Pourquoi la France doit sauver le portrait de Zaga Christ

— Par Claude Ribbe, écrivain —
TRIBUNE. Un portrait de Zaga Christ, peint vers 1700, […est passé ]  en vente publique samedi, à l’hôtel Drouot. Claude Ribbe, écrivain, auteur du « Chevalier de Saint-George » (éditions Tallandier) dénonce le fait que l’œuvre risque de probablement rejoindre les collections d’un musée étranger et non celles d’un musée français. 

Illustration : Il s’agit d’une rare copie d’un médaillon exécuté en 1635 à Turin par une femme peintre, Giovanna Garzoni. © Giquello et associés, commissaires-priseurs

Voici sa tribune : « Un exceptionnel portrait de Zaga Christ, peint vers 1700, va passer en vente publique le samedi 21 janvier 2023 à l’hôtel Drouot. Dans le monde de l’art, et parmi les personnes concernées par la mémoire de la diaspora africaine, c’est un évènement. Il s’agit d’une rare copie d’un médaillon exécuté en 1635 à Turin par une femme peintre, Giovanna Garzoni, qui fut une amie du modèle. Le médaillon a été acquis en 2021 par l’Alien Memorial Art Museum de l’Oberlin College. Aux États-Unis, dans l’Ohio.
Cette belle aquarelle et gouache sur papier vergé représente un jeune homme africain élégant, habillé en homme de qualité. Prince d’Éthiopie, il était venu à Paris solliciter l’appui du roi de France pour récupérer un trône qu’il disait usurpé. Ses aventures ont défrayé la chronique. Dénigré par les jaloux, mais protégé par Richelieu, il est mort à Rueil en 1638 et repose aujourd’hui dans cette église, probablement sans que les Rueillois le sachent. Mais, comme d’autres héros fédérateurs, directement ou indirectement originaires d’Afrique, Zaga Christ ne semble pas intéresser outre mesure les Français. En tout cas, pas les Français qui décident.

Je lui ai pourtant consacré un chapitre d’un livre publié il y a sept ans. Et je ne suis pas le seul. Il en va de même pour des figures fédératrices comme la « mauresse » de Moret, le général Dumas, le chevalier de Saint-George, Fortunée Hamelin, Guillaume Guillon Lethière, Félix Éboué, Gaston Monnerville, et tant d’autres, qui font pourtant partie de l’histoire de France. Malgré la volonté publiquement exprimée au Sénat en juin 2020 par le Premier ministre, Édouard Philippe, et le vote unanime du Conseil de Paris en février 2021, on attend toujours les crédits promis par l’État pour remplacer, dans la capitale, la statue du général Dumas, détruite par les collaborateurs en 1943.

Quant au chevalier de Saint-George, il a fallu que ce soit Hollywood – en l’occurrence les studios Disney Searchlight – qui engage les moyens d’une production à la hauteur pour relater la vie de ce héros pourtant tellement français. La sortie mondiale en est prévue au début du mois d’avril 2023. On peut s’étonner que notre pays, dont le système cinématographique repose largement sur l’État, n’ait eu aucune initiative ni aucune participation à ce projet et qu’en conséquence, il ait été entièrement développé et tourné à l’étranger.

« Cette attitude systématiquement misérabiliste qui entretient l’ignorance a évidemment l’avantage de faire croître les préjugés »

Récemment encore, Euzhan Palcy, éminente cinéaste martiniquaise, était récompensée à Paris par la SACD sans qu’aucun officiel ne soit présent et c’est encore Hollywood qui l’a consacrée en lui décernant un Oscar pour l’ensemble de sa carrière. Ce qui, bien évidemment, a quand même suscité quelques tweets de personnes autorisées. A posteriori. Ignorance de pouvoirs publics mal conseillés ou volonté délibérée ? Tout se passe comme si les individualités remarquables et fédératrices de la diaspora africaine qui ont compté en France ou qui comptent encore étaient volontairement laissées de côté, comme si l’on voulait montrer que ce qui vient d’Afrique ou des anciennes colonies esclavagistes des outre-mer est toujours négatif et source de problèmes.

Cette attitude systématiquement misérabiliste qui entretient l’ignorance a évidemment l’avantage de faire croître les préjugés. On en connaît les résultats. Outre qu’elle est injuste à l’égard de nos outre-mer, et humiliante dans nos relations avec d’autres pays occidentaux qui, eux, savent parfaitement traiter ces problèmes, confier les dossiers aux bonnes personnes, et mettre en place ou utiliser les bonnes institutions, cette posture sournoise est contreproductive à l’égard d’anciennes colonies qui peuvent y voir comme une pointe d’arrogance, peu en rapport avec la situation actuelle de la France dans le monde, et pas seulement en Afrique.

Il a fallu que ce soit une enquête très fouillée du New York Times qui révèle, au printemps de 2022, comment la France s’y était pris, une vingtaine d’années plus tôt, pour éviter de faire face à ses responsabilités à l’égard de la République d’Haïti et déstabiliser un peu plus une ancienne colonie longtemps exploitée par l’esclavage, puis rançonnée. Depuis vingt ans, je réclame la mise en place d’un musée, à Paris, qui valorise les héros et héroïnes rassembleurs qui ont compté dans notre histoire, mais qui ont été discriminés par les préjugés.

Les bâtiments publics à l’abandon ne manquent pas. Tout le monde sait très bien de quoi je parle, puisque des expositions intéressantes, comme Le modèle noir, sont parfois consacrées à ces sujets, grâce aux initiatives courageuses de quelques conservateurs, que le succès vient couronner. Mais il est probable que, faute de volonté politique, à l’heure où le buste d’Aimé Césaire est souillé de peinture blanche à Sarcelles, sans que personne ne pipe mot, le beau portrait de Zaga Christ, plutôt que d’être l’une des premières pièces d’un nouveau musée parisien qui serait pourtant d’utilité publique et ferait honneur au pays des droits de l’homme, vienne discrètement enrichir, comme d’habitude, les collections d’un musée étranger. »

Tribune parue dans le JDD du 20 janvier 2023 Le JDD