Paroles de »migrants »

devenus_francaisZola, Drucker, Gainsbourg, Sarkozy, Cardin mais aussi Badinter, Apollinaire, Stravinsky, Chagall, de Staël, Cavanna, Coluche ou Aznavour : chacun dans leur domaine, chacun à sa façon, ils portent l’esprit français, la culture, et participent à ce qu’on appelle l’identité d’une nation. Ils incarnent la France. Pourtant, ils ne sont pas nés français. Ce n’est qu’après de longues démarches administratives qu’ils le sont devenus, eux-mêmes ou leurs parents. Le public l’ignore souvent. Leurs enfants l’ont parfois occulté, tout occupés à se faire une place en France. Les archives nationales, elles, ont tout gardé, dans des chemises en carton au papier jauni, dans des milliers de boîtes, sur plusieurs kilomètres de rayonnages…
C’est à une longue enquête de détective que se sont livrées les auteurs. Il a fallu véritablement exhumer ces trésors de papier, ces dossiers de naturalisation anonymes. Un fabuleux patrimoine où se racontent épopées intimes et aventures collectives au gré des ballottements de l’histoire. Les familles, que les auteurs ont rencontrées, n’en avaient jamais eu connaissance : Michel Drucker, Raymond Domenech ou Charles Aznavour ont ainsi été confrontés aux traces émouvantes de leur histoire. Lettres manuscrites, rapports de police, enquêtes administratives : chacun de ces dossiers se lit comme un polar. L’ensemble donne un ouvrage foisonnant, où les itinéraires personnels d’Offenbach, Cendrars, Vartan, Beregovoy, Goscinny, Uderzo ou Ionesco nous permettent de voyager dans l’histoire, du Second Empire jusqu’aux années 1960. Le parcours d’Apollinaire nous rappelle la Grande Guerre, où la nationalité se payait de son sang, par un engagement volontaire dans l’armée. Les itinéraires de Chagall et de Gainsbourg nous plongent quant à eux dans le passé sombre de Vichy, qui avait décidé, comme le révèle cette enquête, de les rayer de la communauté nationale. Les héros de ce livre étaient polonais, espagnols, russes, ukrainiens, argentins… Des réfugiés fuyant les persécutions, les guerres civiles ou la misère. En une génération, ces immigrés sont devenus « La France ».

préfacé par Annie Poinsot, conservateur aux Archives nationales.

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Paroles de migrants :

(D’après le livre de Doan Bui et d’Isabelle Monnin « Ils sont devenus français » – Editions JC Lattès, 2010)

Jacques Offenbach, 1860 : « Tous les étrangers, ravis, ravis, S’élancent vers toi, Paris, Paris. » (dans « La Vie Parisienne »)
Emile Zola, 1861 : « Et même si je n’étais pas français, est-ce que les quarante volumes de langue française que j’ai jetés par millions d’exemplaires dans le monde entier ne suffiront pas à faire de moi un Français, utile à la gloire de la France ! » (au jury)
Guillaume Apollinaire, 1916 : « Je m’efforcerai toujours de justifier l’honneur qu me ferait la grande et noble nation française en m’accueillant comme un de ses enfants. » (dans sa lettre de demande de naturalisation)
Benedict Mallah (grand-père de Nicolas Sarkozy), en 1925 : « Ayant abandonné toute idée de quitter la France, que j’habite sans interruption depuis 1905 et où j’ai fondé un foyer, j’ai l’honneur de demander ma naturalisation. » (dans sa lettre de demande de naturalisation)
Samuel Badinter (père de Robert), en 1928 : « J’espère que ce sera un garçon, il pourra servir la France. » (le policier remettant l’avis favorable, désignant le ventre rond de Charlotte Badinter, enceinte de Robert.)
Giovanni Livi (père d’Yves Montand) en 1928 : « Je ne percevais pas vraiment que j’étais un immigré. J’entendais bien ici ou là des injures telles que ‘sale macaroni’ ou ‘babi de con’ mais je n’en saisissais pas la cause. » (Yves Montand)
Françoise Giroud, en 1929 : « Je ne suis pas celle que vous croyez. Je suis une saltimbanque. Quand j’étais petite fille, les mères de mes camarades de classe leur interdisaient de venir à la maison. C’est que j’étais la fille d’un réfugié politique, étrangère, donc. » (lors de la remise de sa cravate de commandeur de la Légion d’honneur, en 1998)
Charles Lustiger (père du cardinal), en 1931 : « Paraît très susceptible de s’intégrer et ne présente aucun signe particulier aux étrangers. » (rapport du commissaire de police)
Joseph Ginsburg (père de Serge Gainsbourg), en 1932 : « N’ayant plus d’intérêts en Turquie, il paraît définitivement attaché à notre pays. Il s’est bien adapté à nos meurs et coutumes. »
Cesidio Colucci (grand-père de Coluche), en 1933 : « Pour quel motif le postulant demande-t-il la naturalisation ? Parce qu’il aime la France et qu’il voudrait s’y fixer. »
Romain Gary, en 1935 : « Ma mère me parlait de la France comme d’autres mères parlent de ‘Blanche Neige’ ou du ‘Chat botté’, et malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu me débarrasser de cette image féérique d’une France de héros et de vertus exemplaires. »
Léon Zitrone, en 1936 : « Réfugié russe ayant tout juste vingt ans, je ne demande rien tant que de faire mon service militaire pour acquérir ma nationalité en payant ma dette à la France. »
Chagall, en 1937 : « Israélite russe. Naturalisation sans intérêt national. »(avis de la commission en 1940)
Abraham Drucker (père de Michel Drucker) en 1937 : « Je serais désireux d’être incorporé dans la grande famille française, voulant ainsi essayer de m’acquitter de la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers le pays qui m’a très largement ouvert les portes. »
Wassily Kandinski, en 1939 : « Mon intention serait de rester en France jusqu’à la fin de ma vie et mon rêve est de devenir français. C’est ainsi que la naturalisation me rendrait vraiment heureux. »
Georges Charpak, en 1946 : « Je désire être naturalisé français car je suis devenu absolument français par ma formation. J’ai servi la France dans la Résistance, j’ai été arrêté et déporté pour cela, je désire maintenant continuer à servir la France par mon travail. »
Joseph Minc (père d’Alain), en 1947 : « Je suis un pur produit de l’intégration à la française. » (Alain Minc)
Mamigon Aznavourian (père de Charles), en 1947 : « Je suis très fier de mes origines, de mon passé d’immigré, je n’ai jamais cherché à les cacher. » (Charles Aznavour)
Henri Verneuil, 1949 : « Ni intérêt ni parenté ne me rattachent à mon pays d’origine que j’ai quitté sans espoir de retour pour faire parti (sic) de la belle et grande famille française. »
Brassaï, en 1949 : « Je participe à toutes les grandes expositions françaises à l’étranger et mon plus grand désire est que je puisse le faire en qualité de français. »
Eugène Ionesco, en 1957 : « Considérez-moi dans ces jours de malheur comme un membre de la famille française, un parent pauvre, et accordez-moi l’honneur de m’accepter, spirituellement, dans votre, dans notre maison. »

EAN :
9782709635523
Essais et documents
Parution :
10/11/2010
303 pages
24.90 €

Alaa El-Ghoneimi, chirurgien
« C’est au Caire, en Egypte, en 1981, que j’ai rencontré ma future épouse, une Française venue assister au mariage de sa sœur avec mon frère.
Au cours de mon internat de chirurgie générale et pédiatrique au Caire, j’ai donc décidé de passer un mois d’observation en France, à Paris, au service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Bretonneau (devenu Robert Debré). »

Tareq Oubrou, imam
« Je suis arrivé à 19 ans à Bordeaux pour faire des études de médecine et de biologie avant de m’orienter vers la religion.
J’étais déjà à moitié occidentalisé. Au Maroc, j’ai grandi dans une famille francophone d’enseignants qui regardaient les chaînes de télévision émises de Paris. »

Tobie Nathan, psychanalyste et écrivain
« J’ai quitté l’Égypte en février 1957, au moment de l’expulsion des juifs.
J’ai le souvenir de la tension cataclysmique, du regard qui change sur vous. Vous êtes devenu un ennemi intérieur, vous devez partir. J’avais neuf ans. »

Tran Anh Hung, cinéaste
« Je suis arrivé en France en mai 1975, j’allais avoir treize ans.
Après l’atterrissage à l’aéroport Charles de Gaulle, je me rappelle ce long trajet en taxi sur l’autoroute bordée de genêts en fleur, puis les images de Paris, de Belleville. »

Atiq Rahimi, écrivain et cinéaste
« Je n’aime pas le terme migrant. Je me considère comme un réfugié culturel. J’ai quitté l’Afghanistan en 1984, en pleine guerre froide. Les Soviétiques venaient de fermer les frontières.
Nous avons marché neuf jours et neuf nuits avec 24 autres jeunes et résistants pour rejoindre le Pakistan. »

Alain Mabanckou, écrivain
« Cela a été certes un choc d’arriver en France à l’âge de 22 ans pour faire des études, mais en même temps un sentiment de déjà-vu.
La France n’était jamais loin de notre vie quotidienne en Afrique, et Paris était le sujet de toutes les discussions. »

Serge Klarsfeld, historien et avocat
« Nous avons quitté la Roumanie, mon pays natal, avec ma mère et ma sœur, en 1946, après la victoire des communistes aux élections. Ma mère avait dit :
‘Après la Gestapo, la Guépéou (la police soviétique, ancêtre du NKVD, ndlr), non merci !' »

Alfredo Arias, metteur en scène
« En Argentine, je faisais partie d’un groupe d’artistes plasticiens qui avait transformé un quartier de Buenos Aires en mini Beaubourg, l’Instituto Torcuato Di Tella.
La dictature n’avait pas encore été mise en place. Mais on sentait l’arrivée de la répression, de façon sinueuse, sournoise. Nous étions devenus une cible de la police. »

Esther Benbassa, sénatrice EELV
« Je suis née à Istanbul, en Turquie, dans une famille judéo-espagnole et je suis arrivée en France à l’âge de 22 ans après quelques années passées en Israël.
Chez moi, l’amour de la France était supérieur à toutes les valeurs. Pour mon père, c’était le pays qui avait réhabilité le capitaine Dreyfus, celui de la culture avec un grand C. »

Lam Lê, cinéaste
« Quand je suis parti du Vietnam pour faire mes études, en 1968, j’avais 18 ans.
Je me souviens que ma mère m’avait tricoté un pullover. Toutes les mères tricotaient des pullover à leur fils quand ils partaient à l’étranger, en France. Ma mère comme les autres.
Elle avait peur qu’il fasse froid là-bas. Je n’avais jamais vu la neige. On souriait mais on ne savait pas quand on allait se revoir.
Et effectivement, je ne suis jamais retourné vivre au Vietnam, avec la guerre. J’ai fait ma vie en France. Ce pullover est toujours là, mité, vestige d’un passé toujours présent au regard de l’actualité.  »

Propos recueillis par Doan Bui et Nathalie Funès