Aimé Césaire et le trésor national

— Par Kora Véron —
cesaire_glissantLe titre de l’article de Libération publié le 19 septembre : « Édouard Glissant, un Trésor national aux Journées du patrimoine : Les archives de l’essayiste et poète martiniquais sont exposées en avant-première à la chancellerie, à Paris », tout d’abord, étonne : pourquoi diable le ministère de la Justice expose-t-il les archives d’un écrivain, fût-ce pendant les journées du patrimoine, fussent-elles devenues « trésor national » ? Je vérifie donc la procédure du Code du patrimoine relative aux trésors nationaux sur Légifrance, et bien entendu, la Chancellerie n’est — en droit — aucunement associée à la gestion de ces dossiers. En fait si.
J’aurais voulu connaître également les raisons précises qui ont conduit le ministère de la Culture à classer les archives d’Édouard Glissant comme « trésor national », au-delà de l’annonce publiée sur le site du ministère de la Justice, seule source de cet article. Le Code du patrimoine indique qu’il faut que, préalablement, « un certificat d’exportation » ait été refusé par l’administration française. C’est donc que ces archives auraient été acquises à l’étranger, mais où et par qui ? Et quelle somme a ou sera attribuée aux ayant-droit d’Édouard Glissant, s’il s’agit d’argent public. Pas davantage de précision à ce sujet dans l’article.
Mon propos principal n’est pas là, il vise à protester contre une falsification très grossière des faits concernant les relations entre Aimé Césaire et Édouard Glissant.
Lisons tout d’abord l’arrêté du 28 novembre 2014 :
« Par arrêté de la ministre de la culture et de la communication en date du 28 novembre 2014, est refusé le certificat d’exportation demandé pour les Archives personnelles d’Édouard Glissant, vers 1951-2011, cet ensemble, globalement conservé en bon état et s’étendant sur plusieurs décennies jusqu’au décès d’Édouard Glissant, s’avérant capital pour la connaissance de l’œuvre de cette figure emblématique de l’anticolonialisme, proche d’Aimé Césaire, devenu créateur du concept universalisant du Tout-monde, et permettant d’appréhender les modalités de l’élaboration de la pensée d’un auteur à l’univers bien particulier et très reconnu dans le monde francophone. »
Je laisse aux exégèses de l’œuvre de Glissant le soin de commenter le « concept universalisant du Tout-monde », juste une courte citation de l’inventeur du « concept » pour alimenter le débat : « […] Césaire et Senghor représentent l’esprit francophone, une espèce de générosité généralisée, une aspiration à l’universel qui est l’un des grands leurres du XXe siècle. On ne peut pas dire que c’est mal. Que c’est mauvais. Mais on ne peut pas non plus dire que cela recouvre toute la surface d’une réalité. » (L’Humanité, 6 février 2007)
En revanche, je m’inscris en faux contre l’allégation selon laquelle Glissant fut un « proche d’Aimé Césaire » :
Césaire et Glissant n’étaient pas « proches » du point de vue personnel. Ils n’étaient ni amis, ni camarades : ils ne se fréquentaient pas, ni à Paris, ni à la Martinique ; et Césaire ne recherchait pas la compagnie de Glissant, pour ne pas dire davantage. Quand on interrogeait Césaire sur Glissant, il répondait, avec son humour caustique bien connu : « Glissant est glissant ». Et la question était réglée.
Césaire et Glissant n’étaient pas « proches » idéologiquement. Les thèses de Glissant : antillanité, créolisation, métissage culturel … ont été exprimées souvent en réaction à la négritude, même si on ne peut bien sûr pas réduire Césaire à ce terme, datant de 1935. Et Césaire, non seulement n’a jamais souscrit à l’œuvre de Glissant, mais n’a même jamais daigné engager de dialogue conceptuel avec elle dans ses écrits. On trouve bien quelques réactions publiques de sa part dans des entretiens où l’on peut lire qu’il avait tendance à confondre, à tort ou à raison, les idées de Glissant et celles des défenseurs de la « créolité ». Il serait trop long dans un simple post d’argumenter plus précisément, je le ferai en d’autres circonstances. J’indique juste, par un exemple, que Césaire se méfiait de positions qui, selon lui, n’apportaient rien de nouveau et constituaient même une régression risquant de faire ressurgir des préjugés sur l’Afrique :

« Quand j’étais étudiant, tout le monde était créole. […]. Précisément, ce que nous avons voulu faire quand nous parlions de Négritude, c’est approfondir le problème, aller plus loin que cette Créolité qui est évidente, et qui n’est pas niable. […] Pour moi, ce n’est pas révolutionnaire, cela a même été pendant très longtemps réactionnaire, d’où le mépris qu’on avait pour l’Africain, mépris qui continue jusqu’à présent. » (entretien d’Aimé Césaire du 8 juin 1995 dans France-Antilles ; je me permets de renvoyer à mon livre : Les Écrits d’Aimé Césaire -Biobibliographie commentée (1913-2008). Honoré Champion, mai 2013, p. 716).
Le seul moment où Césaire aurait pu s’allier à Glissant, c’est en novembre 1963, quand il intervint devant la 16e Chambre correctionnelle du Palais de Justice de Paris, au procès des dix-huit jeunes Martiniquais, membres de l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste martiniquaise (Ojam). Ce groupe était issu de la dissolution, par le gouvernement français, du Front antillo­guyanais pour l’autonomie, créé, en avril 1961, autour notamment d’Édouard Glissant et du Martiniquais Marcel Manville, du Guadeloupéen Paul Niger, et du Guyanais Justin Catayée. Césaire témoigna alors en faveur de jeunes gens accusés de complot contre l’intégrité du territoire, car ils étaient à ses yeux des intellectuels en quête de vérité, traumatisés par la violence de la situation martiniquaise, déçus par les promesses jamais tenues de la France, et frustrés par une décolonisation accomplie ailleurs sauf à la Martinique où, au contraire, les pouvoirs du préfet s’étaient accrus (Les Écrits d’Aimé Césaire, p. 362). Sauf que Glissant n’était pas présent. Catayée et Niger non plus, mais ils étaient morts en 1962 dans le même accident d’avion ; maître Manville, en revanche prit la défense du groupe.
Pour finir, je suis donc prête à parier fort cher que l’assertion du ministère de la Justice — et par conséquent de l’article —, selon laquelle les archives d’Édouard Glissant comportent une « une riche correspondance » avec Césaire est fausse. J’ouvre les paris également pour celle de Leiris, qui, lui, fut véritablement un « proche » de Césaire.
Que les archives de Glissant soient acquises par la France, soit, on verra bien ce qu’elles contiennent précisément quand elles seront consultables. Certains offrent leurs documents à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, à la Bibliothèque nationale, ou à l’Imec. Il n’aurait pas été absurde, en outre, que ceux de Glissant eussent été confiés aux Archives départementales de la Martinique. Ses ayant-droit ont fait un autre choix et ça les regarde. Cependant, valoriser officiellement ce « trésor » par une prétendue proximité entre Glissant et Césaire qui serait attestée par leur « riche correspondance » relève à la fois du contresens et de la contre vérité. D’ailleurs, ne serait-ce pas également désobligeant pour Glissant.

Le 20 septembre 2015,

Kora Véron

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