Un visiteur à la Martinique

— Par Michel Pennetier —

Pour la troisième fois depuis une dizaine d’années, je suis en visite à la Martinique , invité par un ami de longue date qui vit depuis une vingtaine d’années sur ce territoire. L’envie d’écrire un compte-rendu naît de mon impression d’avoir cette fois franchi un pas de plus dans la connaissance de la vie sur cette île et de son passé. C’est un regard nécessairement extérieur, mais emprunt du désir de s’approcher de l’altérité et comme le dit E.Glissant d’entrer dans le processus de la RELATION. Je présenterai d’abord les deux protagonistes de ce séjour et l’amitié qui les lie, ce qui constitue les conditions de ma rencontre avec la Martinique puis j’évoquerai en quatre petits tableaux ce qui m’a permis d’approfondir mon regard.

Prologue : les protagonistes

Mon ami : Nous avons été ensemble enseignants au Lycée de Rambouillet, lui en économie, moi en allemand dans les années 90 du siècle dernier. J’ai d’abord été un peu surpris par sa « rugosité » et son côté «  grande gueule », mais assez rapidement j’ai découvert derrière cette extériorité «  une âme sensible » (il va rire), sensible à l’injustice et à l’indifférence du plus grand nombre. Un soir, il me téléphone et me dit : «  Demain on va faire une action ». Il s’agissait de commémorer à notre façon le massacre des Algériens à Paris en novembre 1962. Nous avons placardé dans le lycée des photos de cet événement. J’avais initié à peu près au même moment une conférence sur le procès Papon. Ces actions nous valurent quelques remontrances du Proviseur, sans plus. Entre lui et moi l’amitié était scellée.
J’admire le travail que fait Mon ami avec « Madinin’Art » un lieu unique d’expression de la culture antillaise autant qu’à l’expression de tous les problèmes du monde. Je le nomme « Pape de la vie culturelle martiniquaise » !

Michel Pennetier : Je ne suis pas aussi activiste que X… Mais j’ai mes crises, mes élans subis d’action. La grande affaire de ma vie aura été la rencontre avec l’Autre et la possibilité de le comprendre de l’intérieur. C’est ainsi que je suis devenu germaniste peu de temps après la guerre. C’est aussi pourquoi j’ai été très attiré par l’ethnologie et que j’ai créé dans un grand élan d’intuition une association d’aide à un village dogon au Mali, il y a vingt ans. C’est ainsi encore que je me suis passionné pour la Chine, le grand Autre de la culture occidentale et que je me suis initié au chinois. Une des choses qui nous relient, X. et moi, ce sont les voyages. Nous étions ensemble en voyage scolaire en Allemagne et nous avons ensemble arpenté la Chine. Maintenant il m’offre une ouverture sur la vie culturelle et politique martiniquaise.

Si j’intitule ce texte «  Un visiteur à la Martinique » c’est en référence à Schoelcher présenté par Chamoiseau dans son roman « Un dimanche au cachot » comme le visiteur français de l’habitation coloniale. Certes, les temps ont changé, heureusement, mais j’ai conscience de visiter un pays post-colonial et post-esclavagiste avec ses problèmes particuliers. J’ai le même regard que Schoelcher, celui d’un universalisme humaniste. Mais là est toute la question ! N’est-ce pas aujourd’hui trop simple et dépassé ? Ma lecture de Glissant m’a permis de remettre quelque peu en question ces présupposés.

1er tableau : La conférence de la psychanalyste antillaise Jeanne Wiltord

Dès le premier soir à Fort-de-France, j’ai assisté à la conférence donnée par la psychanalyste antillaise Jeanne Wiltord dans le cadre de la belle salle de la Bibliothèque Schoelcher. L’assistance était nombreuse et les questions le furent aussi, ce qui prouverait l’intérêt, sinon l’inquiétude des Martiniquais les plus conscients ( enseignants, personnel médical et des services sociaux, thérapeutes etc …) concernant des problèmes psychologiques spécifiquement antillais. Une anecdote extraite de sa pratique psychanalytique avec des patients martiniquais que Mme Wiltord a raconté, m’a paru particulièrement éclairante : l’analysant(e) s’exprime en français, si l’analyste suggère au patient de s’exprimer en créole ( par exemple pour évoquer des situations familiales de l’enfance, vécues en créole) celui-ci est embarrassé comme si cette langue de l’enfance était barrée et illégitime pour analyser son vécu. On a là un symptôme de la situation post-coloniale et post-esclavagiste de la Martinique. La langue créole s’est constituée durant les deux siècles d’esclavage, elle est le produit de la relation maître-esclave. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, le français a été considéré comme la langue de l’émancipation et la République a peu à peu institué l’enseignement scolaire obligatoire comme dans le reste de la France. On voit donc que la situation linguistique ( et donc politique) est fort différente de celle de pays colonisés comme les pays du Maghreb, de l’Afrique ou de l’Asie qui disposaient d’une langue nationale ou d’ethnie qui pouvait conforter leur identité. La langue créole est empreinte d’une ambiguïté : comme toute langue maternelle, elle est porteuse d’affectivité, elle dit peut-être mieux que le français les choses de la nature et de la vie quotidienne, mais elle dit aussi l’histoire d’un traumatisme historique. Les écrivains antillais n’ont pas échappé à cette problématique et c’est ce qui fait leur originalité et leur valeur littéraire qui a enrichi grandement la littérature française. De Césaire à Chamoiseau ( « Écrire en pays dominé » traite directement ce sujet) , ils ont renouvelé l’écriture littéraire en infléchissant le français par le créole. Mais les choses sont compliquées : « Cahier d’un retour au pays natal » est aussi bien marqué par la créolité que par l’influence de l’écriture du surréalisme.

La conférence de Mme Wiltord était en fait la présentation de son dernier ouvrage «  Mais qu’est-ce que c’est donc un Noir ? Essai psychanalytique sur les conséquences de la colonisation des Antilles ». L’ouvrage est plus qu’un essai psychanalytique car l’analyse proprement psychanalytique est étayée par un grand nombre d’informations sur la société martiniquaise, la structure de la famille, le rôle de la femme, la sexualité, depuis l’abolition de l’esclavage, sur la politique coloniale de la France et les réactions de la population. Quand elle écrit directement en psychanalyste – elle est lacanienne- il faudra s’initier, si on ne l’est pas encore, aux concept lacaniens de « symbolique, imaginaire et réel « ( ce dernier n’ayant rien à voir avec la réalité !). Un ouvrage à lire pas à pas !
Aujourd’hui la Martinique est un département français comme les autres. Comme les autres ? Certainement pas ! Dès cette conférence, j’ai été confronté à une extrême complexité.

2e tableau : Environnement, nature et économie

Comme tout banal touriste, je suis aussi venu à la Martinique pour les plages, pour les cocotiers, pour le soleil. L’Anse à l’âne, la plage de Schoelcher, le Diamant, Sainte-Anne qui j’aime beaucoup pour son ambiance bien créole m’ont vu souvent. Alors on oublie ce qui est lourd, on redevient un corps, à moins que l’esprit ne s’échappe vers l’infini du cosmos.

J’aime me promener dans les ruelles en damiers du centre de Fort de France, observer les petites boutiques à l’ancienne, flâner et humer les parfums au marché aux épices, rencontrer quelques rastas, bavarder avec la vendeuse de café. Certes, bien des maisons sont assez délabrées et l’on perçoit une certaine pauvreté que je rencontre aussi quand j’attends le bus – en moyenne trois quart d’heure ! – des femmes de ménage, des vendeuses, des ouvriers ou des chômeurs, des élèves. La classe moyenne ( les fonctionnaires) roulent en voiture ( toujours une personne par voiture) et c’est épouvantable ! Le centre ville s’étale sur le littoral mais la plus grande partie de la ville s’accroche à la montagne toute proche. On y circule sur de petites rues en lacet où le bus se fraie difficilement un passage. Quant à la voie rapide qui traverse la ville à flanc de montagne et relie la métropole à sa banlieue et aux petites villes d’un côté et de l’autre, quelle horreur ! Matin et soir, embouteillages ! Parisien, je ne suis pas dépaysé. On aurait pu faire et on devrait faire dans une petite île comme la Martinique un autre choix, celui des transports collectifs de proximité, trains très fréquents ou services de bus qui relieraient toutes les villes. Certes le vélo est peu adapté à Fort de France, à moins que ce ne soit des vélos électriques ! Les décideurs de la Martinique ont raté le coche écologique.

Ecologie ! Parlons-en ! On rêve que la Martinique est un paradis naturel avec ses forêts impénétrables, ses fleurs, ses oiseaux, ses plages. Mais le sol est irrémédiablement pollué par le chloredécone qui va provoquer chez des générations le cancer de la prostate , et l’océan peuplé de sargasses, une algue empoisonnée. Aux abords de Fort de France comme partout autour des villes françaises s’accumule la laideur des centres commerciaux.

Oui, il faut bien le dire, la Martinique est colonisée économiquement par la France qui a imposé une économie totalement dépendante de l’extérieur et n’a pas développé une économie autochtone. Mais en ceci, la Martinique est dans une situation semblable à celle de bien des régions de la métropole. Plus profondément elle a été englobée dans la mondialisation économique et financière qui enveloppe le monde aujourd’hui. La Martinique est le reflet du monde. Et c’est bien triste !

J’arrête ma tristesse. Je vais au port et j’achète mon billet aller-retour pour l’Anse à l’âne. On vogue environ vingt minutes sur un petit bateau , Fort de France s’éloigne peu à peu et la ville devient belle échelonnée sur sa montagne couronnée de nuages blancs. Le bateau accoste à l’anse et je n’ai que quelques pas à faire pour m’allonger sous la maigre ombre d’un palmier puis un peu plus tard plonger dans la mer sans même penser aux sargasses. Et puis plus tard j’irai boire un planteur au restaurant qui est tout à côté. Je suis béatement heureux et j’ai tout oublié.

3e tableau : A propos d’Édouard Glissant «  Le discours antillais »

On ne peut connaître les Antilles et spécialement la Martinique sans avoir lu et méditer l’ouvrage de l’écrivain Édouard Glissant en prenant son temps ( plus de 800 pages). Sa publication date de 1984 mais il ne me semble pas que ce qu’a écrit l’auteur ait perdu de son actualité, à témoin le fait que Mme Wiltord est revenue dans son livre sur bien des thèmes évoqués par Glissant.
C’est une somme, on pourrait presque dire un fourre-tout de textes écrits en différents styles et en différentes circonstances qui abordent aussi bien la littérature, les questions linguistiques, l’économie, la sociologie, la psychologie, l’histoire, le vécu antillais etc … Mais il est un thème qui revient comme un leitmotiv, un mot écrit en gros caractères : LA RELATION, sans être jamais vraiment défini. Glissant a écrit d’autres textes sur ce sujet mais je ne les connais pas encore. Enfin Chamoiseau, lors d’une soirée à laquelle j’ai assisté a lu un texte de lui sur ce sujet, texte qui sans doute paraîtra dans Madinin’Art.
Pour comprendre la position de Glissant, il faut revenir sur l’évolution des intellectuels antillais depuis les années trente du siècle dernier. Il y a d’abord le thème de la Négritude forgé à travers les rencontres d’étudiants africains et antillais entre autres par le Sénégalais Léopold Senghor et qui réunit aussi bien des Africains que des Antillais comme Aimé Césaire. C’est un mouvement culturel plus que politique tout en s’inscrivant dans les débuts de la lutte anti-coloniale dans le monde entier. Qu’il y ait eu une solidarité spontanée entre Africains et Antillais est une évidence puisque tous étaient en situation de colonisés subissant l’arrogance raciste des pays colonisateurs.C’est ce qui a conduit certains Antillais comme Franz Fanon à s’investir corps et âme dans la lutte anti-coloniale pendant la guerre d’Algérie. Cependant il y a une différence majeure entre la situation des Africains et celle des Antillais. Les premiers sont encore ancrés dans le sol géographique et culturel de leurs ancêtres. Les Antillais au contraire ont vécu à partir du 16e siècle une coupure radicale par rapport à leurs origines africaines : oubli des langues car les négriers s’arrangeaient pour séparer les captifs d’une même ethnie, oubli des coutumes et des croyances, oubli des arts. Il a fallu reconstituer un mode de vie dans les conditions épouvantables de l’esclavage. L’assimilation, l’adoption de la langue et de la culture française sont alors apparues comme une libération tout en étant ressentie aussi comme une colonisation des esprits. C’est là, me semble-t-il, le dilemme de l’identité antillaise.

La pensée de Glissant tente de sortir de ce dilemme avec la notion de RELATION qui dépasserait à la fois les notions d’identité et d’universalisme à la française. Ce fut en effet le coup de maître de l’identité française de faire croire qu’elle était à la fois nationale et universelle. Au XVIIe siècle la langue classique s’érige en modèle de la pensée juste, donc universelle comme ce fut jadis le cas pour le latin. En 1789 la Déclaration des Droits de l’Homme est à la fois le fondement du nouvel état français et le modèle d’une civilisation universelle. Ce sera le manteau idéologique qui recouvrira et justifiera la colonisation. A cette philosophie s’oppose celle d’un Montaigne qui au XVIe siècle, relativise notre propension à nous croire civilisés et supérieurs et avec scepticisme constate que le « sauvage » qu’il rencontre au Havre ( un Caraïbe) , ayant d’autres coutumes, n’en est pas moins homme et ne le cède pas en valeur ( c’était en Europe l’époque des guerres de religions!).
Mon universalisme personnel ne nie pas la diversité des cultures et au contraire y trouve son plaisir. Mais ma foi dans la possibilité de comprendre l’autre me fait affirmer qu’il y toujours une possibilité de dialogue. C’est pourquoi je fais mienne la sentence de Confucius qui me vient de l’autre côté de la planète en un temps lointain « Ce qui sépare les hommes, ce sont les coutumes, ce qui les réunit, c’est notre commune humanité de nature ». Tzetan Todorov de son côté considère l’universalisme comme un « horizon »
jamais tout à fait atteint, une perspective ou une ouverture qui permet l’échange.
Que veut donc dire Glissant avec la notion de relation qu’il oppose à celle de l’universalisme qu’il entend comme une norme qui étouffe les cultures locales ? Il part de ce qu’est la situation antillaise, celle d’un mélange ethnique et culturel où l’identité est nécessairement complexe et sujette au doute. La RELATION est d’abord une réalité, autant par la guerre, l’asservissement, les conquêtes que par l’échange pacifique et c’est une évidence que de dire que l’humanité est de plus en plus en relation. Mais la RELATION est aussi un projet ou une éthique, celui d’un échange et d’un métissage progressif dans la diversité des cultures. L’identité est donc quelque chose de mouvant qui fait évoluer l’humanité non pas vers la monotonie d’un modèle universel mais vers une diversité toujours recommencée et réinterprétée . En ce sens les Antilles pourraient être un laboratoire de la RELATION puisqu’elles sont par leur histoire le lieu de divers mélanges ( Caraïbes, Européens, Africains, Indiens,Asiatiques etc …).
Cette notion mise en avant par Glissant me paraît rejoindre les propos du philosophe et sinologue François Jullien qui affirme : «  Il n’y a pas d’identité culturelle ». Une culture n’est pas une boite fermée, elle est le résultat passager de divers échanges. Il faut sortir d’une conception essentialiste des cultures et les considérer toutes comme des existences provisoires. La RELATION c’est autre chose, le contraire de l’ UNIFORMISATION des modes de vie telle que l’impose la mondialisation économique actuelle.

4e tableau : Les spectacles et la vie culturelle martiniquaise

L’offre culturelle est riche à Fort-de-France, cinéma à Madiana, théâtre et concerts à l’Atrium. J’ai pu aller à un spectacle presque tous les soirs !
J’ai été surpris que Madiana soit situé dans la banlieue de Fort-de-France, qu’il n’y ait pas de transport en commun et donc que chacun doive prendre sa voiture pour aller au cinéma. Encore un effet de cette politique du tout-voiture que j’ai critiqué ci-dessus ! Il y a là un choix anti-démocratique : le peuple du centre ville n’a pas de cinéma.
Je me souviendrai d’un très beau film chinois « So long my son » qui pose le problème de la politique de l’enfant unique à l’époque de Mao et d’un film chilien « la Cordillère des Andes » qui après de magnifiques vues des montagnes chiliennes aborde la situation politique du pays qui reste une montagne à franchir pour le peuple chilien.
Au théâtre, il s’agissait de mises en scène de troupes locales : « Caligula » d’après Albert Camus ou «  Boule de suif » d’après Maupassant : des comédiens compétents, des mises en scène imaginatives même si elles ne m’ont pas toujours complètement convaincu.
Enfin la chance d’avoir écouté Abd-el-Malik ou un concert de jazz d’une excellente troupe cubaine .

Conclusion :

Tout peuple a besoin d’un événement heureux, d’une victoire historique pour se constituer. Or cela manque au peuple martiniquais. L’abrogation de l’esclavage n’a pas été conquise ( malgré les révoltes et le « marronnage ») mais accordée. L’identité martiniquaise repose sur un traumatisme dont les conséquences sont encore plus ou moins ressenties ou vivaces dans l’inconscient. Pourrait-il y avoir une évolution vers une fédération des îles des Caraïbes ? Leur histoire est commune, mais il y a trop de diversité dans leur évolution contemporaine et elles sont séparées par des langues diverses. Le seul pays qui conquit son indépendance au début du 19e siècle, Haïti est aujourd’hui en échec politiquement et économiquement ( il ne faut pas oublier que Haïti dut payer pendant plus de 150 ans des réparations à la France pour prix de son indépendance, de même à la Martinique lors de l’abolition de l’esclavage, les propriétaires d’esclaves furent indemnisés et non ceux qui avaient subi l’esclavage!).
Mais toute situation historique complexe quand un peuple ressent le poids d’une aliénation, est souvent la source d’une « explosion » culturelle. Ce fut le cas de l’Allemagne vers 1770 lorsque ses écrivains et philosophes se libérèrent du « colonialisme » de la culture française et donnèrent naissance au romantisme. C’est me semble-t-il le cas de la littérature et de la pensée antillaise qui depuis Aimé Césaire ne cesse de produire des œuvres originales en une langue renouvelée à partir d’une situation historique particulière. C’est là une beauté qui saisit le réel et le transcende et qui ouvre les portes de l’avenir.
Merci à Mon ami de m’avoir mis en RELATION avec la richesse de la culture martiniquaise !