—Par Manuel Norvat —

La préoccupation d’Édouard Glissant, c’est avant tout le monde. Dans le manifeste intitulé Pour une littérature-monde, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Glissant est explicite sur ce point :
« S’agissant de poésie et de politique, je crois [dit-il] avoir toujours obéi à un instinct qui me portait d’abord à considérer que l’objet le plus haut de la poésie était le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer1 »
Cet allant, ce goût pour l’altérité, puisque le monde tel qu’il est appréhendé par l’auteur n’est qu’altérité ; ce souci du monde, de l’ouverture, du laisser advenir, au lieu d’un enclos de soi, n’est pas l’appétit des écrivains prisonniers des enracinements, disponibles ainsi à toutes les dérives. Le cas de Maurice Barrès en est un exemple éloquent. Le prestige littéraire voilera de son mieux l’obscurantisme de cet écrivain. « Les étrangers n’ont pas le cerveau fait comme le nôtre » écrivait-il. Par une dénégation aux loges de l’immonde l’un de ses épigones Antillais qualifia les Juifs d’« Innommables »2.

Je pleure Aimé Césaire aujourd’hui. C’est l’heure où j’ai autant envie de garder le silence car tout ne peut être dit de ce qui n’est pas chanté dans le chant. Je pleure Aimé Césaire aujourd’hui… J’entends les démons vibrant de mort qui versent la mort sur l’homme. J’entends le vent d’îles, « la brise de mer est sur les cayes ». La Martinique, caye qu’il a tant aimée et parcourue au gré des chemins-chiens. Mais la naissance, la vie, la mort et la résurrection du poète agrandissent son île à la démesure de l’univers.
Il est extrêmement frappant de voir qu’en Martinique chacune et chacun a un Césaire à raconter. Son Césaire. Le grand homme, il est vrai, a de quoi nourrir diversement les uns et les autres : noir, poète, élu, humaniste. Il a, peu ou prou, accompagné tous ses compatriotes de son île natale.
On peut débarquer du « 9-3 », être nourri de la culture des banlieues, être porteur d’une identité bâtarde, avec du martiniquais mêlé à bien d’autres origines, et être néanmoins capable de s’adresser aux Antillais d’ici, à ceux qui ont fait le choix de rester dans le pays du premier exil, le pays des anciennes humiliations et des douleurs jamais complètement effacées. A en juger par l’émotion qui a saisi les spectateurs, D’ de Kabal, l’auteur et principal interprète d’Ecorce de peines, présentée à Fort-de-France le 17 avril, a su les toucher au plus profond et, qui sait ? leur apprendre quelque chose d’eux-mêmes qu’ils ignoraient, comme la fraternité profonde qui les lie aux « sauvageons » des banlieues, à l’égard desquels il leur arrive pourtant – quand la violence se met à déferler sur les cités – de tenir des propos dépourvus de toute compréhension.

Les comédiens et les comédiennes sont des êtres insupportables. Narcissiques, auto-centrés, mégalomanes, d’une redoutable fragilité qui se pare de la robe de l’infantilisme le plus indécrottable, on ne peut que les haïr de ne pouvoir faire du théâtre sans eux. Et pourtant… l’adage est bien connu qui affirme que l’on apprécie les gens que pour leurs qualités alors qu’on les aime pour leur défauts. Jandira de Jesus Bauer a été comédienne, ce qui explique pourquoi elle est sans doute assez folle pour s’embarquer avec trois comédiennes antillaises et monter « Les Bonnes » à Fort-de-France. Le résultat est à la mesure de l’entreprise, décalé, iconoclaste et fidèle, inventif et décapant, mais surtout réussi. 


Mise en sc
