Quand le régime d’exception devient la règle

— Par Grégory Marin et Lionel Venturini —

benjamin_franklinLa droite a mené hier l’offensive sécuritaire à l’Assemblée nationale, réclamant la prolongation pour « au moins » six mois de l’état d’urgence. Le gouvernement cède : droits de rassemblement et de manifester, libertés individuelles… au-delà de la lutte contre le terrorisme, c’est l’État de droit qui est menacé.

Après une campagne présidentielle 2007 placée sous le signe de l’identité, un scrutin 2012 dominé par l’insécurité, 2017 sera-t-elle placée sous celui de la lutte contre le terrorisme ? Le gouvernement, pressé par une même urgence que la droite et l’extrême droite, semble diriger le débat politique vers cette impasse. La prolongation de l’état d’urgence, au-delà des trois mois présentés initialement par le gouvernement, devait atteindre six mois – une condition préalable posée par la droite – pour englober les 13 novembre et 7 janvier.

« Ça va être difficile de sortir de l’état d’urgence avant la présidentielle », déplorait hier le député Sébastien Pietrasanta, coauteur du rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 13 novembre. Le gouvernement aborderait cette séquence politique inhabituelle pour partie sous la contrainte, entraînant avec lui un PS en panne d’initiative. Bordé par une droite qui joue la revanche sécuritaire, formulant des propositions qui frisent souvent l’inconstitutionnalité, et une extrême droite trop heureuse de développer ses thèmes de prédilection, l’exécutif se livre à un calcul électoraliste qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses. Car le périmètre des discussions qui se sont ouvertes hier soir à l’Assemblée nationale porte désormais sur un ensemble de mesures qui, sous couvert de lutter contre le terrorisme, pourrait faire basculer notre État de droit en un régime d’exception.

1. Un Guantanamo à la française ?

Un centre d’internement pour des milliers de suspects d’islamisme pas encore condamnés ? En novembre 2015, au lendemain des attentats, le gouvernement français avait sollicité le Conseil d’État sur la possibilité d’interner, de manière préventive, à la manière de la prison militaire américaine controversée, les personnes fichées « S » : 11 400 personnes soupçonnées de porter « atteinte à la sûreté de l’État » qui peuvent n’être que de simples relations de personnes suspectées. Cela n’empêche pas des ténors de la droite comme Le Maire ou Sarkozy de réclamer l’expulsion des fichés S étrangers ou binationaux, et considérés – sur quelle base ? – comme dangereux. Pour contourner la difficulté, Laurent Wauquiez ou Éric Ciotti (LR) proposent des « centres d’internement antiterroristes dédiés », calqués sur les centres de rétention pour migrants. L’état d’urgence permet déjà des assignations à résidence et des perquisitions. Jean-François Copé veut aller plus loin, avec « une NSA à la française ». Il veut également mettre en place « une rétention antiterroriste “préalable” de 150 jours », sur le fondement d’informations fournies par les services de renseignements, mais y ajoute tout de même « un contrôle du juge judiciaire ».

Faut-il renforcer le renseignement pénitentiaire ? La loi du 3 juin 2016 autorise la mise en œuvre de techniques de recueil de renseignements concernant les radicalisations en prison, et développe les prérogatives du Bureau du renseignement, qui existe depuis 1980. Pourtant, le Bureau du renseignement pénitentiaire est confronté au même phénomène que la DGSI : la radicalisation se fait de plus en plus discrète, les individus ne portent plus de « signes extérieurs » de radicalisation, écrivait le député PS Jean-Jacques Urvoas, en 2014.

Le même qui, aujourd’hui ministre, est devenu le supporter numéro un de la loi du 3 juin. Autre proposition portée à droite, le placement à l’isolement des terroristes condamnés. Expérimenté depuis janvier 2015, il s’accompagne d’un suivi particulier des détenus. Selon l’AFP, Nicolas Sarkozy a en outre demandé pendant la réunion du bureau politique de LR, hier, de réfléchir à un « délit de non-dénonciation de radicalisation ». « À chaque attentat, on grignote davantage sur ce qui nous constitue, ce qui est ciblé par ceux qui nous en veulent. On fait leur jeu finalement », jugeait de son côté fin 2015 Anne Giudicelli, spécialiste du monde arabo-musulman.

2. Le retour de la double peine ?

Bizarrement, le point ne figure pas parmi les 10 propositions formulées lundi par « Les Républicains » comme autant de conditions pour voter la prolongation de l’état d’urgence. Le Front national la réclame pour les simples délits ; à droite, à l’instar de Bruno Le Maire, on souhaite la rétablir telle qu’elle était avant la réforme Sarkozy de 2003. La possibilité d’expulser à la fin de leur peine des étrangers condamnés définitivement continue de s’appliquer aux individus susceptibles d’incarner « une menace grave pour l’ordre public ». François Fillon a, lui, proposé que l’expulsion intervienne avant l’incarcération, ouvrant un imbroglio juridique pas près de se régler avec les pays concernés.

3. Vers une militarisation de la société ?

Le débat autour du renforcement des forces de sécurité est depuis quelques jours réactivé par une droite oublieuse – Nicolas Sarkozy avait supprimé entre 12 000 et 13 000 postes de policiers et de gendarmes entre 2007 et 2012. Quant à l’idée d’une « garde nationale », elle était déjà sur la table, posée par le Parti socialiste dernièrement, mais portée de longue date par l’extrême droite – d’ailleurs le maire de Béziers…

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