La « pensée lamayòt », la « lexicographie lamayòt »…

alias la « lexicographie borlette » au rendez-vous de la réflexion critique

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

« (…) il n’est pas de production de connaissance robuste et fiable hors du collectif de scientifiques qui s’intéressent aux mêmes objets, faits et questions. La connaissance scientifique doit être mise à l’épreuve et vérifiée par des collègues ou pairs compétents, à savoir ceux qui sont préoccupés par les mêmes questions ou sont pour le moins familiers de la démarche scientifique concernant la matière spécifique (…). » (« Les sciences et leurs problèmes : la fraude scientifique, un moyen de diversion ? », par Serge Gutwirth et Jenneke Christiaens, Revue interdisciplinaire d’études juridiques, volume 74, 2015/1).

Le site Rezonòdwès.org a publié le 4 novembre 2023 notre article titré « L’Akademi kreyòl ayisyen et la persistance du culte de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget ». Dans cet article nous avons mis en lumière, de manière documentée, l’existence avérée de la « pensée lamayòt » à l’Akademi kreyòl ayisyen (AKA) et démontré à l’aide de références datées les mécanismes de son mode de fonctionnement idéologique à contre-courant des sciences du langage. La plus rigoureuse observation des faits et un cadre de réflexion analytique adéquat nous ont permis d’exposer qu’il est amplement attesté que l’Akademi kreyòl ayisyen –prématurément créée par la Loi du 7 avril 2014 qui ne lui confère aucun pouvoir exécutif–, n’a aucune incidence mesurable sur la situation linguistique d’Haïti (voir nos articles «  L’Académie du créole haïtien : autopsie d’un échec banalisé (2014 – 2022) », Le National, 18 janvier 2022, et « Pour une Académie créole régie par une loi fondatrice d’aménagement linguistique », Rezonòdwès, 30 novembre 2014). L’Akademi kreyòl ayisyen, faut-il encore le rappeler, n’est pas une institution d’aménagement linguistique créée en conformité avec l’article 5 de la Constitution haïtienne de 1987 qui co-officialise les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français. La Loi du 7 avril 2014 définit la nature de l’AKA : elle est une instance « déclarative » vouée à émettre des « avis » et des « recommandations » non contraignantes pour l’État et ses institutions. En raison précisément de sa nature essentiellement « déclarative », l’Akademi kreyòl ayisyen « fonctionne à l’idéologie », à contre-courant de la jurilinguistique et d’une vision constitutionnelle de l’aménagement linguistique en Haïti. C’est rigoureusement en cela que l’AKA produit et promeut la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » : il s’agit d’une pensée chétive, intellectuellement limitée à la répétition catéchétique de slogans-gadgets divers qui tiennent lieu d’analyse en l’absence de véritables capacités d’analyse. Par exemple, l’AKA a introduit quelques fois dans ses slogans le terme « droits linguistiques » sans avoir produit, de 2014 à 2023, la moindre réflexion analytique sur la problématique des droits linguistiques en Haïti qui font partie intégrante du grand ensemble des droits citoyens garantis par la Constitution de 1987 (voir notre livre « Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti / Pledwaye pou dwa lenguistik ann Ayiti » (Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, 2018).

L’article « L’Akademi kreyòl ayisyen et la persistance du culte de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » a également exposé qu’en termes de bilan pour la période 2014 – 2023, l’Académie créole affiche des résultats quasi nuls et l’on a constaté qu’elle n’a mis en oeuvre aucune activité majeure d’aménagement du créole –elle n’en a pas juridiquement le pouvoir. Hormis les slogans décoratifs, elle n’a élaboré aucun programme connu visant « à garantir les droits linguistiques sur toutes les questions touchant la langue créole haïtienne » (article 4 de la « Lwa pou kreyasyon akademi kreyol ayisyen an » / Le Moniteur, no 65 daté du 7 avril 2014). Il en est de même en ce qui a trait à l’application de l’article 11-e de la « Lwa » de l’AKA relatif à la diffusion de tous les documents de l’État dans l’une des deux langues officielles du pays conformément à une interprétation amputée de l’article 40 de la Constitution de 1987. Ce sont là deux échecs majeurs de l’Académie créole que ne parviennent pas à éluder ni à masquer les mini-actions rituelles de l’AKA-lobby politique, entre autres la célébration de la Journée internationale de la langue créole. Au plan institutionnel, ces deux échecs majeurs s’expriment notamment dans la réalité que les locuteurs haïtiens n’ont toujours pas droit à des services gouvernementaux en langue créole. C’est le cas par exemple des tribunaux, à tous les niveaux à travers le pays, qui instruisent leurs dossiers en français, en ayant recours à des textes de loi rédigés uniquement en français, et qui rendent des décisions légales consignées dans des documents rédigés uniquement en français. C’est également le cas de la totalité de l’Administration publique haïtienne qui, sauf de très rares exceptions (un avis d’une direction, une note de presse…), produit la quasi-totalité de ses documents en français en contravention totale avec l’article 40 de la Constitution de 1987. Instance « déclarative » vouée à émettre des « avis » et des « recommandations » non contraignantes pour l’État, l’Académie créole n’a à aucun moment œuvré pour que l’État haïtien se conforme à ses obligations constitutionnelles d’aménager simultanément

les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français.

La réflexion analytique sur la persistance de la « pensée lamayòt » à l’Akademi kreyòl ayisyen que nous avons offerte en partage dans l’article « L’Akademi kreyòl ayisyen et la persistance du culte de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » a eu un écho remarqué en Haïti parmi les enseignants. En témoignent les courriels que nous avons reçus de divers interlocuteurs et ceux que nous a adressé le 5 novembre 2023 l’économiste Bénédique Paul, enseignant-chercheur à l’Université Quisqueya et à l’ISTEAH. En raison de leur intérêt dans le cheminement d’une réflexion critique sur la « pensée lamayòt » à l’Akademi kreyòl ayisyen et dans les universités haïtiennes, nous prenons la liberté de citer intégralement ces courriels. Nous donnons également accès au courriel reçu d’Erno Renoncourt, consultant en technologies de l’intelligence et prospective éthique pour la décision. Erno Renoncourt est l’auteur d’articles de grande amplitude analytique sur ce qu’il appelle l’« enfumage académique » et « l’axiomatique de l’indigence » (voir entre autres son article « Rayonnement académique par endettement éthique », Médiapart, 14 août 2022).

De manière générale, il s’agit pour nous de fournir aux lecteurs les divers documents exemplifiant la nécessité d’un débat ouvert sur les sujets abordés, et la lecture de ces documents leur permettra de se faire une idée des enjeux exprimés.

Document 1 : courriel de l’économiste Bénédique Paul adressé le 5 novembre 2023

au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol

« Bonjour,

« C’est toujours mieux d’essayer de combler le vide que de polémiquer.

Je suis d’accord sur le manque de productivité et d’incidence de l’Académie. J’y pensais justement avant de lire votre article. Par exemple, à l’heure des réseaux sociaux, l’Académie pourrait produire des capsules pour aider les locuteurs qui massacrent le créole haïtien par ignorance ou négligence.

En revanche, ça ne fera pas changer les gens déjà aguerris de changer d’avis. Il vaut mieux continuer à travailler constructivement en parallèle. »

Document 2 : courriel responsif du linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol

à l’économiste Bénédique Paul
M. Bénédique Paul
Enseignant-chercheur
UniQ & ISTEAH
Port-au-Prince
Haïti
Montréal, le 5 novembre 2023.

Cher collègue,

Je vous remercie d’avoir pris le temps de m’adresser votre commentaire suite à la lecture de l’article que j’ai publié hier sur le site Rezonòdwès.org, « L’Akademi kreyòl ayisyen et la persistance du culte de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget ».

Votre courriel me laisse médusé et interloqué : j’ai donc à cœur de soumettre à votre appréciation à la fois mon inquiétude et mon désaccord quant aux idées que vous consignez dans votre correspondance.

1/ De manière générale, je note que vous n’apportez aucun éclairage analytique aux questions de fond que j’aborde dans mon article. Faut-il donc les contourner, les « marronner », les oblitérer ou les soumettre au borgne laminoir de la variante haïtienne du dilettantisme ?

2/ Le « nœud épistémologique » de mon inquiétude et de mon désaccord se formule comme suit : comment un enseignant et professionnel haïtien de si haut niveau tel que Bénédique Paul, formé en Haïti et dans l’une des meilleures universités de France –dans votre cas il s’agit de l’Université Montpellier 1 où vous avez obtenu votre doctorat en sciences économiques–, peut-il être porteur d’une si ample vacuité de la pensée sur un sujet majeur de société, celui abordé avec hauteur de vue dans mon article d’hier ? La vacuité de la pensée peut-elle être promue au titre d’un dispositif analytique face à des sujets majeurs de société –et l’aménagement du créole aux côtés du français en est un, complexe, qui exige un véritable effort de réflexion académique par-delà la vulgate qui trop souvent tend à remplacer le discours scientifique en Haïti.

3/ Comment expliquer –sur les registres de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire–, que nombre d’intellectuels et de professionnels haïtiens soient si fortement opposés à l’esprit critique et lui opposent la vacuité de la pensée avec tant de légèreté, au motif d’une présumée « polémique » à proscrire ? C’est précisément ce qu’atteste le premier paragraphe de votre courriel : « C’est toujours mieux d’essayer de combler le vide que de polémiquer ». Quel vide faut-il combler et de quelle présumée « polémique » s’agit-il ? Soumettre à l’analyse critique la « pensée lamayòt » de l’Académie créole ainsi que son action revient-il, selon vous, à « polémiquer » ? La réflexion analytique contenue dans mon article ne débouche pas sur la maigrichonne et lunaire option d’« essayer de combler le vide » mais plutôt sur la perspective de l’aménagement linguistique que doit mener l’État haïtien au plan institutionnel et selon la Constitution de 1987. La perspective de l’aménagement linguistique que j’élabore dans mes nombreuses chroniques linguistiques parues en Haïti ainsi que dans mes livres de linguistique n’a rien à voir avec une « pensée chétive » (en créole : « brase van pou w di w ap brase lide ») incapable d’analyser adéquatement la problématique linguistique haïtienne. Il est d’autant plus nécessaire de soumettre au débat public la « pensée lamayòt » de l’Académie créole que l’échec attesté de ses maigres et erratiques intrusions dans le système éducatif national se sont soldées par un échec, ample et banalisé, (« kase fèy kouvri sa ») et laisse en plan plus de trois millions d’élèves en situation d’apprentissage scolaire en Haïti.

4/ Cibler comme vous le faites « le manque de productivité et d’incidence de l’Académie » créole revient à anesthésier, à excuser sinon à « marronner » le fait attesté que son action est quasi nulle à tous les étages de l’édifice social haïtien. La sous-culture haïtienne du « kase fèy kouvri sa », de la complaisance et de l’entre-soi ne saurait être érigée en système analytique dans les universités haïtiennes comme dans l’ensemble de la société haïtienne. La modernisation de la pensée universitaire haïtienne –à laquelle ont entre autres contribué l’ethnologue Jacques Roumain, les économistes Gérald Brisson, Étienne Charlier, Gérard Pierre-Charles, les linguistes Pradel Pompilus, Albert Valdman et Pierre Vernet, le sociologue Laënnec Hurbon, les historiens Suzy Castor, Michel Soukar et Michel Hector–, passe par une radicale et rassembleuse déconstruction de la vacuité de la pensée dans différents champs des savoirs universitaires en Haïti et de la « pensée lamayòt » à l’œuvre dans l’Akademi kreyòl ayisyen et ailleurs au pays. La modernisation de la pensée universitaire haïtienne passe aussi nécessairement par la modernisation de ses dispositifs analytiques : dans mon domaine de compétence, la linguistique, j’en ai exposé les exigences méthodologiques notamment dans les articles « Plaidoyer pour une lexicographie créole de haute qualité scientifique » (Le National, 15 décembre 2021), et « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022), et dans « Les défis contemporains de la traduction et de la lexicographie créole en Haïti / État des lieux, modélisation et propositions » (Le National, 8 juillet 2023). La modernisation de la pensée universitaire haïtienne passe également par l’écoute attentive et l’appropriation de la haute réflexion analytique d’universitaires haïtiens de premier plan tel Erno Renoncourt, consultant en technologies de l’intelligence et prospective éthique pour la décision. Il est l’auteur d’articles de grande amplitude analytique sur ce qu’il appelle l’« enfumage académique » et « l’axiomatique de l’indigence » (voir entre autres son article « Rayonnement académique par endettement éthique », Médiapart, 14 août 2022).

5/ Dans votre courriel vous exposez l’idée ô combien naïve et utopique que « l’Académie pourrait produire des capsules pour aider les locuteurs qui massacrent le créole haïtien ». Je vous reconnais le droit à l’entière paternité de l’idée que la micro-structure qu’est l’Akademi kreyòl ayisyen puisse s’aventurer à produire des « capsules » –s’agira-t-il aussi de la mise… en « capsules » de la pensée analytique universitaire ? Aussi je vous invite à lire mon article « PRATIC», la plateforme numérique officielle pour l’enseignement à distance en Haïti par temps de Covid 19 : signalétique d’un échec programmé » (Potomitan, 27 avril 2020). Dans ce texte j’ai mis en lumière les pertinentes réserves émises par l’universitaire Samuel Pierre au sujet de l’enseignement à distance en Haïti : « (…) la majorité des étudiantes et étudiants, des écolières et écoliers, non seulement n’ont pas accès à Internet, mais encore et surtout à l’électricité, sur le territoire national en Haïti » (voir l’article « Technologie / Covid-19: la mauvaise connexion Internet, un obstacle à la formation à distance en Haïti, selon le professeur d’université Samuel Pierre », AlterPresse, Port-au-Prince, 7 avril 2020). Contrairement à ce que laisse croire le frétillement verbomoteur de nombre d’internautes sur les réseaux sociaux, la pénétration d’Internet en Haïti reste faible selon l’Union internationale des télécommunications (UIT) et les coûts prohibitifs de la connexion demeurent hors de portée de la majorité des foyers haïtiens qui peinent à payer l’écolage des élèves. Ainsi, dans un document daté de 2020, il est attesté que « 79 % des enfants en âge d’être scolarisés en Haïti n’ont pas de connexion Internet chez eux, selon un nouveau rapport conjoint publié par l’UNICEF et l’Union internationale des télécommunications (UIT) » (voir le document de l’UNICEF « How Many Children and Youth Have Internet Access at Home ?, 1er décembre 2020). Dans un tel environnement, l’on peut raisonnablement anticiper que les « capsules » palliatives que le docteur Bénédique Paul souhaite voir prodiguer aux locuteurs à la santé linguistique défaillante et « qui massacrent le créole haïtien » n’auront qu’un virtuel effet placebo… Ce n’est manifestement pas à coup de « capsules placebo » que l’État haïtien devra répondre à ses obligations constitutionnelles d’aménager simultanément les deux langues de notre patrimoine linguistique historique, le créole et le français.

Veuillez agréer, cher collègue, l’assurance de ma considération distinguée.

Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue

Document 3 : courriel responsif daté du 5 novembre 2023 de l’économiste Bénédique Paul au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol

Observation générale / Ce courriel est fort intéressant et particulièrement révélateur de l’ample vacuité de la pensée d’un enseignant-chercheur haïtien sur un sujet majeur de société, à savoir l’aménagement du créole au regard des errements idéologiques constitutifs de la « pensée lamayòt » de l’Akadémi kreyòl ayisyen.

« Bonjour Monsieur Berrouët-Oriol,

Je vous remercie d’avoir laissé le contenu de mon message intact à la fin de votre exposé. De cette manière, les lecteurs de ce courriel peuvent voir le fond de ma pensée qui n’est autre que d’essayer de contribuer à construire, au lieu de chercher à détruire le peu qui reste des institutions en Haïti.

Par ailleurs, si vous pensez que cela peut vous autoriser à remettre en question ma formation, c’est bien clair que vous essayez de mélanger les choses. Mais les lecteurs du message ne sont pas dupes !

Pour faire le développement, ça prend des actions constructives et non uniquement des critiques, même si ces dernières ont bien leur place pour aider à corriger et mieux faire.

Voilà,

Bonne semaine »

Document 4 : extrait du courriel d’Erno Renoncourt daté du 5 novembre 2023

au linguiste-terminologue Robert Berrouët-Oriol

« Bonsoir cher RBO,

 « Je vous fais ce message pour vous dire combien la colère raisonnante de votre argumentaire peut s’appliquer dans tous les domaines du savoir en Haïti. D’ailleurs, pour être moi-même victime, sur le domaine de la modélisation des données pour la prise de décision, de la même vacuité de la pensée que vous dénoncez, je me permets de vous dire que la première phrase de votre point 3) « Comment expliquer –sur les registres de la sociologie, de l’anthropologie et de l’histoire–, que nombre d’intellectuels et de professionnels haïtiens soient si fortement opposés à l’esprit critique et lui opposent la vacuité de la pensée avec tant de légèreté, au motif d’une présumée « polémique » à proscrire ? »–, peut s’élargir aussi à la statistique, les technologies et la gouvernance des données.

Je m’apprête justement à proposer au [journal Le] National et à Haïti Liberté un texte dans lequel j’aborde un peu la même thématique. Pour cause, il n’y a pas longtemps le directeur de l’Office national du partenariat en éducation (ONAPE), à qui j’avais proposé de diagnostiquer les processus de son organisation pour l’aider, par une cartographie des processus, à aller vers une innovation de services en éducation, m’avait fait un mail (suite à ma critique sur son marronnage) pour me rappeler que son poste, il l’avait obtenu par ses relations sociales et politiques, et qu’au lieu de jouer aux intellectuels à produire des idées qui n’intéressent personne, je devais soigner mes relations pour ne pas crever de faim, car à force de critiquer le système, je serai blacklisté partout. »

La « pensée lamayòt » en lien avec la « lexicographie lamayòt » alias la « lexicographie borlette »

Il faut prendre toute la mesure –comme nous l’avons démontré dans notre article du 4 novembre 2023, « L’Akademi kreyòl ayisyen et la persistance du culte de la « pensée lamayòt » conjointe à la « pensée gadget » –que la « pensée lamayòt » et son frère jumeau en lexicographie créole, la « lexicographie lamayòt » alias la « lexicographie borlette », ont une caractéristique commune : elles « fonctionnent à l’idéologie », l’idéologie intériorisée comme unique système d’analyse et d’interprétation du réel. L’un des traits définitoires de la notion d’idéologie consigné dans le dictionnaire Le Larousse est : l’« Ensemble des représentations dans lesquelles les hommes vivent leurs rapports à leurs conditions d’existence (culture, mode de vie, croyance) ». Sur ce registre, délaissant la science et ses méthodes d’analyse, la « pensée lamayòt », à l’Akademi kreyòl et ailleurs, privilégie le recours aux formules rituelles, aux capsules allégoriques et aux formules courtes préfabriquées (« bay kreyòl la jarèt », « lang kreyòl tout kote san fòs kote », « kreyòl yon zouti pou devlopman dirab », etc.) : il s’agit d’une pensée chétive, intellectuellement limitée à la répétition catéchétique de slogans-gadgets divers qui tiennent lieu d’analyse en l’absence de véritables capacités d’analyse. Il est à cet égard amplement significatif que l’Académie créole, de 2014 à 2023, n’a produit aucun document de référence sur des sujets majeurs de l’aménagement du créole, notamment la didactique du créole, la didactisation du créole, la formation des enseignants en didactique créole, la modélisation de la rédaction des documents scientifiques et techniques en créole et la lexicographie créole. Et s’il est vrai que le site Web de l’Akademi kreyòl annonce qu’elle aurait présumément mis en chantier des publications de grande ampleur –notamment le « Premye diksyonè tèminoloji jiridik an kreyòl » et le « Gran diksyonè lang kreyòl ayisyen »–, rien n’indique, sur son site, qu’elle dispose de compétences avérées en lexicographie créole et en terminologie créole (voir, sur le site Web officiel de l’AKA, le document « Bilan Akademi kreyòl ayisyen. Desanm 2014 – desanm 2019 » ; voir aussi notre article « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » (Le National, 28 juillet 2020).

L’approche pré-scientifique de la « pensée lamayòt » se retrouve également dans le domaine de la « lexicographie lamayòt » alias la « lexicographie borlette ». Nous en avons rigoureusement fait la démonstration dans plusieurs articles, notamment dans « Le traitement lexicographique du créole dans le « Glossary of STEM terms from the MIT – Haïti Initiative » (Le National, 21 juillet 2020), « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative » (Le National, 15 février 2022), « Toute la lexicographie haïtienne doit être arrimée au socle méthodologique de la lexicographie professionnelle » (Le National, 29 décembre 2022), et « Lexicographie créole : retour-synthèse sur la méthodologie d’élaboration des lexiques et des dictionnaires » (Le National, 4 avril 2023). À contre-courant de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, l’erratique et fantaisiste « Glossary of STEM terms from the MIT-Haiti Initiative » comprend plus de 800 termes anglais-français. Les pseudos équivalents « créoles » bricolés dans cet ouvrage pré-scientifique sont en grande partie incompréhensibles du locuteur créolophone parce qu’ils sont a-sémantiques et/ou non conformes au système morphosyntaxique du créole et/ou parce que la stricte équivalence notionnelle entre les termes anglais et les équivalents « créoles » n’est aucunement assurée alors même que l’équivalence notionnelle couplée à la stricte équivalence lexicale est un principe de base en lexicographie bilingue. Exemples d’équivalents « créoles » erratiques et fantaisistes bricolés dans le « Glossary of STEM terms from the MIT-Haiti Initiative » : « grafik ti baton », « pis kout lè / pis ayere », « epi plak pou replik sou », « dyagram fòs », « gwoup emik », « fòs volay », « kouran ki endui », « echikye Punnett mono-ibrid pou yon jèn ki lye ak sèks ». Consigné dans les articles plus haut cités, notre bilan analytique a amplement exposé que « lexicographie lamayòt » alias la « lexicographie borlette » promue au MIT-Haiti Initiative ne peut en aucun cas être mise au service de l’enseignement en créole des sciences et des techniques et que le « Glossary of STEM terms from the MIT-Haiti Initiative » constitue le plus calamiteux fourvoiement de la lexicographie créole de 1958 à 2023.

Dans notre article intitulé « Dictionnaires et lexiques créoles : faut-il les élaborer de manière dilettante ou selon des critères scientifiques ? » (Le National, 28 juillet 2020), nous avons rappelé plusieurs enseignements majeurs des linguistes créolistes Albert Valdman et Annegret Bollée reconnus, à l’échelle internationale, pour la haute qualité scientifique de leurs travaux. Ainsi, dans une rigoureuse étude publiée en 2005 par la Revue française de linguistique appliquée (volume X / 1), « Vers la standardisation du créole haïtien », Albert Valdman, au chapitre « Vers l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour le CH » [créole haïtien], nous enseigne que « La clé de voûte de la standardisation d’une langue est certainement l’élaboration de dictionnaires de référence unilingues. Le niveau avancé de la standardisation du CH [créole haïtien] est reflété par une quinzaine de dictionnaires (…). Mais ce sont pour la plupart des dictionnaires bilingues destinés à des alloglottes majoritairement américains ou des membres de la deuxième génération de la diaspora, et qui ne visent que secondairement les besoins lexicographiques de la population haïtienne. (…) Par ailleurs, l’histoire de la lexicographie nous enseigne que, dans le rapport de colinguisme qui existe entre le français et le CH [créole haïtien], l’élaboration de dictionnaires bilingues où la langue référentielle (le français dans le cas d’Haïti) constitue la métalangue, forme une étape préparatoire obligée dans l’élaboration d’un dictionnaire unilingue pour la langue vernaculaire. » Cette étude d’Albert Valdman met également en lumière d’autres aspects de la méthodologie et des principes de base de la lexicographie professionnelle dans l’élaboration des dictionnaires unilingues et bilingues créoles. Pour le lecteur peu familier des recherches en linguistique portant sur le créole, il y a lieu de souligner qu’Albert Valdman est l’auteur d’articles scientifiques de premier plan et de dictionnaires de référence, notamment « Le cycle vital créole et la standardisation du créole haïtien », revue Études Créoles X-2, 1987, « L’évolution du lexique dans les créoles à base lexicale française », paru dans L’information grammaticale no 85, 2000, et le fameux « Haitian Creole – English Bilingual Dictionary », Bloomington, Creole Institute, Indiana University, 2007. En ce qui a trait à la méthodologie et aux principes de base de la lexicographie créole, la réflexion analytique d’Albert Valdman s’apparie à celle d’Annegret Bollée, linguiste à l’Université Otto-Friedrich-Universität à Bamberg, en Allemagne, et auteure de l’étude « Lexicographie créole : problèmes et perspectives » parue dans la Revue française de linguistique appliquée, 2005/1 (Vol. X). Elle précise, dans cet article, que « La première tentative d’un dictionnaire monolingue [créole], entreprise dans les années 1990 à Lenstiti kreol aux Seychelles, n’a pas eu de suite. Le problème majeur pour les futurs auteurs de dictionnaires monolingues créoles est, d’après M.-C. Hazaël-Massieux (1997, 241) « la question délicate, mais ô combien intéressante, de la « définition » sur laquelle elle s’est penchée dans plusieurs publications (…). D’une part, ils se heurteront aux problèmes techniques de « l’inexistence du métalangage adéquat » et de « l’insuffisance du vocabulaire disponible », d’autre part, au fait que « les fondements d’une véritable sémantique créole », autrement dit la description du lexique par champs notionnels, comme l’a entreprise R. Chaudenson (1974) pour le [créole] réunionnais, reste à faire pour les autres créoles (1997, 242-3). »

Sur le plan épistémologique, l’examen critique de la « pensée lamayòt » et de la « lexicographie lamayòt » alias la « lexicographie borlette » est indispensable, en Haïti, dans tous les domaines de transmission et de mise en oeuvre des savoirs et des connaissances, aussi bien dans les institutions de l’État que dans les institutions universitaires haïtiennes où l’esprit critique/analytique devrait avoir droit de cité. Vouloir anesthésier, « marronner » ou oblitérer l’esprit critique/analytique sous la dévote mantille de l’enfermement idéologique au motif d’une présumée « polémique » à proscrire, revient à sanctuariser la « pensée lamayòt » et à priver ainsi les locuteurs haïtiens du libre et indispensable usage de l’esprit critique qui doit être chevillé à toute réflexion citoyenne et dans tous les domaines. Tel est quant au fond l’enjeu des échanges où s’exprime notre libre parole de citoyen-linguiste.

Montréal, le 7 novembre 2023