Boat-people en Méditerrannée : le monologue européen

—Par Aminata Dramane Traoré & Nathalie M’Dela-Mounier*—

mounier_&_traore « Il faut en finir définitivement avec des relations totalement déséquilibrées et essentiellement tournées vers les intérêts de l’Europe, de la finance et du commerce. Au risque de voir notre monde sombrer. Le naufrage serait alors global. « 

L’infernale comptabilité macabre
Assez ! Trêve de diversion !
Ils sont, ils étaient, ils seront des centaines, des milliers, des centaines de milliers à partir pour ne jamais arriver. Et comme d’habitude, après le temps de l’émotion et de l’indignation viendra celui de l’oubli et de l’indifférence. Ils sont,  ils étaient,  ils seront tous oubliés parce que des politiques économiques inégalitaires et assassines  continueront à secréter le chômage et la pauvreté de masse, les conflits armés et le réchauffement climatique.
Au cours des vingt dernières années, presque 30 000 personnes ont péri aux portes de l’Europe dont 3 500  en 2014. Depuis le début janvier de cette année 2015 que l’Europe a proclamé « l’année du développement », on estime à 1700 le nombre de morts, voire plus car cette compatibilité macabre est hasardeuse.
L’Europe ne peut contribuer à remédier à cette tendance mortifère de l’évolution du monde globalisé qu’en admettant ce que Michèle Rivasi, députée européenne du parti Europe Ecologie les Verts (EELV), rappelle à propos du Mali : « la nécessité d’analyser l’échec du développement économique qui a délégitimé la démocratie. Les jeunes quittent le pays car ils n’y ont pas d’avenir. Pourtant, le Mali a des atouts dans le secteur agricole ou minier». Cette remarque est valable pour les conflits armés : les jeunes prennent également les armes au nom de l’ethnie ou de la religion quand le développement économique ne tient pas ses promesses.

Encore un sommet ! Et cette fois ci, entre soi ?

D’un sommet à l’autre, les dirigeants occidentaux et africains ont cautionné l’idée selon laquelle le développement pourvoira aux besoins du continent, dont ceux des candidats à l’émigration. Il en a été ainsi à l’occasion des conférences euro-africaines de Rabat (juillet 2006), de Tripoli (novembre 2006), de Ouagadougou (mai 2008), de Paris (novembre 2008)… Cette fois ci, les Européens sont entre eux. Dans l’urgence, ils ont décidé de se réunir à Bruxelles pour des solutions d’urgence. Chaque Etat  ergote, botte en touche et passe à son voisin. On traite, on sous-traite, on assigne à résidence, on externalise, on envisage un archipel de camps de rétention loin des yeux, loin des droits, même si le cœur n’y est pas…
Les dirigeants africains qui se laissent persuader que notre tour de profiter de la « mondialisation heureuse » est venu et, qu’il leur suffit d’accélérer le rythme  de la croissance en la portant de 5% à 8 ou 9 % vont devoir tempérer leur ardeur.  Les jeunes subsahariens, par leur mort dans le désert ou en mer, les interpellent au même titre que l’Europe. Au-delà de ces deux continents, les Etats-Unis d’Amérique et l’organisation des Nations-Unies (ONU) sont concernés par cette hécatombe qui vaut à elle seule le bilan des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) qui s’achèvent cette année. Les dirigeants européens voudront-ils l’interpréter en ces termes ?

Non ! les passeurs ne sont pas les premiers fautifs
Le jeune tunisien de 27 ans et ses deux camarades qui ont été arrêtés doivent indiscutablement répondre de leurs crimes. Mais les passeurs ne constituent que le dernier maillon d’une longue chaine de responsables. D’ailleurs, par le passé, les migrants eux-mêmes étaient traités de « terroristes ». Parce qu’il est politiquement incorrect d’avancer un tel argument face à tant d’êtres humains désespérés venant de tant de lieux différents, on met le curseur sur la responsabilité des passeurs. Ils  seraient les premiers fautifs à réprimer.
Plus que les migrants et leurs parcours, les filières,  la situation des pays d’origine et de transit, c’est la nature de l’Europe qui est en question. En plus des rapports de domination qu’elle entretient avec l’Afrique, à qui elle impose son modèle de développement, elle se barricade, devient forteresse mais aussi carcérale. La question n’est pas seulement de savoir si elle fait assez et comment elle s’y prend pour sauver des vies humaines en Méditerranée.  Mais qu’a-t-elle fait et que fera-t-elle en amont dans les pays d’origine des candidats au départ ? Et pourquoi les solutions précédemment retenues lors des différents sommets n’ont pas empêché cette catastrophe ? L’Europe forteresse, dont les experts militaires ont participé à l’élaboration du « concept stratégique », a également érigé à l’intérieur de ses frontières/remparts des centres de rétention administrative à l’intérieur desquels elle bafoue, à la fois, le droit international de l’asile et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, qui stipule «le droit de toute personne à quitter librement tout pays, y compris le sien».
Oui, nous avons entendu parler de corridors humanitaires, de règles sécuritaires, de Frontex, de surveillance aux frontières, de présence militaire et imaginons encore les crocodiles qui hantent ces eaux-là en embuscade, vaguement ensommeillés ou veillant prêts à punir, à surgir, à refermer  le piège de leurs mâchoires sur la chair tendre des songes, à ramener le rêveur imprudent sur sa rive, mort ou vif.
Oui, nous entendons parler de doublement des moyens de Triton, d’élargissement de son champ d’action, d’arraisonnement des bateaux le long des côtes libyennes et d’intervention à la « source » en Libye.

La Libye ? Parlons-en !
Hautement édifiant est le Troisième sommet Afrique-UE, les 29 et 30 novembre 2010, en Lybie, où Mouammar Kadhafi accueillit, en grande pompe, les dirigeants de 80 pays africains et européens. Les participants s’étaient mis d’accord sur un « plan d’action » pour un partenariat Afrique-UE allant de 2011 à 2013. Création d’emplois, investissements, croissance économique, paix, stabilité, migration et changement climatique étaient à l’ordre du jour.
En lieu et place de cette perspective, la Libye a été déstabilisée et le  Guide libyen tué. En plus de la prolifération des armes provenant des arsenaux libyens, des dizaines de milliers de travailleurs originaires de l’Afrique subsaharienne et du Maghreb ont perdu leur travail. Ils sont venus grossir les rangs des demandeurs d’emploi dans leurs pays d’origine, prêts à partir à n’importe quel prix.
Jean Pierre Chevènement, l’ancien ministre de la défense et de l’intérieur, en nommant Nicolas Sarkozy, dit à propos de l’immigration en Europe, ce qui de notre point de vue est valable pour la prolifération des armes au Sahel et la force de frappe des djihadistes, «La Libye de Mouammar Kadhafi avait beaucoup de défauts mais elle exerçait un contrôle sur ses frontières».  «Nous avons violé la résolution des Nations unies, qui nous donnait le droit de protéger les populations de Benghazi, on est allé jusqu’au changement de régime» a-t-il déploré.
On arrête les passeurs. Qui traduira devant la Cour Pénale Internationale (CPI) les fauteurs de la guerre en Lybie dont le Mali est la première victime collatérale en Afrique subsaharienne ?  Il est pernicieux de poser la question de la gestion des conséquences de cette ingérence en termes de « service après-vente » qui n’aurait pas été assuré. La vérité est qu’elle ne devait tout simplement pas avoir lieu parce que la démocratie ne s’exporte pas. A l’intention des donneurs de leçons de démocratie rappelons que :
-la gouvernance managériale n’a rien à voir avec la gouvernance démocratique, participative et respectueuse des droits humains ;
-le climat des affaires n’a pas plus à voir avec le climat social que la santé de l’économie libéralisée avec celle des êtres humains ;
-la sécurité des investissements n’est pas la sécurité humaine…

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**Auteures de L’Afrique mutilée, Taama Editions, 2012 :