Benjamin Stora : « La gauche doit défendre les minorités et cesser de se cacher derrière un universalisme abstrait »

— Entretien réalisé par Elsa Sabado —

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La France n’en a pas fini avec son passé colonial. Il a imprégné les imaginaires et a constitué un socle idéologique sur lequel le Front national s’est construit. C’est ce Transfert d’une mémoire, de l’Algérie coloniale vers la métropole, qu’avait décrit Benjamin Stora en 1999. Cet ouvrage analysait déjà les raisons historiques pour lesquelles les questions difficiles de l’immigration ou de l’Islam en France seraient au cœur du débat public.

C’était également le sujet du roman d’Alexis Jenni, L’Art français de la guerre. Un dialogue inédit entre l’historien et l’écrivain permet ici d’éclairer la nature de cet imaginaire colonial et son actualité, dans une France secouée par les grands défis qui surgissent après le « Choc de janvier 2015 ».

Face aux crispations identitaires, cet échange passionnant invite à mener une bataille culturelle décisive pour sortir de la violence des mémoires et à affronter enfin, par une prise en compte sereine de l’Histoire, les enjeux du présent.

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Pour l’historien Benjamin stora, si la parole s’est libérée en France sur la guerre d’algérie, cela s’est fait en ordre dispersé, faisant craindre une guerre de « mémoires ». pour y mettre fin, le combat politique est « fondamental », selon lui, surtout de la part de la gauche française.
HD. Vous venez de publier, avec Alexis Jenni, « Mémoires dangereuses » (1). Quelles mémoires désignez-vous ?
Benjamin Stora. Nous sommes sortis, dans les années 1990-2000, de trente ans de silence. Malheureusement, cette libération de la parole s’est faite en ordre dispersé, par la constitution de groupes de mémoire communautarisés et non autour d’événements culturels célébrant la fraternité entre les anciens ennemis. Aucune date consensuelle de célébration de la fin du conflit n’a été trouvée par les anciens acteurs de la guerre: les Algériens immigrés en France voudraient que ce soit le 17 octobre, en souvenir de la répression parisienne du 17 octobre 1961. Les Algériens du FLN, le 19 mars, pour les accords d’évian de 1962. Les pieds-noirs, le 5 juillet, en souvenir des enlèvements de piedsnoirs d’Oran par le FLN. Tandis que les harkis refusent le 19 mars. Cette absence de date est symptomatique d’une guerre des mémoires. C’est chacun son histoire : personne ne veut reconnaître la souffrance de l’autre. Quelques petites associations, telles la 4ACG ou Harkis et droits de l’homme, tentent de lancer des passerelles entre ces mémoires. À côté de cela, des groupes puissants ­ de soldats, de piedsnoirs, de harkis ­ entretiennent des mémoires revanchardes. « Dangereuses », car elles donnent de l’eau au moulin du FN, qui propose un projet de société basé sur la séparation entre ce qu’ils définissent comme « Blancs » et « Arabes ». C’est ce que je nomme le « sudisme » à la française.

HD. Pourquoi une telle chape de silence pèse-t-elle sur la mémoire ?
B. S. Il y a bien sûr la difficulté de reconnaître les traumatismes, les exactions, la trahison… et la nécessité d’un travail de deuil pour ceux qui ont subi cette guerre, et ceux qui l’ont menée. Mais, avant tout, la perte de l’Algérie en 1962 ouvre une véritable crise du nationalisme français, dont la construction est indissociable de celle de l’empire. Ce nationalisme, qui se croyait universaliste, se heurte à un autre nationalisme, algérien celui-ci. Ce choc entraîne un séisme dans le paysage politique français.
On assiste, entre 1956 et 1962, à une entière recomposition du champ politique : la SFIO s’effondre et le PSU émerge, le PC entre en crise avec ceux de ses membres qui aidaient le FLN, laissant ainsi un espace à l’extrême gauche et aux anarchistes, qui feront ensuite 1968. La droite gaulliste se fracture entre ceux qui suivent de Gaulle, et ceux qui veulent l’assassiner. L’extrême droite, disqualifiée par Vichy, se refait une santé. Cette recomposition donne un nouveau souffle à la société française après des années 1950 pesantes. Pour la jeunesse des années 1970, l’Algérie fait partie du passé, c’est une question réglée. Pour ceux qui l’ont vécue, il y a un oubli nécessaire, une envie de passer à autre chose et d’oublier les souffrances. Mais, de la part de l’état, il y a un oubli pervers: quatre lois d’amnistie sont votées. Pas de jugement, pas de retentissement médiatique, pas d’existence… Voilà pourquoi on assiste, ensuite, au « retour du refoulé » : on se prend en pleine poire la poussière qu’on avait essayé de pousser sous le tapis.

HD. Que faire pour contrer la menace de ces « mémoires dangereuses » ?

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