ici l’accessoire nécessaire de la pièce en permettant de voir simultanément les actions qui se passent au dehors, sur la place du village, et  à l’intérieur dans les maisons. Même l’usage du micro – dont on use et abuse de nos jours au théâtre – est ici justifié pour faire entendre ce qui se dit dans les maisons.

L’ensemble est esthétiquement réussi, les personnages ne manquent pas de force, la fin apocalyptique est bien amenée et paraît, du coup, (presque) crédible. La réflexion face au discours xénophobe ne manque pas de pertinence : est-il légitime de vouloir garder son identité à tout prix (c’est-à-dire en rejetant ceux qui veulent entrer dans le pays avec leurs couleurs/mœurs/religions différentes ? Le personnage de la chef de parti (qu’A.-C. Vandalem interprète elle-même) a la conviction suffisante pour entretenir le doute chez l’un des personnages qui se trouve contraint d’avouer qu’il « ne sait pas quoi penser » : ce que A.-C. Vandalem décrit « off stage » comme « une situation de tristesse ». Passé le début où l’action peine à se mettre en place, Tristesses est donc un spectacle qui se recommande.

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Contrairement au IN, le OFF compte de nombreuses reprises de l’année précédente. Ce sera cette année l’occasion de ne pas rater le chef d’œuvre de la saison passée, Les Vibrants d’Aïda Asgharzadeh (voir notre billet 2015 (9)). Par ailleurs, plusieurs spectacles montés cette année à Tropiques-Atrium, la scène nationale de Martinique, sont également présents en Avignon : Suzanne Césaire, Fontaine solaire (d’après des textes de S. Césaire), L’Orchidée violée de Bernard Lagier, 4 heures du matin d’Ernest J Gaines, Le Bel Indifférent de Jean Cocteau (voir nos comptes-rendus sur madinin-art.net).