Volga-Plage : La « putain » de Fort-de-France

 

par Marie Vaton, du Nouvel Obs

–Avoir vingt ans dans ce quartier du sud-est de la ville, c’est tourner en rond dans un coin oublié de tous et rêver de partir sans en avoir les moyens

Avec son nom qui fleure bon les cocotiers, sa rivière bordée de mangroves et sa petite zone de pêche Volga-Plage passerait presque pour un sympathique village de vacances, Les bicoques en tôle peinte ont des jardinets, et les placettes sont ensoleillées Pourtant, contrairement h ce que son nom indique, il n’y a ni plage ni touristes !cl.  » Volga-Plage, c’est le cul-de-sac de la Martinique, la verrue de Fort-de-France, sa putain « énonce Anicet Soquet, médiateur social au sein de l’association Mediadom. L’ancien enfant du quartier a grandi ici, au cœur du <(ghetto de la rivière  » le long des berges souillées par les bouteilles de rhum, les canettes et les m6gots, l’horizon barré par les cheminées de la centrale électrique. C’était il y a plus de trente ans et, pourtant, rien na changé. Les bandes de mauvais garçons font toujours le guet A l’entrée du quartier et les règlements de comptes sanglants n’ont jamais cessé II y a. quelques mois, un homme est mort poignardé dans les ruelles de Volga-Plage. Et, en 2009, le quartier a bien failli sauter, échauffé par les émeutes de la crise sociale et un taux de chômage endémique : 71% des jeunes de 16 à 25 ans sont au chômage et près de la moitié sont non scolarisés

«  Notre vie, c’est le trafic, le sexe, l’argent et les filles » , crâne Steven, 21 ans, au look rasta avec: ses dreads et son bob. Avec sa petite bande, Il a établi un abri de fortune près de la rivière un bout de tôle pour se protéger du soleil, une planche de bois pour se poser. On se tape sur l »épaule on fait tourner un pétard et on se charrie A coups de grandes rasades de rhum. Les yeux ne sont pas très clairs, mais Tees manières pas agressives : » Ici, on est gentils. Mais quand on sort de Volga, on devient des bandits  » disent-fis.  » Vous trouvez qu’on a l’air méchant ? » demande dans un grand sourire Rodrigue, 22 ans, visage d’ange sous sa coupe afro. Tous ou presque ont arrêté l’école avant leurs 16 ans et végètent en s’imaginant un avenir de gangsters. Mais en attendant, ils rentrent tous les soirs dormir chez leurs parents. « C’est l’un des paradoxes martiniquais », soupire Audrey, 28 ans, une ancienne de Volga-Plage. « En dépit des problèmes, la famille, c’est sacré Et puis comment voulez-vous « tenir » vos enfants quand vous êtes vous-même sans emploi ou à moitié délinquant ?  » Audrey, elle, s’en est sortie malgré un père en prison et une mère au chômage. Elle s’est accrochée jusqu’à la fac où elle a passé deux années en économe-gestion avant d’enchaîner les expériences sur le tas. Aujourd’hui, à 28 ans, elle est manager d’artistes. C’est elle qui a lancé le chanteur Politik Naï, originaire de Volga-Plage et très connu dans toute la Caraïbe « Je fais un peu figure d’exemple aujourd’hui. Passé le collège, j’étais l’une des seules de mon quartier à aller a l’école Dès 14 ans, les garçons se mettent à trafiquer et les filles tombent enceintes pour toucher les allocs. Malgré tout, on ne manque pas de talents ici.  » Le footballeur Loïc Rémy a fait ses classes à Volga, lui aussi. Et les stars de la musique locale viennent de loin pour travailler avec PSK, un surdoué de 23 ans qui a bricolé son propre studio d’enregistrement avec quelques planches, et de la laine de verre pour isolant. v A Volga, on a tous fait l’école de la débrouille et, pour certains, ça finit par payer)>, assure l’ingénieur du son.

En passant dans les ruelles étroites on reconnaît les traces de l’ancien bidonville des années 1960, construit de bric et de broc par tous les laissés-pour-compte de la crise de la canne à sucre. A l’époque, Aimé Césaire avait accueilli à bras ouverts ces agriculteurs venus des régions rurales du nord de l’île. Il avait laissé les familles s’installer sans autorisation sur les bords de la berge, face à la rivière et au port industriel de Fort-de-France. La vie 6talt dure, mais il y avait la pèche, la grosse cimenterie et l’usine EDF Quarante ans plus tard, Fort-de-France s est développée et a oublié les zones à habitats spontanés » chères au « papa » regretté de la Martinique- Une grand-route nationale est venue séparer Volga-Plage de sa rivière et boucher un peu plus l’avenir de ses habitants. Désormais, pour entrer dans la commune, il faut longer les usines de la nouvelle zone industrielle qui borde les berges. Pour en sortir, emprunter une route abrupte et sinueuse sans aucune visibilité. Tout un symbole… « Et voilà, C’est comme ça qu’on laisse un quartier mourir. Les rares qui s’en sortent déménagement loin d’ici. Les autres tentent de survivre « , constate Anicet Soquet.

A quelques centaines de mètres de Volga, les projets ne manquent pourtant pas: des r6sidences flambant neuves attendent leurs premiers habitants, une splendide marina, ses plaisanciers… « Si seulement tout ça pouvait un peu profiter à Volga-Plage », soupire le médiateur. Si seulement ceux qui restent

étaient plus qualifiés… «  Il y a comme une fatalité stupide qui pousse les jeunes à rester attachés à leur quartier coûte que coûte, sans rien tenter ailleurs, et surtout pas hors de la Martinique. Et puis, partir, quand on n’a ni argent ni diplôme, a quoi ça sert ? «  s’interroge-t-11.

Alors à force, l’univers se rétrécit, l’oisiveté s installe et la vieillesse arrive avant l’autonomie. En témoignent ces quadras aux airs de Bob Marley qui se donnent encore l’accolade sur les bancs de la place en s’enfilant des canettes de bière. « A Volga-Plage, on reste un « jeune » très longtemps », affirme Anicet Soquet. « Et ce n’est pas le ridicule qui finit par vous tuer « ) Lui a pourtant connu les rêves de gloire en métropole.

« Mais après quelques années à Paris à étudier l’électronique, j’ai vite compris qu’il n’y avait pas de différences entre un Arabe, un Africain et moi, à

part le dessin du tampon sur la carte d’identité », Un jour, son employeur lui raconte une blague: « Tu sais pourquoi les Noirs ont la paume des mains blanches ? Parce que Dieu les a peints a quatre pattes… »   Ce jour-là, pour n’avoir pas ri, Anicet a perdu son emploi et le reste de ses illusions. «  Après ça, je suis revenu au pays pour ne plus jamais le quitter. »

Depuis, avec son association Mediadom, il se bat contre l’inertie qui paralyse la jeunesse de Volga. «  Il faut encourager des activités concrètes, penser argent plutôt que diplômes. «  Pourquoi ne pas développer la pêche ? Installer des bars à frites et des paillotes le long des berges ?  « Tout le monde nous a oubliés, croît Jean-Philippe, 36 ans, un ancien champion de boxe thaï qui vit toujours dans le quartier. Pour nous en sortir, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et nous devons arrêter d espérer des subventions de la mairie. Et puis, contrairement à notre génération, qui était solidaire dans la misère, les jeunes d’aujourd’hui sont individualistes et restent scotchés devant leurs écrans. >, Alors, pour les inciter à faire quelque chose de leurs mains,

Jean-Philippe construit seul, depuis plusieurs années, une ferme pédagogique plantée sur les bords de la rivière, avec des bassins aquacoles, un potager et des arbres fruitiers. Ce soir, sur son « domaine », on fête l’inauguration du nouveau terrain de foot offert par le groupe industriel Colas. II y aura du Bèlè, cette musique héritée des chants d’esclaves. Volga la maudite va enfin chanter.

MARIE VATON

Le Nouvel Observateur du 07 février 2013

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