Habiter « le pan d’un grand désastre »

— Par Jeanne Wiltord —

Je remercie, Mme Suzanne Ravis et M. Georges Aliker de m’avoir transmis certains documents sans lesquels je n’aurais pu écrire ce texte.

«Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur à l’abrutir au sens propre du mot… et montrer que chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère…il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.»

A. Césaire Discours sur le colonialisme (1950)

«C’était l’inconscient qu’on leur avait vendu en même temps que les lois de la colonisation, forme exotique, régressive, du discours du maître, face du capitalisme qu’on appelle impérialisme.»

J. Lacan, L’envers de la psychanalyse (18/02/1970)

Dans son numérod’Avril -Juillet 1955, la revue «Présence Africaine» publiait un poème d’Aimé Césaire intitulé :

« Réponse à Depestre, poète haïtien

(Éléments d’un art poétique).

En 1976, une version différente de ce poème a été publiée1 sous le titre :

«Le verbe marronner à René Depestre, poète haïtien».

Pour éclairer mon propos, je ferai référence au poème publié en 1955.

Le poème de Césaire répond à une lettre de Depestre publiée dans le n°du 23 juin 1955 de la revue «Les Lettres Françaises», revue culturelle du Parti Communiste Français, dans laquelle il écrivait son ralliement aux propositions poétiques que défendait Louis Aragon dans le « Journal d’une poésie nationale ».

Pourquoi, plus de cinquante ans plus tard, faire retour sur ce poème ?

Originaire d’un département français d’Outre-Mer, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, Aimé Césaire qu’André Breton tenait pour «le plus grand poète de langue française», n’a cessé d’affirmer : « où que j’aille, je reste un nègre déraciné des Antilles ». Les termes et l’enjeu du débat que ce poème a initié en 1955, peuvent éclairer selon moi,les contraintes subjectives inconscientes que rencontrent dans leur rapport à la langue française, nombre d’hommes et de femmes, citoyens français, dont les histoires singulières, sont nouées à l’histoire de la colonisation française.

Maryse Condé a souligné2 l’importance majeure qu’a eue à l’époque ce débat dans le monde littéraire caribéen francophone, alors même que, hors la revue Présence Africaine3, il n’avait pas eu de réel écho dans le monde littéraire en France et reste encore largement méconnu.

Ce silence persistant (même dans des écrits à propos de l’œuvre de L. Aragon4) pose une question restée non articulée. Que pouvons -nous en entendre ?

Sans doute un embarras. Embarras, à penser un type de malaise dans la culture, celui qui a organisé les sociétés des «vieilles colonies» de la France et dont la société de la Métropole imaginait jusqu’à récemment, pouvoir faire l’économie.

Ce malaise est lié au mode de colonisation inédit (colonisation esclavagiste et racialisée), que l’expansion du capitalisme marchand européen a dès le XVIe siècle, organisé aux Antilles. Ces sociétés coloniales ségrégatives se sont structurées à partir d’une violence réelle et d’une dégradation de la dimension symbolique du langage marquée par le privilège donné dans les relations sociales à un trait de différence visible du réel du corps, la couleur de la peau. Un tel privilège s’est établi au détriment du trait de différence symbolique du langage qui fonde dans l’inconscient, la différence des sexes et la dimension du désir.

Mis à l’écart et incarnés dans l’ailleurs colonial, ce malaise et ses conséquences subjectives sont ainsi restés largement impensés dans la société de la Métropole.

Les conséquences subjectives et sociales de ce malaise ne cessent pas d’être repérables pour les psychanalystes dont la pratique s’inscrit dans ces sociétés.

J’ai précédemment souligné5 à quelle inflation de l’imaginaire conduit une telle dégradation du symbolique tant dans les stratégies sociales et dans les choix amoureux que pour certaines paternités dont le support a à être ainsi «sensorialisé» (nécessité pour certains hommes de « voir » leur enfant pour lui transmettre leur nom. Ainsi, ce qui fonde la rencontre entre un homme et une femme ne relèverait plus du désir et de la structure symbolique du langage, mais serait réduit à l’obscénité d’un signe visible à travers des différences de couleur de peau.

En rupture avec le discours coloriste colonial, le débat qui a occupé ces poètes et écrivains francophones de la Caraïbe dans les années 1955, situe la question à laquelle ils ont été confrontés, dans le champ du langage, au niveau de la structure même du langage.

Le sous-titre donné en 1955 par Aimé Césaire à sa «Réponse à Depestre, poète haïtien» est explicite. Il s’agit pour lui de rappeler les «éléments d’un art poétique».« Le poète quoi qu’il en sache et même s’il ne le sait pas, réintroduit que ce qu’il sait et manipule c’est la structure du langage et non pas simplement de la parole »5 nous rappelle J. Lacan.

Que ce débat sur le rapport des colonisés à la langue française ait été initié par Aimé Césaire, peut étonner. Césaire est alors arrivé au faîte du parcours le plus prestigieux d’études littéraires françaises en 1939, a écrit, publié «Cahier d’un retour au pays natal», fondé avec les poètes Senghor et L-G Damas, le mouvement de la Négritude et rapporté en 1946 à l’Assemblée Nationale française, la loi dite «loi d’assimilation» qui instituait les «vieilles colonies» de la France en départements d’Outre-Mer. Mais il est nécessaire de saisir ces différents éléments dans la complexité où ils se tissent, pour prendre la mesure de l’extrême complexité des conséquences subjectives de certaines modalités d’intégration actuellement proposées.

Le recours métaphorique que fait A.Césaire dans ce poème à l’expérience du nègre-marron, précise l’enjeu de sa «réponse à René Depestre, poète haïtien».

Parce qu’«ils arrondissent cette saison des sonnets », il y a à dés-apprendre. Dés-apprendre une certaine manière de compter dans la mesure, dés-apprendre « les formes qui s’attardent » pour « laisser se lever la bourrasque ». Nécessité de dés-apprendre un certain rapport à la langue française, de «marronner» des formes traditionnelles de la poésie qu’ils ont apprises :

« et pour les grognements des maîtres d’école

assez

marronnons les Depestre marronnons les

comme jadis nous marronnions nos maîtres à fouet».

Le mot « marronner » venu de l’espagnol « cimarron »fait résonner une expérience inouïe de liberté que des esclaves refusant l’asservissement, arrachaient au pouvoir des maîtres coloniaux pour devenir des esclaves marrons et la vivre en marge de l’espace de la Plantation.

Le projet de tout poète, libérer la langue de son usage habituel, comporte me semble t’il un enjeu subjectif singulier quand un poète écrit dans un champ culturel structuré par une dégradation de la dimension symbolique du langage.Un peu plus d’un siècle après l’abolition de l’esclavage, pour ces poètes de l’espace caribéen, comme pour la grande majorité des descendants d’affranchis, la langue française n’est pas parlée dans les familles, c’est une langue apprise à l’école.

Libérer la langue française de son usage impose à ces poètes une exigence éthique : dés-apprendre pour aller, dans cette langue, à la rencontre du silence de la parole des ancêtres. Dés-apprendre un certain rapport à la langue française, c’est «marronner» des formes traditionnelles de la poésie qu’ils ont apprises :

« …Marronons les Depestre, marronons les

Comme jadis nous marronnions nos maîtres à fouets.»

Un jeune Français dont les parents algériens partis d’Algérie avaient immigré en France, parlait de ce départ dont ses parents ne pouvaient rien dire. «Les raisons économiques qu’on avance laissent de côté leur histoire de départ… Les enfants de la deuxième génération ont à faire un retour qui vient en écho à la dette des parents qui sont partis. Chacun va le faire à sa façon. Pour certains c’est par le retour à la tradition, pour d’autres c’est le retour au pays pour construire une maison, faire des cadeaux à ceux qui sont restés, pour d’autres c’est par la culture, par la religion, pour d’autres c’est par la langue».

Mais pour ces écrivains francophones de la Caraïbe, partis du pays natal de la langue parlée avec leurs parents, dans quelle langue  aura pu s’inscrire leur dette symbolique ?

Dans la langue créole ?

Parlée dans leurs familles, cette langue a connu depuis l’abolition de l’esclavage et avec le développement de la scolarisation une infériorisation progressive par rapport à la langue française. Elle n’a pas dans les années cinquante d’écriture formalisée, est totalement exclue du champ des apprentissages scolaires et de la connaissance ainsi que des lieux de représentation du pouvoir politique.

Progressivement dé-légitimée dans le champ social et culturel où elle a pris statut de langue des nègres, de l’ignorance et de la pauvreté, son usage s’est trouvé progressivement limité, à l’espace familial domestique dans les milieux économiquement aisés, aux milieux populaires et à toutes les relations de travail manuel.

Césaire n’a pas choisi d’écrire en créole.Non pas que cette langue soit pour lui «frappée d’une tare originelle», mais parce que le niveau de cette langue «resté au stade de l’immédiateté, incapable d’exprimer des idées abstraites, indique l’un des aspects du retard culturel martiniquais6».

Il paraît difficilement concevable que la radicalité du projet poétique d’Aimé Césaire ait pu être tenu dans une langue née dans l’expérience de survie, de violence réelle et de dégradation de la dimension symbolique, dans cet «extrême de la colonisation», qui a forgé les sociétés antillaises.

Dans les échanges sociaux ou dans les psychanalyses(son usage y est rare et pose dans le maniement du transfert des difficultés complexes), elle fait actuellement entendre une équivocité sexuelle indiquant un rapport métonymique à l‘objet de jouissance mal limité par le refoulement.

Dans la langue française ?

Les apprentissages scolaires imposent à chaque enfant quelle que soit la langue qu’il parle dans sa famille, de renoncer à la langue du commerce privé avec sa mère et de négocier son propre désir de savoir par rapport aux demandes différentes, celles de ses parents (Autre parental) celles de l’Autre social que relaie l’exigence d’apprendre de l’institution scolaire.

Pour les enfants créolophones, la langue transmise par leurs parents, située dans un rapport de diglossie par rapport à la langue française enseignée à l’école, est disqualifiée en langue «malélevée», marquée par la honte. Apprendre à «parler français» c’est apprendre à être «civilisé», c’est aussi soumettre le savoir inconscient structuré dans les premiers échanges langagiers, à une opération de déni. C’est participer au déni «culturellement institué»7 dans ces sociétés coloniales et tenter de faire fonctionner un refoulement d’emprunt. «Tu iras à l’école», dit Man Tine à José, le petit-fils qu’elle élève,8 «pour apprendre un brin d’éducation et à signer ton nom».

La tâche des poètes francophones de la Caraïbe, rappelle A.Césaire à son ami Depestre, est de «marronner» de la langue française que le maître colonial «historiquement, à travers le viol d’une usurpation culturelle» a prétendu s’approprier pour «faire croire qu’il avait avec elle des rapports de propriété ou d’identité naturels, nationaux,congénitaux, ontologiques12».

Trouver un «chez soi», une «habitation», dans cette langue, c’est pour Césaire, «infléchir» la langue apprise pour «la porter à ce maximum d’écart avec elle-même qui lui ferait parler une autre langue13». « Nous n’avions pas le choix : nous sommes le produit d’une civilisation, d’une culture, nous étions formés à l’école française et nous ne pouvions que l’accepter14». L’accepter mais pas sans «savoir quel usage nous allions faire de cette langue… nous servir du français en le pliant à nos exigences intérieures14»

C’est se risquer à faire fonctionner une langue étrangère dans la position paradoxale décrite J Altounian ; que dans cette langue étrangère, «puisse opérer la transmission d’un héritage inintégrable symboliquement par les parents15

Si la langue française n’est pas pour Césaire une langue «étrangère», je fais ici l’hypothèse de l’impossibilité à laquelle il a été confronté d’y trouver un «chez soi», une «habitation», tant que cette langue est restée pour lui la langue de l’école coloniale, dans laquelle ses ancêtres étaient désignés « nègres-esclaves ». Il lui aura fallu rendre subjectivement «habitable» la langue que le maître colonial a prétendu s’approprier. C’est dire qu’il lui aura fallu en faire le lieu d’une transgression, pour nommer le désastre symbolique colonial où son histoire singulière a eu à se construire et pour y trouver enfin le lieu de son énonciation inconsciente, où il pourra soutenir son désir. Il s’agit d’une « opération symbolique par laquelle le sujet doit venir se loger, c’est un impératif éthique, dans le lieu de son énonciation inconsciente. Il doit se reconnaître chez lui, là où son désir s’articule…16» .

Pour que se fasse une telle opération psychique, il ne suffit pas de «bien-parler-le-français», c’est-à-dire de parler une langue «châtiée»,bien apprise, hantée par le souci de la faute. Il y a à opérer dans cette langue un double renoncement. Renoncer au rapport à la jouissance dans laquelle le discours colonial voulait maintenir les nègres et renoncer à maintenir la langue française en position d’idéal, ne pas réduire la poésie à une poésie d’imitation, à une «poésie de décalcomanie» dira Césaire.

Grâce à sa puissance poétique et à sa «formidable volonté de résistance» soulignée dans le très beau texte d’Esther Tellerman1 au colloque de Fort-de-France7, Césaire entreprend de se confronter à la puissance originelle qu’a le signifiant de faire coupure dans l’opacité du réel. «Le mot du poète, le mot primitif :dessin rupestre dans la matière sonore11»…

C’est en cela que sa poésie occupe dans le champ culturel et social né de la colonisation, une position d’exception à partir de laquelle d’autres, par la suite, auront pu trouver le socle sur lequel va se fonder leur parole .

Dès 1939, avant tout autre poète francophone de la Caraïbe, cet impératif éthique va s’imposer à lui après son admission à l’Ecole Normale Supérieure. Il s’acharnera à «forer cette langue», à la bouleverser pour faire surgir «l’étrange» de cette langue si bien apprise, à «la plier à mon vouloir dire» écrit t-il.

Avec l’écriture de « Cahier d’un retour au pays natal » commence une œuvre qui ne cessera pas d’introduire dans cette langue des césures inédites, de «l’exténuer» pour révéler sous la carapace des mots, l’inouï d’où pourra enfin résonner le silence séculaire de cultures effondrées en son nom. Et pour que son dire de sujet y trouve place.

L’importance majeure du rythme dans l’œuvre poétique de Césaire9, «antérieur à la parole, au mot qu’il appelle et apprivoise, séduit et nécessite, j’y vois la forme du poème ; mieux que la forme (mot ambigu), c’est sa structure, son projet dictant…», indique la nécessité de «mettre hors d’elle-même» (selon la belle expression de Derrida) la langue française, pour y « mettre le sceau imprimé, la marque nègre – ou la marque antillaise, comme vous voulez –sur le français13 ».

«Sceau imprimé», «marque», ces mots nous font entendre que l’immense travail entrepris par le poète porte sur la matérialité du signifiant, sur la lettre. Extraire la marque de la scène visible du corps où la colonisation esclavagiste racialisée a prétendu la pervertir et l’inscrire comme marque distinctive, structure localisée du signifiant, à partir de laquelle un sujet peut se nommer. Travail sur la lettre, nécessaire pour faire bord au trou d’où menace « la nuit en son immobile verrition », et pour que puisse s’inscrire au champ de l’Autre, sa singularité.

Parce que «la poésie est la création d’un sujet qui là, assume un nouvel ordre de relations symboliques au monde»10 , la tâche du poète,comme il l’a écrit dès 1939, est d’assumer «la seule chose au monde qui vaille la peine, la fin du monde

parbleu11… Laisser «les formes qui s’attardent» pour laisser se lever le neuf.

«…et le grand trou noir où je voulais me noyer l’autre lune

c’est là que je veux pêcher maintenant la langue

maléfique de la nuit en son immobile verrition !»12

C’est ce message que le poème de 1955 adresse à René Depestre, poète haïtien,l’ami avec qui il a tant partagé, depuis leur rencontre en 1944 en Haïti (où Césaire, était venu de la Martinique, faire une série de conférences à l’invitation de Pierre Mabille, représentant de la France Libre), à l’aventure surréaliste avec Breton, puis à l’inscription au Parti Communiste Français qui, contrairement à Depestre, ne l’avait pas conduit à une rupture avec les surréalistes.

« Qu’ils arrondissent des sonnets … Fous t’en Depestre… » Leur tâche de poète, avec Rimbaud, Lautréamont, les surréalistes, Mallarmé est «que le poème se constitue là où l’écriture au lieu d’exprimer un événement devient elle-même l’événement»13 qui projette le lecteur dans une expérience de radicale altérité,

« Pour le reste

Que le poème tourne bien ou mal sur l’huile de ses gonds

Fous t’en Depestre, fous t’en, laisse dire Aragon »14.

La violence de ces vers où Aragon est nommé répond, nous l’avons dit, à une lettre rendue publique de René Depestre.

Celui-ci y donne les raisons de son «ralliement aux enseignements décisifs d’Aragon… grâce auxquels» écrit t’ il, «je suis en train de résoudre le conflit où se débattait mon individualisme formel». Ces questions de forme poétique ne concernent pas seulement les créateurs français, ajoute Depestre, mais sont «aussi du ressort de ceux qui ont l’honneur, par suite des avatars de l’histoire politique, de partager avec vous autres, créateurs français, l’héritage du chant, l’héritage de la prosodie, la continuation renouvelée des mesures traditionnelles propres de la poésie, en France.»15 Pour Depestre, seul l’enseignement d’Aragon apporte la solution, une intégration harmonieuse à ceux qui comme lui cherchent à intégrer «l’héritage africain» à l’écriture poétique en langue française. «Nous avons à discerner dans le patrimoine culturel qui nous vient d’Afrique, ce qui peut s’intégrer avec harmonie16 à l’héritage prosodique français».

C’est précisément cette intégration harmonieuse (souligné par moi) du patrimoine culturel africain dans l’héritage prosodique français que refuse Césaire dont le projet poétique, inscrit dans la lignée de Rimbaud et des surréalistes, est d’affronter à partir de cette dualité culturelle le lieu qui fonde sa subjectivité.

La lettre de Depestre est une réponse à une proposition d’Aragon concernant l’écriture poétique.

Écrivain célèbre et célébré, membre influent du Comité Central du Parti Communiste Français, Louis Aragon a en 1954 regroupé en un volume une série d’articles qu’il a fait paraître dans « Les Lettres Françaises» de Décembre 1953 à juin 1954, en même temps que des textes de poètes connus ou des «poèmes- bouteilles- à- la- mer» adressés par des inconnus qui sont ainsi supposés confirmer ses thèses. Ce volume, intitulé «Journal d’une poésie nationale»14, sera publié fin 1954. A la suite de sa publication, un manifeste, «Défense de la poésie»17, critique avec violence les positions d’Aragon et déclenche chez certains poètes français une polémique mais semble-t-il «pas de vraie discussion». «Puis, curieusement, ce texte est oublié18» sans avoir rencontré plus d’écho dans le milieu littéraire français.

Durant l’Occupation Aragon avait promu comme instrument de la Résistance contre les Nazis, une «poésie nationale»19. En 1955, le Journal d’une poésie nationale, reprend le projet d’inciter les poètes à «faire retour aux formes traditionnelles fixes de la poésie nationale». Considérant écrit-t’ il, « fermement, le vers traditionnel français comme une donnée essentielle de l’héritage de notre peuple, où s’exprime dans sa plénitude, le caractère national de notre poésie», sa visée est «de galvaniser l’esprit national» en relançant une poésie nationale qui opère « une reprise dans le langage même, un resserrement autour de la nation».

Il précisera sa critique contre la facilité dont s’autorisent les générations nouvelles de poètes qui ne sont pas passés par l’étude et l’expérience de l’alexandrin, de l’octosyllabe, du vers impair et du vers dit libre» et se sont mis à «écrire directement… ce qui donne à leur poésie «le ton de poésie traduite…, cette forme dénationalisée, donnait au contenu humain en général un habit cosmopolite…. Ainsi « … montés sur les expériences d’autrui», ces poètes contemporains se trouvent «perdre, mais perdre vraiment, sans la moindre place à la trouvaille, le lien charnel, vivant avec la nation, ce qui est le génie même de la langue prosodique, ce qui est par définition intraduisible dans une autre langue, et qui fait précisément par là la grandeur nationale d’une poésie.20».

L’obsession « nationale » d’Aragon est en radicale rupture avec celle du mouvement surréaliste qu’il a participé à fonder (lors de la guerre du Rif en 1925, les surréalistes avaient refusé avec une extrême violence le «patriotisme intellectuel»). Elle est en rupture également avec l’Aragon du « Traité du style» qui affirmait sa détestation de l’armée en proclamant « je ne porterai plus l’uniforme français» et «je conchie l’armée française dans sa totalité» ; en rupture aussi avec celui qui écrivait, « la poésie est par essence orageuse et chaque image doit produire un cataclysme » et voulait «entendre parler un langage de catapulte… à décorner les bœufs»21.

Elle nous pose question dans le contexte politique où s’inscrivent la publication du «Journal d’une poésie nationale», la lettre de René Depestre, le poème de Césaire et le débat ouvert pendant deux ans dans le milieu littéraire francophone caribéen.

Ce contexte politique est marqué par la guerre froide et par l’émergence des mouvements de libération nationale dans les colonies de l’Empire français.

Si pour Aragon, priorité est donnée dans le contexte de la guerre froide à la «poésie nationale», instrument de résistance contre l’ennemi majeur de l’époque, le pouvoir américain et «l’entreprise atlantique», à aucun moment les mouvements de décolonisation et les questions posées par Césaire ne semblent interroger la dimension nationale (souligné par moi) de ce projet poétique.

Dans son article de 2004, Lucien Wasselin, situant ce contexte n’en fait pas non plus mention, pas plus qu’il n’y mentionne le débat des poètes francophones de la Caraïbe.

Quelle signification pouvons-nous donner à ces silences ?

Certes pas celle d’une absence d’intérêt ni de soutien réel du PCF aux peuples colonisés. Parlant de son engagement au PCF dans une interview à L. Kesteloot22, Césaire rappelle d’ailleurs que si nombre d’intellectuels africains et antillais ont été séduits après guerre par le communisme, c’est que «le communisme est à l’époque le seul à défendre efficacement les Noirs, à se scandaliser de leur situation, à les considérer comme frères des prolétaires français ou russes, bref à les traiter en hommes».

Si ces silences ont à être interrogés, c’est qu’au-delà de la soumission de L. Aragon aux priorités politiques du PCF, ils viennent selon moi révéler chez les intellectuels de ce parti, le même point de butée (souligné plus haut) concernant la pensée politique de la décolonisation.

Se soutenant d’une vocation à l’universel, cette pensée a maintenu sa visée d’émancipation politique dans une perspective d’assimilation culturelle qui écrasait littéralement le particulier. Dès lors devenait inaudible l’enjeu du débat engagé par ceux qui, avec A. Césaire, se trouvaient dans la nécessité d’interroger la possibilité pour eux, francophones nés dans des sociétés structurées par la colonisation, de pouvoir soutenir une position d’énonciation dans la langue française.

C’est en effet à partir de l’expérience particulière,«que cela compte d’être noir… Qu’on n’est pas noir impunément» (A. Césaire), qu’ils cherchent à inscrire leur singularité pour prendre place dans l’universel. «C’est au niveau du particulier que toujours surgit ce qui pour nous est fonction universelle23». Refuser ce trajet nécessaire par le particulier serait répéter pour ces écrivains l’institutionnalisation de l’oubli fabriquée par la République et le silence de leurs familles sur l’histoire de leurs ancêtres. Un tel refus ne pouvait que maintenir les Antillais dans l’impasse d’une identification fondée sur une tentative d’assimilation culturelle, identification imaginaire qui les vouait à être des «décalcomanies» de Français idéalisés.

Cette question de l’universel sera à la même époque, l’objet de violentes critiques que F. Fanon dans «Peau noire et masques blancs24» et A. Césaire, dans « Discours sur le colonialisme25», adresseront à l’ouvrage du psychanalyste Octave Mannoni, «Portrait de la colonisation».

En 1966, dans « The decolonisation of my self»26, Mannoni va faire retour pour la critiquer, sur la conception universaliste qu’il avait soutenu comme solution à l’énoncé raciste colonial. Cette «solution universaliste» reconnaît t’il alors, est «une négation optimiste de la réelle difficulté de cet énoncé» et «conduit finalement à dire que d’être un Noir n’a ni importance ni signification».

 

La radicalité et la complexité des questions qui se posaient à Aimé Césaire à travers son écriture poétique, ne pouvaient pas se réduire à un projet de retour aux formes d’une poésie nationale.

Dans ces années d’émergence des mouvements de décolonisation27, il était contraint de faire un bilan négatif douloureux de l’assimilation sociale et économique promise par la loi de départementalisation des «vieilles colonies» dont il avait été le rapporteur en 1946. L’égalité des acquis sociaux demandée pour les nouveaux départements face à l’urgence de leur situation sociale marquée par l’arbitraire colonial, n’avait pas trouvé de réalisation effective.

Par ailleurs, ce qui s’était révélé et qui avait été mésestimé en 1946 face au réel de la situation sociale, c’était que cette loi donnait consistance à une «identification singulièrement ambivalente  sur fond de l’image d’une dévoration assimilante28».

C’est, avec d’autres reproches, l’accusation d’«assimilationnisme»29 qu’il adressera à ses camarades du Parti quand en 1956, il rendra publique sa démission du PCF.

Parce que le projet poétique de Césaire concerne la possibilité pour un sujet de trouver un lieu d’énonciation dans la langue, il subvertit les limites que propose la catégorie du national.

Certaines expressions qui détachent un trait identificatoire visible, trouvent en France un écho consensuel dans le discours social et politique qui y trouve le signe d’une intégration réussie de femmes et d’hommes dont les histoires singulières sont nouées à celle de la colonisation. Le succès de telles expressions nous indique la fascinante séduction qu’exerce la jouissance scopique.

Mais soyons attentifs à ce que nous apprend la pratique de la psychanalyse dans le champ culturel antillais : le privilège donné dans le social à un élément visible du corps est le signe d’une dégradation de la dimension symbolique du langage, dimension sans laquelle un humain ne peut soutenir son désir.

Le poème écrit en 1955 nous fait entendre que dans son rapport à la vérité de son désir, un sujet ne se soutient que du lieu où l’harmonie d’une langue défaille. C’est à ce lieu d’altérité radicale qu’il s’est acharné à faire surgir au delà des satisfactions que peuvent nous procurer les miroitements des images, que l’œuvre poétique d’Aimé Césaire convoque chacun. Encore faut t-il que nous soyons prêts à ne pas céder sur notre désir.

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Dr Jeanne Wiltord

Psychiatre et Psychanalyste

1 Aimé Césaire, Œuvres complètes, Ed. Désormeaux – Fort – de – France-1976

2 « Fous-t’en Depestre ; laisse dire Aragon » ; in Actes du colloque , « Love and Politics in the Cold War » New – York, 2000

3 «Présence africaine» a été crée en 1947 à Paris par A. Diop ; Le comité de parrainage rassemble entre autres, Camus, Césaire, Gide, Leiris. C’est d’abord une revue littéraire et culturelle qui deviendra ensuite maison d’édition.

4 Cf. article de Lucien Wasselin , «Poésie nationale : la querelle Pierre Garnier -Louis Aragon» in dossier de la revue « Faites entrer l’infini », n°9, Juin 2005 – Publié par la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet»

5 J. Wiltord :

  • – « Un nom de couleur » ,

Journées sur le patronyme – Association freudienne internationale, Mai 1991, Paris

-« Quand les mots ont manqué à dire »

in Césure, revue de la convention psychanalytique, n° « Malaise dans notre civilisation »

Mai 1993 – Paris

  • « Différences ethniques et subjectivation.

Quelques réflexions à partir d’une « vieille » colonisation ».

Intervention aux journées sur l’exclusion – Association freudienne internationale Marseille, Mars 1999

– « À partir du traumatisme »

in De l’esclavage aux réparations – ouvrage collectif

Le comité devoir de mémoire Martinique

Ed. Karthala – Paris – 2000

5 Jacques Lacan, L’objet de la psychanalyse, Séminaire-1965-1966-Paris, Publication hors commerce de l’Association Lacanienne Internationale

6 Un poète politique : Aimé Césaire, Interview in Magazine Littéraire n° 34, Novembre 1969, Paris

7 Brigitte Lemerer, Les deux Moïse, Scripta, École de psychanalyse Sigmund Freud, Ed. Erès, 1998, Paris

8 Joseph Zobel, La rue Cases-Nègres, Ed Présence Africaine, 1974, Paris.

12 Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Ou la prothèse d’origine, Ed. Galilée, 1996, Paris

13 Esther Tellerman, «Entre mangrove et chiens », Intervention au séminaire de l’Association freudienne internationale, 1996, Fort-de-France.

14 Aimé Césaire, «Où que j’aille je reste un nègre déraciné des Antilles», Interview in Lire- p. 110-118 n° , 1982 -Paris

14 ibid. .

15 Janine Altounian, L’intraduisible, Deuil, mémoire, transmission, Ed. Dunod-2005

16 Marc Darmon, Essais pour une topologie lacanienne, Nouvelle édition revue et augmentée, Éditions de l’Association Lacanienne Internationale, 2004, Paris.

17 Esther Tellerman, op. cité

11 Aimé Césaire, « Poésie et connaissance », Revue Tropiques n° 12 – Janvier 1945, Réédition Jean-Michel Place 1994

9 Lilyan Kesteloot, Aimé Césaire, Col. Poètes d’Aujourd’hui, Paris, Seghers, 1962

13 Aimé Césaire, Interview par François Beloux, In Magazine littéraire n° 34 – Paris, Novembre 1969

10Jacques Lacan, Les structures freudiennes des psychoses, Séminaire 1955-1956, Publication hors commerce de l’Association lacanienne internationale

11 Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Ed. Présence Africaine, réédition, 2003, Paris

12 Aimé Césaire, ibid.

13 René Ménil, in Le Rebelle- Revue du Centre Césairien d’Etudes et de Recherches, n°1, 1989, Martinique

14 Ces vers du poème original, publié dans la revue « Présence africaine  en 1956, ont été supprimés de l’édition des œuvres complètes de Césaire (Ed. Desormeaux ,1976, Martinique). Les modifications entre les deux versions sont données dans  «Aimé Césaire La Poésie» Édition établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, Ed. du Seuil, 1994, Paris .

15 René Depestre, Lettre adressée à Charles Dobzynski, publiée in les Lettres Françaises, n° du16-23 juin 1955

16 Souligné par moi

14 Louis Aragon, Journal d’une poésie nationale, Ed. Seneuze-lyon1954 ?

17 Cité par Lucien Wasselin, op. cité

18 Lucien Wasselin, op. cité

19 Lucien Wasselin, op. cité

20 Les mots en italique dans cette citation sont soulignés par Aragon

21 Louis Aragon

Traité du style, Coll. L’imaginaire – Ed. Gallimard – Paris – 1980

22 L. Kesteloot, op. cité

23 Jacques Lacan, L’identification, Séminaire 1961/1962- Paris

24 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Coll. «Esprit», Aux Éditions du Seuil, 1952, Paris

25 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme(1955), Œuvre historique et politique, T. 3, Œuvres complètes

Ed. Désormeaux, 1976, Paris

26 O. Mannoni, «The decolonisation of myself », in Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Le Seuil – Paris 1985. Paru en 1966 dans la revue « Race », Londres, Avril 1966

27 Tunisie (arrestation de Bourguiba), capitulation de Dien-Bien-Phû, conférence de Bandoeng.

28 Jacques Lacan, Séminaire 1961/1962,  Paris : L’identification. Séance du13-12-1961.

29 A. Césaire, Lettre à Maurice Thorez, Œuvre historique et politique, T. 3, Œuvres complètes, Ed. Désormeaux, 1976, Paris