« Le métro fantôme » dans le sombre tunnel de la dépendance / contre-dépendance

Le Métro fantôme les 30 et 31 mai 2014 à 19h 30 au Théâtre A.Césaire de Foyal

— Par Roland Sabra —

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Elisabeth Lameynardie et Eric Bonnegrace, dans « Le train Fantôme », mise en scène de José Alpha

A la lecture de Leroi Jones on peut penser, sans se tromper que la binarité est sœur de la gémellité. L’auteur ne s’embarrasse pas de nuances. Il y a les bons et les mauvais, les noirs et les blancs. Comme le genre est aussi binaire il compose quatre catégories, quatre stéréotypes. Le « mâle » noir est bon s’il est militant, nationaliste culturel, musulman, fier d’être noir, black conscious,. C’est un modèle à suivre. La « femelle » du bon noir est une noire, bien sûr, qui représente la terre nourricière africaine dont elle porte les symboles vestimentaires, la coiffure. Mère avant toute chose elle accepte la domination de son homme devant lequel elle va jusqu’à se prosterner ( Madheart, Leroi Jones). Le « mâle » blanc est mauvais, fondamentalement pervers, c’est souvent un impuissant. La « femelle blanche » est souvent une garce, une putain castratrice ( Lula dans le Métro fantôme) qui n’hésite pas à tuer l’homme noir quand celui-ci ( Clay dans Le Métro fantôme) tente de s’évader de son rôle d’objet sexuel. La « femelle » blanche a peur d’une virilité noire qu’elle ne peut contrôler : elle assassine. Entre ces deux catégories il y a d’une part les « Oncle Tom » qui prétendent manier la culture des maîtres mieux que les maîtres eux-mêmes, déculturés ils usent de grandes phrases et des formules de politesses dénuées de sens, croyant par la répétition mécanique s’assimiler au monde blanc. et d’autre part les « pédés couleur farine« . Ceux- là  » se prennent le crâne à deux mains et susurrent :Ouh ! J’adore Bessie Smith” sans même voir que Bessie Smith est en train de leur chanter : “Tiens, voilà mon cul, mon gros cul noir”. ». Ils adorent Charlie Parker, ils  » ne jurent que par lui, et pourtant chaque fois qu’il souffle dans son saxo, c’est pour [ leur] dire : Allez vous faire foutre, faces de craie, allez tous vous faire foutre !. Et eux, pendant ce temps là, ils font des conférences sur son génie torturé ! Si on lui disait :Charlie, mon fils, jette ton saxo et tu auras le droit de bousiller les dix premiers blancs que tu verras dans la rue !. Il flanquerait son instrument à la mer et il jouerait plus une note de sa vie. Plus une ! « (1)

Pour Leroi Jones la littérature, le théâtre ne valent que dans la mesure où ils permettent une prise de conscience de la nécessité de renverser la domination blanche, aux États-Unis et partout ailleurs, de transformer le monde, de s’approprier le monde pour les Noirs. Dans Le Métro fantôme Clay appelle à la dénonciation des fausses valeurs , à refuser le rationalisme, à privilégier l’irrationnel et la magie, à détruire le mythe de l’intégration pacifique, à mettre en avant la nécessaire captation de la violence blanche et à la retourner contre le monde occidental. Pour Clay ( pour Leroi Jones) la source première de la domination est l’aliénation culturelle. Au commencement était le verbe. Il faut « des poèmes qui tuent » ( Black Art, 1965) .

Et Leroi Jones de nouer le geste à la parole. Militant en phase avec « Nation of Islam » il navigue entre antisionisme et antisémitisme, dérives qu’il reniera en 1980 avant de replonger dans le conspirationnisme en 2002 à propos du 11 Septembre 2001 :  » Qui a prévenu les quatre mille employés juifs du World Trade Center de rester à la maison , ce jour-là« . On ne se refait pas.

L’émancipation, la libération consiste-t-elle à remplacer un maître blanc par un maître noir ? Une révolution complète n’est-elle qu’un retour au point de départ?

On l’aura deviner, ou lu par ailleurs, l’intrigue du « Métro fantôme » s’articule autour de la rencontre, dans le métro donc, entre une blanche tueuse en série de noirs et un Oncle Tom qui confronté à une perverse va prendre conscience de sa « vraie » (double guillemets) identité pour finir assassiné.

José Alpha transpose la pièce dans une rame de métro de la ligne n°6, celle qui va de l’Étoile à Nation par Denfer ( nation part d’enfer?), puis la n° 2 qui fait retour à l’Étoile en passant par Barbès-Rochechouart. Une façon de boucler le cercle, celui de l’enfermement dans des stéréotypes? La francisation voulue le conduit à changer quelque noms. Apparaissent ainsi incongrûment Eugène Mona et Alain-Jean-Marie en lieu et place de Bessie Smith et Charlie Parker. Pas sûr que la clarté du propos y gagne.
Jouée il y a deux ans dans la salle intimiste A. Césaire du lycée Schoelcher la scénographie et la projection du voyage métropolitain en fond de scène s’accommodaient mieux au climat de la pièce, un face à face étouffant de promiscuité, de haine et de désirs. La belle salle du théâtre foyalais paraissait un peu grande, l’espace de jeu pouvait être réduit, les six ou sept sièges semblaient perdus sur le plateau. Ce surplus d’espace est peut-être la cause d’une difficulté pour les comédiens à accrocher leurs textes l’un à l’autre au début de la représentation, un manque de rythme est apparu, qu’ils ont vite corrigé. Élisabeth Lameynardie, sans lien, semble-t-il, de parenté avec l’auteure martiniquaise de contes pour enfants, dispose outre d’une superbe énergie, d’une belle palette de talents qu’elle pourrait valoriser davantage en soulignant les décalages de registres, les nombreuses ruptures de tons qu’impose le rôle de Lula. A vouloir rattraper le rythme manquant du début elle a effacé le tempo, les respirations les pauses nécessaires à l’émergence de la complexité de son personnage. Mais elle n’était pas seule en scène. Eric Bonnegrace, dans le rôle de Clay, n’est pas tout à fait le « jeune homme…habillé avec soin –veston étroit et boutonné haut, cravate rayée, pantalon serré. » que décrit Leroi Jones mais bon la très belle Élisabeth Lameynardie n’a pas non plus de « de longs cheveux roux qui cascadent sur sa nuque et ses épaules. » Elle n’a pas non plus ‘les lèvres […] peintes d’un rouge criard – au goût de quelque amant récent« . Son art de la séduction réside dans une élégance naturelle que le rôle de pute racoleuse et assassine ne parvient pas à effacer et un maniement de sa chevelure qui n’est pas sans rappeler en beaucoup moins caricatural celui d’Amel Aïdoudi (!). Mais il n’est pas sûr que ce qui soit un avantage pour le rôle de Lula le soit pour celui de Clay. Certaines répliques de Lula à propos de l’apparence de Clay et qu’elle lui adresse,semblent convoquer une absence sur scène.

Au delà de ces critiques mineures, il faut souligner la qualité du travail présenté, l’impression d’énergie vivifiante qu’il dégage, et qui est de loin le meilleur de ce que le festival de Théâtre amateur de Fort-de-France a pu nous présenter cette année.

(1) Les passages en italiques sont extraits du texte « Le Métro Fantôme

Fort-de-France le 29 mai 2014

R.S.


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