Le Vil et le Civil

— Par André Lucrèce —

vivre_ensembleLe mouvement étant la loi imposée par la vie, entre le juste et l’injuste, il conviendrait que soit conforme à la maturité d’esprit toute expression qui, au fond, est le reflet de la maturité d’une vie civilisée, ce que je souhaite voir dans notre pays.
Si je dis cela, c’est que j’ai eu l’occasion de lire, ici-même et ailleurs, des expressions aussi pompeuses qu’excessives à propos des élections qui ont vu confier à des personnalités d’expérience la responsabilité de sortir notre pays de son enlisement et de sa stagnation.
Comme le dit Mallarmé : « L’injure bégaie en des journaux faute de hardiesse ».
Première règle énoncée ici : l’excès dans l’expression, surtout quand il confine au débraillé, ne saurait en aucun cas emporter l’adhésion. Malherbes le soulignait déjà, et tout autant Césaire, ce qui compte c’est le caractère cardinal du langage, sa maîtrise qui lui confie son attribut royal.
Or, certaines personnes sont persuadées que ce caractère cardinal du langage est uniquement réservé à la littérature et que l’expression politique devrait se contenter des saillies issues de l’indigence du langage et de ses salissures. Je soutiens ici qu’il n’en est rien : de la cardinalité du langage, en français, en créole ou en toute autre langue, dépend tout le reste.
Les grands tribuns le savent bien qui préfèrent, parfois pour convaincre, l’humour aux salissures. Ils exigent de leurs affidés, ces partisans passionnés par une cause noble ou douteuse, de ne point se laisser aller à l’indécence et à l’abject, sous peine d’être sanctionné. Ce qui ne manque jamais d’être fait.
Donc deuxième règle ici énoncée : toute expression qui ne se conforme pas à la règle du savoir-vivre est durement condamnée par l’opinion et impitoyablement sanctionnée par la volonté démocratique du peuple. Balthazar Gracian, que je considère comme un maître des disquisitions politiques, morales et philosophiques, affirmait qu’en réalité « le savoir-vivre est aujourd’hui le vrai savoir ».
Dans l’une de ses maximes, Gracian, que l’on désigne parfois comme le Nietzsche espagnol, écrivait à propos du vulgaire : « Il parle en fou, et censure en impertinent. C’est le grand disciple de l’ignorance, le parrain de la sottise et le plus proche parent de la charlatanerie. » Peu importe que certains se reconnaissent dans ce tableau, seule la leçon a son prix : il faut user de retenue, quand bien même, en son indigence, on est courtisan ou affidé en attente de quelque prébende.
Trop souvent, en effet, les injures veulent s’imposer aux faits, or, peine perdue, en aucun cas l’injure ne peut être le moyen de combler une impuissance.
Au fond, ce qui se joue ici est l’opposition entre le Vil et le Civil.
Si le Civil renvoie au citoyen qui participe à la vie de la cité et respecte la sanction des urnes, le Vil, qui se définit comme individu de peu de valeur parce qu’il pratique l’ignoble, n’a pas de respect pour le verdict des urnes. Il n’hésite pas à agréer l’insulte vis-à-vis de ceux que les urnes ont portés au pouvoir. Et il s’éloigne encore davantage de l’affection de l’opinion.
Et moi qui n’ai jamais cessé de fréquenter Montaigne en lecture, j’apprécie qu’il puisse écrire : « Je regarde nos rois d’une affection légitime et civile, ni provoquée ni détournée par intérêt privé ». Tel est en effet le comportement civil à avoir, surtout quand les responsables politiques aujourd’hui, au contraire des rois, sont démocratiquement élus.
Afin que triomphe le souffle d’une politique décente empreinte de dignité, je retiens cette troisième règle ici énoncée : ne jamais accepter le barbouillage des valeurs au nom d’une agitation enragée par quelque frustration, défaite ou déception vénales. Le contraire de cette règle conduit inévitablement aux transports fielleux et infertiles qui constituent la marque du Vil, et non pas du Civil.
André LUCRECE