Aménagement et « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien : pistes de réflexion

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

La question de l’aménagement et de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas nouvelle en Haïti. « En 1898 déjà, Georges Sylvain [déclarait] que «le jour où (…) le créole aura droit de cité dans nos écoles primaires, rurales et urbaines, le problème de l’organisation de notre enseignement populaire sera près d’être résolu ». Depuis le début des années 1980,Dejeanfait un plaidoyer dans cette perspective, dont l’essentiel est consigné dans Dejean (2001,2006). Michel DeGraff (2014)poursuit ce plaidoyer en faveur de l’utilisation du créole haïtien comme langue d’enseignement pour une meilleure rentabilité de l’action éducative » (Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement », researchgate.net, 11 avril 2018.) Dans les années 1940, cette question a été entrevue notamment par Christian Beaulieu, compagnon de lutte de Jacques Roumain et auteur de « Pour écrire le créole » (Les Griots, 1939), et qui fut l’un des premiers, à cette époque, à réclamer l’utilisation du créole à des fins pédagogiques. De manière plus programmatique, la question de l’aménagement et de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a été posée avec la réforme Bernard de 1979, mise en veilleuse en 1987, et qui faisait du créole langue d’enseignement et langue enseignée. Pour mieux la situer et en saisir les enjeux, il faut dans un premier temps comprendre en quoi consiste la notion de « didactisation ».

La « didactisation » est le « Fait de rendre didactique, approprié à l’enseignement, à la pédagogie » (Encyclopaedia Universalis et « Cordial », correcteur orthographique et de grammaire en ligne). Cette définition de « didactisation » renvoie donc à un processus, à la mise en œuvre d’un dispositif comprenant plusieurs volets complémentaires et ciblant l’enseignement d’une matière, d’un corps d’idées ou d’une langue. Dans leurs travaux de recherche sur la didactique et l’enseignement des langues maternelle et seconde, des linguistes et didacticiens ont fourni d’utiles éclairages sur la notion de « didactisation ». Ainsi, la linguiste-didacticienne Raphaële Fouillet s’interroge en ces termes : « En quoi consiste la didactisation ? Intuitivement, on répond que tout acte d’enseignement suppose un objet d’enseignement mis à la portée de l’apprenant. Un même savoir ne sera pas enseigné de la même façon suivant l’âge ou l’importance de la discipline dans le cursus scolaire. Le mot didactisation est absent du Dictionnaire de didactique des langues (Galisson, Coste, 1976). En revanche, dans le Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde (Cuq, 2003 : 71), on en lit la définition suivante : « La didactisation est l’opération consistant à transformer ou à exploiter un document langagier brut pour en faire un objet d’enseignement. Ce processus implique généralement une analyse prédidactique, d’essence linguistique, pour identifier ce qui peut être utile d’enseigner. » Cette définition ne correspond pas à l’opération de transformation supposée dans le passage d’un savoir savant à un savoir didactisé, à moins que l’on considère un savoir sur la langue issu de la communauté scientifique comme un « document langagier brut ». D’après Bronckart et Chiss, le terme désigne le « fait de rendre didactique, approprié à l’enseignement, à la pédagogie ». Cette définition plus ouverte nous permet de l’appliquer au cas de la transformation du savoir savant linguistique en savoir approprié à l’enseignement d’une langue. On retient provisoirement que la didactisation indique un processus didactique : il concerne la méthodologie, le choix des contenus, leur organisation et les activités proposées aux apprenants. » (Raphaële Fouillet : « Entre savoir savant et didactisation : le cas de l’article en français », Synergies France n° 12 – 2018 p. 67-83) Compte-tenu de la variété et du poids démographique des langues natives en Afrique, on notera que la définition de la « didactisation » de Cuq (2003) est reprise, pour sa pertinence, par Diao Faye, de la Faculté des Sciences et des technologies de l’é́ducation et de la formation, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, dans le document intitulé « Contributions écrites et synthèses des ateliers du Séminaire d’élaboration de matériaux pédagogiques sur le thème de la didactisation du patrimoine oral africain : de l’enseignement préscolaire à l’université », Dakar, Sénégal, mars 2010. Pour sa part, le linguiste haïtien Renauld Govain précise que la « didactisation » est « un processus qui s’appuie sur des procédés scientifiques (mais aussi sur des techniques particulières et contextuelles selon les caractéristiques du public cible, du milieu dans lequel l’enseignement/apprentissage doit avoir lieu, des objectifs visés, etc.) qui rendent la langue apte à être enseignée selon une démarche qui minimise les risques de fuite dus à une orientation aléatoire du processus (…). Didactiser une langue, dans cette perspective, consistera en l’établissement d’une série de démarches ou dispositifs permettant de modéliser son enseignement/apprentissage en situation formelle et institutionnelle afin de maximiser l’intervention d’un facilitateur (côté enseignement) et l’activité d’apprentissage (côté apprentissage) » (Govain 2014, 14-15). (Voir Renauld Govain : « Le créole haïtien : de langue d’alphabétisation des adultes à langue d’enseignement » (researchgate.net, 11 avril 2018.)

Les données parcellaires disponibles au fil des ans attestent que la réflexion des enseignants et des linguistes sur l’aménagement et la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a été abordée de manière relativement neuve mais inaboutie dès le début des années 1970, mais elle n’a toutefois pas fait l’objet de recherches systématiques ayant débouché sur des articles scientifiques et une modélisation de la didactique du créole. De la sorte, l’on peut difficilement soutenir qu’il existe en Haïti une pensée didactique issue de la linguistique et modélisant l’apprentissage des connaissances et des savoirs en créole. Sous réserve d’une future évaluation des outils pédagogiques élaborés et utilisés par l’IPN (Institut pédagogique national) en appui à la réforme Bernard de 1979, on peut aujourd’hui émettre l’hypothèse que la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien a préoccupé les concepteurs de cette réforme mais qu’elle n’a pas nécessairement débouché sur l’élaboration d’une pensée didactique modélisant l’apprentissage des connaissances et des savoirs en créole. À l’appui de cette hypothèse, l’on retiendra la très grande rareté des travaux de recherche et des publications scientifiques traitant de manière spécifique de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien. De la réforme Bernard de 1979 à aujourd’hui, Haïti n’a publié aucun travail de recherche universitaire, aucune thèse de troisième cycle, aucun livre consacrés –exclusivement– à la « didactisation » du créole. Il faut donc prendre toute la mesure qu’il y a de lourdes carences théoriques et de vision sur la « didactisation » du créole, et cette carence perdure en dépit de l’exemplaire travail effectué par un certain nombre d’enseignants de carrière dans le domaine de l’enseignement des langues en Haïti.

La « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure donc très embryonnaire depuis la réforme Bernard de 1979. Toutefois, malgré les lourdes carences théoriques et de vision constatées, elle continue de préoccuper plusieurs linguistes haïtiens. Ainsi, elle est explicitement évoquée par le linguiste Renauld Govain en ces termes :

« Le créole est officiellement introduit à l’école haïtienne en 1979. Son emploi dans le système éducatif n’a pas été facile. Il souffre encore d’un problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation ». Ce problème s’est davantage accentué avec la disparition en 1991 de l’IPN [Institut pédagogique national] chargé de l’élaboration de matériels didactiques pour le système. Le créole a été l’objet de résistance et de réactions réfractaires et conservatrices de la part de l’ensemble des acteurs du système. Ces résistances et réactions réfractaires concordent avec les représentations et idéologies collectives et les résultats des actions de politique linguistique arrêtées en Haïti qui ne sont pas toujours en faveur de la langue. Néanmoins, il a toujours été (et est) un facilitateur dans le processus d’enseignement et d’appropriation de connaissances à tous les niveaux. Le cycle du nouveau secondaire dont l’expérimentation a débuté en 2007 est venu prolonger l’enseignement-apprentissage de la langue sur tout le cycle scolaire. Mais la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée. Cela étant, on navigue encore dans des actions routinières qui ne sont pas éclairées par des méthodes élaborées mûrement construites sur la base d’une démarche réflexive de nature à réduire les chances de tâtonnement qu’on constate actuellement dans l’enseignement/apprentissage du créole à l’école en Haïti. » (Renauld Govain : « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014.)

L’analyse de Renauld Govain est d’une grande pertinence et il mentionne avec à-propos, en ce qui a trait à la didactique du créole, un « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » ; et de manière précise, il rappelle que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée » en amont et à la mise en œuvre de la réforme Bernard de 1979. La liste très partielle des publications de l’IPN (Institut pédagogique national) relevée sur le site WorldCat.org illustre à dessein ce « problème de méthodes, de méthodologies et de « didactisation » et le fait que « la problématique de la didactique du créole comme langue maternelle n’a pas été posée ».

Liste partielle des publications de l’IPN :

–« La réforme éducative : éléments d’information »

Auteur: Institut pédagogique national (Haiti). Comité de curriculum ; Département de l’éducation nationale. Direction de planification.

Livre imprimé : publication gouvernementale nationale

Langue : français

Éditeur : Département de l’éducation nationale, Port-au-Prince, [1982].

–« Le créole en question »

Auteur: Institut pédagogique national (Haiti);

Livre imprimé : publication gouvernementale nationale

Langue : français

Éditeur : Institut pédagogique national, Port-au-Prince, Haiti, [1979].

–« Créole et enseignement primaire en Haïti »

Auteur : Albert Valdman; Institut pédagogique national (Haïti) ; Département de l’éducation nationale et Indiana University, Bloomington.

Livre imprimé : publication de conférence

Langue : français

Éditeur : Bloomington, Indiana University, 1980.

–« Konprann sa nou li : lekti 2èm ane »

Auteur : Département de l’éducation nationale ; Institut pédagogique national (Haiti);

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, 1983.

— « Konprann sa nou li. 3èm ane »

Auteur : Département de l’éducation nationale ; Institut pédagogique national (Haiti);

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, 1984.

–« Konprann sa nou li : lekti katriyèm ane : liv elèv »

Auteur: Haiti. Département de l’éducation nationale.; Institut pédagogique national (Haiti);

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : H. Deschamps, Port-au-Prince, Haïti, 1986.

–« Créole et enseignement primaire en Haïti : actes »

Auteurs : Albert Valdman, Yves Joseph, Joseph C Bernard;

Livre imprimé : publication de conférence, publication gouvernementale

Langue : français

Éditeur : Indiana University et IPN, Bloomington, 1980.

–« Gramè kreyòl : 4èm ane : kaye elèv »

Auteur : Département de l’éducation nationale ; Institut pédagogique national (Haiti);

Livre imprimé

Langue : créole

Éditeur : Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, 1986.

— « Lekti kreyòl : 5èm ak 6èm ane : liv elèv »

Auteur : Département de l’éducation nationale ; Institut pédagogique national (Haiti);

Livre imprimé

Langue : créole d’Haïti

Éditeur : Depatman edikasyon nasyonal, Enstiti pedagojik nasyonal, Port-au-Prince, Haïti, [1986 ?].

L’étude de Renauld Govain, « L’état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti », Contextes et didactiques, 4, 2014), ainsi que la consultation de la liste très partielle des publications de l’IPN montrent bien que l’introduction du créole dans le système éducatif haïtien en 1979 n’a pas fait l’objet d’une planification didactique spécifique, et encore moins d’études et de textes spécialisés sur la « didactisation » du créole. Aujourd’hui, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien n’est pas à l’ordre du jour chez les décideurs politiques et les administrateurs du ministère de l’Éducation nationale dont la grande pauvreté de la pensée linguistique est avérée (voir à ce sujet notre article « Un « Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028 » en Haïti dénué d’une véritable politique linguistique éducative », Le National, 31 octobre 2018).

Quarante-et-un an après la réforme Bernard de 1979, la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien demeure encore embryonnaire et doit affronter des obstacles structurels majeurs, comme nous l’avons montré dans un récent article, « Le défi de l’aménagement du créole dans le système éducatif haïtien » (Le National, 8 janvier 2020). Parmi les facteurs structurels objectifs qui entravent la généralisation de l’utilisation du créole comme langue d’enseignement aux cycles primaire et secondaire, il faut mentionner la raréfaction du matériel didactique de qualité en créole. Quels sont les manuels d’enseignement du créole et en créole actuellement disponibles sur le marché ? Par qui ont-ils été rédigés ? Leurs auteurs sont-ils des linguistes-didacticiens ou des enseignants ayant acquis une formation spécifique en didactique des langues ? Ces ouvrages sont-ils au préalable évalués puis recommandés et/ou normalisés ? Si oui, par qui ? Le ministère de l’Éducation nationale dispose-t-il de compétences spécifiques en didactique des langues l’habilitant à recommander/normaliser ces ouvrages ? En Haïti, l’enseignement en langue maternelle créole et l’enseignement de la langue maternelle créole bute en amont sur un obstacle majeur : l’absence de volonté politique de l’État et l’inexistence d’une politique linguistique éducative nationale issue de l’énoncé de la politique linguistique que l’État est appelé à élaborer et à mettre en œuvre. En dehors d’une politique linguistique éducative nationale, il sera difficile voire impossible d’assurer un enseignement de qualité en créole dans les écoles haïtiennes financées et administrées à hauteur de 20% par l’État et à 80% par le secteur privé national et international.

Au jour d’aujourd’hui, il appartient aux linguistes et aux didacticiens, de concert avec des enseignants de carrière, de mettre sur pied le vaste chantier de la « didactisation » du créole dans le système éducatif haïtien. Il s’agira d’une entreprise à la fois linguistique et didactique à laquelle pourrait se consacrer la mutualisation des ressources professionnelles de la Faculté de linguistique appliquée et de l’École normale supérieure. L’élaboration en amont d’une claire vision de la « didactisation » du créole haïtien est indispensable à sa mise en route dans la perspective d’une école de qualité fondée sur le respect des droits linguistiques des locuteurs. À l’instar de toutes les autres langues natives, le créole haïtien est appelé à évoluer et à prendre en charge la transmission des savoirs dans tous les domaines de connaissance dès lors qu’il est « didactisé ». Volet majeur de l’aménagement linguistique en Haïti, la « didactisation » du créole est une donnée historique incontournable : elle est, à ce titre, une priorité à laquelle le système éducatif national ne saurait se soustraire.

Montréal, le 24 janvier 2020