« Nos serments »? destinés à être violés…

— Par Michèle Bigot —

nos_sermentsNos serments

m.e.s. Julie Duclos

texte de Guy-Patrick Sainderichin et Julie Duclos

par la Cie L’In-quarto,

La Colline, Paris, 7-22/04/2016

Cette pièce au titre énigmatique est librement adaptée du film de Jean Eustache, La Maman et la Putain. Elle en reprend sans contrainte la thématique principale, celle des utopies amoureuses, telles qu’elles ont pris naissance dès les années 50 avec Sartre et Beauvoir et telles qu’elles ont été expérimentées par la jeunesse dans les années 70. En fait, le titre est inspiré par ce pacte que conclurent Sartre et Beauvoir, un engagement réciproque aux termes duquel chacun se devait non seulement de ne pas mentir à l’autre, mais de ne rien lui cacher ( La Force de l’âge).

Sans forcément en prendre une claire conscience, ils faisaient suite à une tradition bien établie dans la littérature française depuis Marivaux et sa Dispute. Aussi la pièce est-elle traversée par le souvenir de tous ces débats, et véhicule-t-elle toute une série d’échos, qui parcourent la littérature, mais aussi le théâtre et le cinéma. Si les auteurs font explicitement référence à Eustache, Sartre, Beauvoir et Marivaux, il n’en reste pas moins vrai qu’ils sont également redevables à Rohmer et à Bergman.

Alors quel est le propos ? Rien de plus classique : le schéma amoureux du trio : François vit avec Mathilde, laquelle se comporte en compagne hystérique. Il la quitte pour vivre avec Esther. Nouveau couple, nouvel arrangement : chacun conserve la liberté de ses rencontres, moyennant l’engagement de tout dire à l’autre. Ils paraissent harmonieusement assortis et tout se passe pour le mieux pendant un temps. Mais voilà que François rencontre Oliwia, l’infirmière polonaise, la femme la moins faite pour lui : elle lui paraît attirante parce qu’elle est belle et totalement vide (dit-il). Ce qui devait arriver arrive : François quitte Esther pour Oliwia. Esther en est malade de chagrin. Les années passent et ce dernier couple va se défaire comme les autres. Au total, quel que soit l’arrangement libidinal du couple, une histoire est faite pour se terminer, qu’elle soit belle ou non! Les serments sont faits pour être violés, ceux de la fidélité, comme ceux de la liberté et de la transparence.

Un tel propos appelle une forme d’écriture qui tienne à la fois de la tradition et de l’audace. L’élément le plus original dans la forme retenue est l’aller retour permanent entre cinéma et théâtre. Les personnages sont sur scène, puis l’un d’eux passe en coulisse et on le retrouve dans une autre scène sur l’écran de cinéma qui est en fond de plateau. Le plateau est fait pour le huis clos de la chambre où se déroulent les disputes, le cinéma prend en charge les scènes d’extérieur, de rencontre. L’écriture elle-même est composite dans sa genèse, résultant d’allers retours permanents entre le texte et le travail de plateau. Le matériau du texte est créé dans et par la compagnie dans une suite d’improvisations et de recherche qui prolongent le point de départ fourni par Julie Duclos. Une autre strate intervient alors ; c’est le moment d’écriture proprement dite, pris en charge par G.-P. Sainderichin, qui met en forme le matériau issu du travail de plateau, s’appliquant à enrichir le dialogue de différents registres, différents niveaux de langue et autres variations. Il en résulte un texte foisonnant et dense, mais très serré, où fourmillent les trouvailles, les formules les plus drôles et les plus percutantes. Les échanges sont vifs et pleins de surprise, mais chacun y retrouve des tranches de sa propre vie et il y a là un effet de reconnaissance proprement jouissif.

Dans sa mise en scène, Julie Duclos accorde la plus grande importance au jeu des acteurs, suivant en cela la leçon des maîtres qu’elle revendique, Philippe Garel pour le cinéma et Krystian Lupa pour le théâtre. Étant elle-même actrice, elle sait tout le poids d’un jeu juste, serré et efficace. Elle cherche chez le comédien une « vérité de présence ». Dans l’esprit du travail de K. Lupa, l’acteur doit écrire pour lui-même un monologue intérieur qui va lui permettre d’incorporer son rôle avant d’entrer sur le plateau pour jouer. Sur le plateau, il traduira en mots une partie du rôle, mais son corps exprimera tout ce qu’il cache. Le spectateur entendra la partie émergée mais percevra aussi la partie immergée.

Cette technique théâtrale est d’autant plus pertinente qu’elle a en charge d’exprimer une bonne part de l’inconscient du personnage, et aussi ses ruminations, ses rêveries, ses ressassements, car il s’agit ici de ruptures, de chagrin, de solitude, de déception, et de toute la douloureuse expérience du temps qui use.

Au total Julie Duclos et sa troupe nous livrent une œuvre extrêmement aboutie, réfléchie mais aussi pleine d’une fraîcheur d’improvisation, avec saillies, surprises et formules chocs. Les personnages sont attachants et les acteurs au sommet de leur art, puisant leur force expressive dans un travail intense mais aussi une vraie émotion issue de l’expérience vécue.

On ne saurait trop recommander ce spectacle ; on a toutes les chances d’y assister car il tournera pendant toute la saison en région parisienne, à Nantes, à Mulhouse, à Arles, et en Bourgogne avant de partir au Québec.

Michèle Bigot