Nous avons tous un Césaire à raconter

 — par Patrice Louis —

 

  aime_cesaire-7Il est extrêmement frappant de voir qu’en Martinique chacune et chacun a un Césaire à raconter. Son Césaire. Le grand homme, il est vrai, a de quoi nourrir diversement les uns et les autres : noir, poète, élu, humaniste. Il a, peu ou prou, accompagné tous ses compatriotes de son île natale.

 

La première image qui vient remonte à l’après-guerre. Pour la première fois, les femmes vont voter. Aimé Césaire, jeune professeur au lycée Schoelcher, se présente. Une « marchande », archétype du petit peuple, annonce fièrement : « Je vais voter pour la grammaire. » Les liens se tissent solidement entre les Martiniquais et l’intellectuel, écrivain naissant issu de Normale sup, pétri de latin et de grec tout autant que convaincu de la richesse des civilisations africaines d’où viennent ses ancêtres asservis. Pendant un demi-siècle (maire de Fort-de-France cinquante-cinq ans, député quarante-huit ans), le héraut de la négritude a représenté son île. Il n’est guère d’autres terres au monde incarnées par un poète, sauf, précisément, le Sénégal, avec Léopold Sédar Senghor, cofondateur du concept avec l’Antillais.

 

Ma première rencontre avec Aimé Césaire remonte à trente ans quand je lui ai proposé pour une radio martiniquaise d’enregistrer un « mémorial oral ». Il m’a gentiment éconduit. Je l’ai retrouvé au début de ce siècle avec mon retour dans l’île dans l’espoir notamment d’y écrire des livres. Au moment du centenaire de l’éruption de la montagne Pelée de 1902, j’en commis deux. C’est après que je me suis lancé dans un ABC… ésaire. Sans le précédent du volcan, je n’aurais jamais eu l’outrecuidance d’écrire sur Césaire. Mais abordé comme l’autre sommet de la Martinique, cela me semblait évident.

 

Lui ayant présenté mon manuscrit, Aimé Césaire eut la bonté de considérer que je l’avais lu « intelligemment ». Du coup, je lui proposai des entretiens pour la télévision, qu’il accepta. C’est ainsi que j’ai réalisé l’un des rares récits sur sa vie et sur son oeuvre devant des caméras – « M. Louis, ce projet m’épouvante », ont été ses premiers mots.

S’il faut ne retenir qu’un épisode, mon Césaire à moi est là. A un moment, je lui rappelle, ouvrage en main, une phrase de Tropiques, revue éditée sous le régime de Vichy, particulièrement sévère en Martinique : « L’ombre gagne… » Il me demande le livre et lit lui-même (Césaire ayant toujours été le meilleur interprète de Césaire) : « Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n’importe lesquels d’entre ses fils. Les plus humbles. L’ombre gagne… Ah ! tout l’espoir n’est pas de trop pour regarder le siècle en face ! »

Aux mots « les plus humbles », dans un geste spontané proprement stupéfiant, Césaire posa son index sur son coeur, révélant, si besoin était, une humilité permanente.

Après ces retrouvailles, Aimé Césaire m’a reçu régulièrement. Je frappais à la porte du bureau, où il continuait de venir chaque matin, et il m’ouvrait. Chaque visiteur peut témoigner de sa gentillesse. Il racontait volontiers sa rencontre avec Senghor au lycée Louis-le-Grand, l’Africain son aîné lui lançant : « Qui es-tu bizut ? – Je m’appelle Aimé Césaire et je viens de la Martinique – Eh bien, bizut, tu seras mon bizut. » Ils ne se quittèrent jamais vraiment : « On a beaucoup discuté ensemble, on s’est disputé ensemble, toujours réconcilié et fraternellement. »

Il parlait, je l’écoutais. Je sortais heureux, comblé à chaque fois – plus encore (humaine faiblesse) quand il m’a dit : « Je vous adopte », ou quand il m’a qualifié de « vieux complice ». Notre dernier entretien remonte au 3 mars. J’étais venu lui parler de Barack Obama. Il était très faible mais l’esprit encore vif, même s’il connaissait de naturels moments de faiblesse. « Tout s’en va », me disait-il souvent, montrant son corps qui le lâchait.

Ce matin-là, il réussit une fois de plus à m’épater. Il lui eût été facile, à lui que ses thuriféraires avaient défini comme le « nègre fondamental », de couvrir l’Américain de couleur de compliments. Mais non : « Je ne connais pas assez son programme », me confia-t-il, ajoutant en substance que la couleur de la peau ne suffisait pas pour qu’il le soutienne. L’universel, toujours…

La dernière occasion de le voir relève, une fois de plus, d’un concours de circonstances, du « hasard objectif » cher aux surréalistes dont il fut si proche – ne jamais oublier la fascination qu’il exerça sur André Breton. C’était le 10 avril, lendemain de son arrivée au CHU de Fort-de-France. Il était inconscient. J’ai pu passer de longues minutes en un tête-à-tête silencieux. Dans la chambre 535, il avait sa belle tête couronnée de cheveux blancs posée sur un oreiller, le visage apaisé. La fenêtre ouvrait sur la nature et je me suis souvenu qu’à la fin de sa vie, les après-midi, Aimé Césaire, l’Aimé Césaire de chacun et de tous, mon Aimé Césaire, se faisait conduire dans la Martinique profonde où il parlait aux arbres.


Patrice Louis est journaliste, correspondant du « Monde » en Martinique, auteur de l’ABC… ésaire (Ibis rouge, 2003) et de Conversations avec Aimé Césaire (Arléa, 2007).

 

 

Article paru dans l’édition du 19.04.08LE MONDE DES LIVRES | 18.04.08 | 11h09  •  Mis à jour le 18.04.08 | 11h09