Sexes et races, deux illusions

—  Par Alexis Jenni (Agrégé de sciences naturelles, prix Goncourt 2011) —

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 A lire l’article « Sexes et races, deux réalités », de Nancy Huston et de Michel Raymond (Le Monde, 20 mai), on se sent progressivement envahi d’un curieux sentiment d’attente déçue. Le titre en est affirmatif, vraie promesse de révélations, et ils attaquent bille en tête : ils démontent une position fausse, et annoncent défendre une vision vraie, rétablissent une réalité maltraitée, ce qui est la structure habituelle d’un article polémique ; mais où est-il, le contenu de cette pensée censément neuve, et juste, et méconnue, qu’ils voulaient promouvoir ? Dans leurs livres, sûrement, mais pas ici.

Les deux auteurs, bien appariés car l’une chargée des sciences humaines, et l’autre des sciences tout court, se posent en clairvoyants incompris, posture qui se suffit à elle-même et dispense de trop creuser : la résistance, si elle est bien affichée, évite de fournir un contenu détaillé. Mais à quoi donc résistent-ils ? A une caricature, dont franchement on se demande qui peut bien la soutenir, et où.

Qui donc prétend qu’il n’y a pas de différences entre les deux sexes ? Qui donc prétend qu’il n’est pas de différences entre les populations humaines ? Qui prétend que l’anatomie n’existe pas, que la colorimétrie est une illusion ?

Qu’on nous les montre, ces crétins imaginaires ! et qu’on les lapide. Ou qu’on les pende. Imaginons avec joie les pires châtiments, car ils seront sans conséquences : de tels adversaires n’existent pas. Il est impossible de désigner des gens qui sérieusement – je dis bien : sérieusement, dans un débat argumenté – soutiennent ce genre de dénégations, car la question n’est pas là, et n’a jamais été là.

PHYSIQUE, PHYSIOLOGIQUE, COMPORTEMENTAL

Cela se voit, qu’il y a des différences physiques entre hommes et femmes, et des différences physiologiques, et même des différences comportementales, on en rit assez. Mais quel est le lien entre la biologie et ces différences de comportement ? Pour dire vrai, on n’en sait rien. Malgré les rodomontades de la biologie moderne, le déterminisme biologique des comportements est une simple hypothèse, et pas des mieux fondées, tant les travaux qui tentent de l’établir manquent de sérieux, pèchent par de nombreux biais, et forcent souvent leurs conclusions, car le spectaculaire est une nécessité dans le domaine de la publication scientifique.

Il suffit pour s’en convaincre de consulter les travaux de la sociologue des sciences Odile Fillod, qui ont une utilité de service public (son blog : allodoxia.blog.lemonde.fr). Quand on lit dans la presse des affirmations du type : « les différences entre garçons et filles sont marquées dès la naissance « , elle applique une méthode simple. Elle retrouve la publication originale, et la lit. Le résultat est radical : les affirmations les plus assurées se mettent à bredouiller, l’air gêné.

On y voit des études où le matériel expérimental consiste en formulaires remplis par un échantillon d’étudiants volontaires, ou bien en mesures de taux d’hormones dont un traitement statistique élémentaire dévoile le flou, ou en des images de cerveaux assez générales pour laisser libre cours à toutes les conclusions possibles.

Et le plus amusant, c’est que les conclusions de ces études ressemblent de façon frappante aux stéréotypes sociaux. Peut-être un simple micro-trottoir aurait-il suffi. Quand la science se met à mimer l’opinion, il convient de se méfier, et de très vite relire le philosophe des sciences Gaston Bachelard (1884-1962), à titre d’antidote. Car « la science, dit-il, s’oppose absolument à l’opinion. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit ses besoins en connaissances. On ne peut rien fonder sur l’opinion, il faut d’abord la détruire ». Ceci devrait servir de garde-fou au moment d’appliquer la biologie au comportement humain.

QU’EN EST-IL DE L’ORIGINE DES DIFFÉRENCES ?

Les recherches sont en cours, donc, mais leur état rudimentaire ne permet pas de dire grand-chose. On voit bien la différence entre sexes, et entre populations, elle est un fait. Les femmes sont femmes, les hommes sont hommes, les Noirs sont noirs, et les Blancs plus clairs. Mais qu’en est-il de l’origine de cette différence, et de son ampleur, et de son importance ? Là est la vraie question, et cela n’est pas débattu.

L’article de Nancy Huston et de Michel Raymond affirme à grand bruit l’existence du biologique, ce dont personne ne doute. Mais comment faire le lien entre un pic hormonal, qui existe, la présence d’un certain organe, qui existe, et un comportement, qui existe aussi ?

On ne le sait pas, et aucune étude que ce soit ne le dit clairement ; les études qui l’osent ne font qu’extrapoler, elles théorisent à partir de présupposés qui ressemblent, encore une fois, à des propos de comptoir. Aucun lien direct n’est établi chez l’homme entre la biologie et le comportement, on cherche toujours, mais ce ne pourra être un lien simple comme chez la mouche ou le rat, car entre le corps et le comportement existe chez l’homme quelque chose qui s’appelle le psychisme, qui constitue un filtre aux propriétés inattendues, et encore mal exploré.

L’homme est un animal, bien sûr, soumis à l’évolution, bien sûr, mais ses comportements ont une plasticité inédite dans le monde animal. Si la sexualité humaine, par exemple, a un rôle reproductif évident, donc soumise en cela à l’évolution, on ne peut en déduire que cette évolution détermine toutes les formes qu’elle peut prendre.

Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir les yeux : absolument n’importe quoi peut être objet de désir, sans aucun avantage évolutif que ce soit. La psychologie évolutionniste peut faire toutes ses contorsions habituelles pour tenter d’en rendre compte, la profusion du psychisme humain, capable de faire exactement le contraire de ce qu’il faudrait, échappe à ses pauvres schémas adaptatifs.

30 MILLIARDS DE NEURONES INTERCONNECTÉS

Mais cela n’est pas une mystérieuse propriété humaine : c’est simplement que 30 milliards de neurones corticaux interconnectés forment un objet original, qui possède, et lui seul, des propriétés émergentes inattendues.

 » Les groupes humains génétiquement différenciés existent « , disent nos auteurs. Et c’est vrai. Mais c’est trivial, car il existe aussi des populations humaines génétiquement différenciées, et des individus humains génétiquement différenciés, ce sont d’autres faits. Combien cela fait-il de groupes ? Et de quelle taille ?

Mais le débat sur la question des races ne porte pas sur l’existence ou non de groupes génétiquement différenciés, cela n’est pas, et n’a jamais été la question. N’importe quel groupe humain, de n’importe quelle taille, qui vit ensemble depuis un moment, possède des traits génétiques communs différents d’un autre groupe équivalent. C’est simplement le résultat de s’être reproduit ensemble.

La vraie question, la seule bonne à se poser dans ce débat flou où l’on ne définit rien, est de savoir quelle est l’ampleur et l’importance de ces différences. Cette notion de race, telle qu’elle a été établie au XIXe siècle, impliquait des différences profondes entre les populations, différences de capacités, de comportements, des différences de nature finalement ; et cela avait des conséquences sociales.

Quand au XXe siècle on a tenté de donner un peu de contenu à cette notion, de la préciser par des mesures, il n’en est rien sorti. La race, telle qu’elle fut conceptualisée à ce moment-là, s’évapore dès qu’on essaie de la mesurer.

J’avais dit dans un roman que « la race est sans contenu, mais elle est une identité effective ». Je voulais dire qu’il est impossible de la caractériser nettement (et ce n’est pas faute d’avoir essayé), mais que ses signes ont un effet réel, un effet d’assignation, un effet social indiscutable.

« LES RACES N’EXISTENT PAS »

Quand on dit que « les races n’existent pas », on parle de cette conception-là de la race, fondée dans un autre état de la science, et qui cherchait à séparer différentes humanités.

Mais si dire que  » les races existent  » renvoie à des traits héréditaires de pigmentation, de pilosité et de sensibilité à des maladies, comme chez tout groupe d’humains ayant vécu ensemble, on peut employer le mot sans crainte, il est vide de sens, il est un autre nom pour la couleur.
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Alexis Jenni (Agrégé de sciences naturelles, prix Goncourt 2011)
LE MONDE | 24.05.2013 à 19h08 • Mis à jour le 24.05.2013 à 19h39

http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/05/24/sexes-et-races-deux-illusions_3417100_3232.html