Un total renversement des clichés sur les HLM

— Par Émilien Urbach —

Il en a accumulé plus de 3 000 : le sociologue Renaud Epstein partage chaque jour sur Twitter des cartes postales racontant 30 années de construction des grands ensembles. Cette série, témoin de « l’époque “héroïque” d’un État aménageur », fait l’objet d’un ouvrage illustré. Quelle histoire nous racontent ces images des ZUP ? ENTRETIEN

En plus d’être un bel objet, le livre de Renaud Epstein, aux éditions le Nouvel Attila, nous rappelle le projet émancipateur que fut, durant les Trente Glorieuses, la construction de ces cités aujourd’hui stigmatisées. L’auteur a sélectionné 64 cartes postales parmi les 3 000 accumulées tout au long de trente années d’études. Par la mise en valeur de quelques versos de celles-ci, il donne aussi un aperçu du vécu, au cours des sept dernières décennies, des habitants de ces quartiers.

Comment en êtes-vous arrivé à accumuler toutes ces cartes postales ?

RENAUD EPSTEIN

Sociologue

 Tout commence en 1994. À l’époque, je préparais un mémoire de DEA de sociologie sur une opération de développement social dans la ZUP des Trois-Ponts, à Roubaix. Dans un café, sur un petit présentoir de cartes postales, au milieu des cartes de vœux et de joyeux Noël, je trouve alors une photo du grand ensemble sur lequel je travaillais. J’en achète quelques-unes pour mes archives. C’était, à l’époque, simplement du matériel de terrain. Dans les années qui ont suivi, durant lesquelles j’ai continué à travailler sur la politique de la ville, j’ai accumulé ce genre de cartes. Arrive, en 2003, le programme national de rénovation urbaine de Jean-Louis Borloo, et l’idée que la démolition et la transformation du parc de logements permettraient de résoudre les problèmes sociaux. J’ai alors décidé de réunir les cartes de ces quartiers pour constituer les archives d’un monde amené à disparaître. J’en ai rassemblé près de 3 000. Et en 2014, j’ai commencé à publier quotidiennement sur Twitter la photo d’une de ces cartes postales, avec toujours le même message : « Un jour, une ZUP, une carte postale », suivi des noms du quartier et de la commune. Ces cartes témoignent de l’époque « héroïque » d’un État aménageur, qui a permis, à partir des années 1950, au peuple de sortir d’une situation de mal-logement endémique depuis la fin du XIXe siècle. Elles nous rappellent aussi que ces cités HLM ont été des lieux de promotion sociale pour leurs habitants. La carte postale condense ces deux éléments : au recto, l’image des quartiers modernes, bâtis par les pouvoirs publics durant les Trente Glorieuses. Au verso, des bouts de vie des habitants.

Les Choux de Créteil sont un grand ensemble signé par Gérard Grandval1 à Créteil, dans le Val-de-Marne. Ce programme, construit entre 1969 et 1974, était considéré à l’époque comme un des symboles de l’architecture française des années 1970. © Fonds Combier/Musée Nicéphore Niépce

Comment passe-t-on de cette image « héroïque » aux représentations de quartiers mornes et criminogènes ?

On pourrait insister sur quelques dates : 1971-1973, les circulaires de Chalandon et Guichard qui mettent fin à la construction des grands ensembles en critiquant leur urbanisme et les dynamiques de ségrégation qui s’y amorcent. 1977, la réforme Barre des aides au logement qui remplace les aides à la pierre par les aides à la personne, amorçant la paupérisation de ces quartiers. 1981, les émeutes des Minguettes à Vénissieux. Celles de 1991, dans l’Ouest parisien, et les révoltes urbaines de 2005. Tout cela donne l’impression d’un basculement de l’utopie du rapprochement des classes sociales par l’habitat à la dystopie du ghetto et de la zone de non-droit. L’idée qu’on serait passés des cités radieuses aux cités ghettos est pourtant contestable, tant historiquement que sociologiquement. Les critiques adressées aux grands ensembles sont aussi anciennes que ces quartiers. Mais, quand on lit le verso des cartes postales, on se rend compte que les discours des habitants ont toujours été plus contrastés que ceux qu’on entend dans les médias. Les habitants sont attachés à leur quartier. C’est l’endroit où on a ses amis, sa famille, ses souvenirs. Il faut voir les gens pleurer lorsqu’un immeuble est détruit. Ce qui tombe, ce n’est pas seulement du béton. Ce sont des souvenirs, des bouts de vie. Avec ce livre, je veux réintroduire de la nuance, changer le regard sur les grands ensembles pour réduire les stigmates qui pèsent sur leurs habitants.

Les discours des habitants ont toujours été plus contrastés que ceux qu’on entend dans les médias. Les habitants sont attachés à leur quartier.

Ce sont, cependant, des lieux où se concentre aujourd’hui une grande pauvreté…

Effectivement, mais ce n’est pas en démolissant des logements sociaux qu’on va faire disparaître les concentrations de pauvreté ! Tant qu’il y aura des pauvres et des précaires, ils iront habiter dans les rares segments du parc de logements qui leur sont accessibles. Mais le style architectural et la forme urbaine ne sont pas la cause des problèmes sociaux. Tous les grands ensembles ne sont d’ailleurs pas des quartiers pauvres et tous les pauvres ne résident pas dans ces ensembles. C’est pourquoi je suis sceptique sur une politique de rénovation urbaine qui a fait de la mixité sociale son objectif central. Les ensembles HLM ont été construits il y a plus d’un demi-siècle et les investissements publics y ont été extrêmement limités depuis lors. Il est donc nécessaire d’investir dans ces quartiers et, parfois, d’y mener des opérations de démolition-reconstruction. Mais aujourd’hui, les investissements visent à changer la population des quartiers, plutôt qu’à résoudre les problèmes de ceux qui y résident déjà. Ces opérations de rénovation seraient plus pertinentes si elles étaient conduites dans l’objectif d’améliorer les conditions de vie des habitants, plutôt que pour y attirer des plus riches.

On est bien arrivés. Un tour de France des grands ensembles,
Renaud Epstein,

 éditions le Nouvel Attila,

133 pages, 18 euros.

Source : L’Humanité