« Je m’en fous », disait Agota Kristof

— Par Didier Jacob —

Tic-tac de l’horloge dans l’appartement sombre où la romancière se tait. Agota Kristof est un écrivain pauvre de paroles. Auteur du «Grand Cahier», cet exercice de cruauté qui la fit connaître, en 1986, comme la fille de Beckett et de Cioran, elle n’a faim de grandes phrases ni de hautes significations.

Composé de textes anciens retrouvés aux archives de la Bibliothèque de Berne, son livre «C’est égal» est un magnifique précipité d’inquiétude et de découragement, une suite de textes réalistes et absurdes qui semblent avoir été jetés, il y a quarante ans, dans une boîte aux lettres dont le facteur viendrait seulement de relever le courrier.

Comment Agota, jeune fille née en 1935 dans un petit village hongrois, en est-elle arrivée là? Elle grandit au milieu des poules, des oies et des canards, dans une ferme dénuée de tout confort – électricité, téléphone, eau courante et pain quotidien. Avec la guerre, l’enfance a faim. Mais l’amour la console des brûlures d’estomac:

« J’avais 6 ans. J’étais amoureuse du pasteur, qui venait souvent à la maison. Il m’adorait, et il avait promis de m’épouser quand je serais grande. Mais il s’est marié avec une autre. Alors je me suis dit: même les pasteurs mentent. Une impression atroce.»

Elle devient garçon manqué sous l’autorité du frère aîné, son autre passion de toujours. «Il nous punissait. Il était un peu méchant même. On l’adorait.» Car le père d’Agota n’est pas un père pour elle. «Il enseignait. Et il lisait, et il écrivait; toujours à son bureau. Assez sévère.» Dans le dernier conte de «C’est égal», elle se souvient de cette silhouette austère qu’elle n’a jamais vraiment aimée: «Nulle part mon père ne s’est promené avec moi la main dans la main.»

A 9 ans, Agota Kristof s’installe dans une petite ville qui servira de décor imaginaire au «Grand Cahier». Pendant quelques années, elle joue les soeurs casse-cou, quand elle n’est pas occupée à lire avec son frère. «Ça faisait pleurer ma mère, qui était jalouse de notre amour des livres.»

A 14 ans, elle entre dans un pensionnat sévère, à 20 kilomètres de là. «Ce fut un déchirement terrible. On n’avait pas la permission de sortir, mais moi, le dimanche, je fuyais, je revenais dans ma maison.» Revenir toujours, mais devoir tout abandonner sans cesse. Eternel drame d’Agota Kristof.

C’est 1956, bientôt l’écrasement de la révolution. Le mari de la jeune femme a fait deux ans de prison en URSS. Il décide de fuir à travers bois, direction l’Autriche. Agota Kristof quitte tout, son bébé de 4 mois dans les bras. Pendant la révolution, les gardes-frontières avaient été démobilisés et remplacés par des Russes, qui tiraient en l’air, mais se fichaient au fond des silhouettes suspectes qui se glissaient entre les neuf lettres du mot «frontière».

Agota et sa petite famille se retrouvent donc en Suisse. «Je ne fuyais pas volontiers. Si j’avais su que je resterais toujours, je ne serais pas partie. Oui, je regrette ce choix.» La phrase tombe, comme une feuille de papier dans la corbeille de la vie. «Atroce», dit-elle encore. Mais la liberté d’expression? «Je n’étais pas mieux ici.»…

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