Parano

— Par Michel Herland —

logo UACe texte est-il l’œuvre d’un fou ou d’un homme aux sens rassis victime d’une conspiration bien réelle, au lecteur d’en décider.

Je suis de plus en plus inquiet quant à mon état psychique : cette impression de plus en plus obsédante de vivre dans un monde impossible né de me seuls phantasmes, comme si j’étais cerné par des êtres maléfiques, des ennemis dont j’ignore les motivations, qui s’acharnent à me faire du mal. J’essaye de me ressaisir, de revenir à la réalité d’un monde normal où les gens ne s’intéressent pas particulièrement à moi, où chacun vit à sa guise sans chercher à me nuire. Rien n’y fait : chaque fois que je crois être sorti du cauchemar, un nouvel événement surgit et je replonge dans mon délire. Tout a commencé d’une manière relativement anodine. Je n’étais même pas directement visé. Deux collègues, deux professeurs de mon université (s’il est vrai que je suis moi-même universitaire à la retraite mais je ne suis plus sûr de rien) ont été accusés de malversation dans la gestion de leur centre de recherches, suspendus de toutes leurs fonctions à l’université et interdits de se présenter sur le campus. Je n’étais pas visé, comme je l’ai déjà signalé, mais j’ai pris cette affaire à cœur car je voyais l’intérêt des étudiants et je ne comprenais pas pourquoi, si les coupables éventuels avaient mal agi en tant que dirigeants d’un centre de recherches, il s’en suivait qu’ils devaient être empêchés d’enseigner. Surtout que leur département, celui de sciences économiques, ne comptait que trois professeurs. Du fait de cet oukase, il se retrouvait donc avec un seul professeur (de rang magistral) : non seulement l’enseignement des sciences économiques était décapité mais il se retrouvait exsangue. J’ai donc protesté, comme il me semblait que c’était mon devoir, et, en tant que professeur nouvellement retraité de ce même département, j’ai pris sur moi de donner, gratuitement, trois cours, c’est-à-dire plus que la moitié du service légal d’un professeur en activité, pendant l’année académique suivant la suspension de mes deux collègues. Là-dessus se branche un fait qui peut paraître anecdotique à quiconque n’est pas concerné directement mais qui m’a profondément humilié. À nouveau je précise que je ne suis sûr de rien : mon récit sort peut-être tout droit de mon imagination ; tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il me paraît absolument réel à l’heure où je le rédige. Je ne répèterai pas davantage cette précaution qui vaut pour tous les événements qui suivront. J’en étais donc à cette humiliation, double humiliation comme on le verra. Un professeur d’université qui n’a pas « démérité » se voit normalement octroyé à son départ à la retraite le titre de professeur « émérite » pour un certain nombre d’années (en général trois) renouvelables. Cela lui permet de ne pas rompre brutalement avec sa profession, en continuant de participer à des séminaires, à encadrer des étudiants avancés, à enseigner si besoin est. Désireux, effectivement, de ne pas abandonner complètement mes activités universitaires, d’autant plus que je voulais pallier, au moins en partie, la mise à l’écart des deux collègues, ce que j’ai fait valoir, j’ai – naturellement – demandé l’éméritat (puisqu’il fallait, en effet, le demander). La réponse que j’ai reçue démontrait le peu de cas qu’on faisait de ma modeste personne : l’éméritat concédé pour une seule année, le minimum indispensable si l’on voulait que je continue à enseigner, comme je le proposais, cette année-là (2014-2015). Cette réponse était humiliante : du moins est-ce ainsi que je l’ai prise.

Or, ce printemps-là, le conseil de discipline devant lequel les deux professeurs interdits avaient été déférés décida que l’interdiction n’avait pas lieu d’être et qu’ils devaient donc regagner leur poste. Mais, coup de théâtre, la présidente de l’université prit prétexte d’une manœuvre que je détaillerai dans un instant pour renouveler son arrêté d’interdiction. J’étais décidé à demander le renouvellement de l’éméritat, non seulement parce qu’il devenait encore nécessaire de pallier l’absence de deux professeurs, en 2015-2016, mais encore pour laver l’humiliation précédente. Naïvement, je pensais qu’ayant fait suffisamment la preuve de mon attachement à l’institution en travaillant gratuitement pour elle, ce renouvellement irait de soi, d’autant que je me proposais pour offrir à nouveau gracieusement mes services dans une conjoncture où ceux-ci auraient toujours été plus qu’utiles. Mais le monde dans lequel je vis ne doit pas être le monde réel puisque, contre toute logique, le renouvellement fut refusé. Nouvelle humiliation…

J’en viens maintenant, comme annoncé, à la manœuvre qui permit à la présidente de l’université de passer outre la décision de réintégrer les deux professeurs prise par le conseil de discipline. Pour se maintenir au pouvoir dans une conjoncture délicate pour elle (elle avait dû accepter le démembrement de l’université et se retrouvait donc sans que l’on sût si cela était encore légal à la tête d’une institution réduite), la présidente avait besoin d’alliés prêts à tout pour la soutenir. Or elle disposait de soutiens que les scrupules n’aveuglaient pas. Il lui fut donc facile d’organiser le blocage du campus pour interdire physiquement aux deux professeurs de retrouver leurs salles de cours et leurs étudiants. Le blocage est un désordre, n’est-ce pas ? Qui seront les responsables du désordre ? Non pas les bloqueurs, bien sûr, puisqu’ils agissent sur ordre. Et si ce n’est les bloqueurs, qui peut être désigné comme responsable sinon les deux professeurs qui n’en peuvent mais et attendent simplement qu’on les laisse faire leur travail de professeur ? Grossière, l’astuce légitimait suffisamment, aux yeux de la présidente, un nouvel arrêté d’interdiction. Ce qui fut fait.

L’épisode que je veux raconter se situe au moment où le barrage est en place. Quand je m’efforce de considérer tous ces événements avec sang froid, c’est celui qui me paraît le plus invraisemblable. J’ai, j’aurais « forcé » le barrage mis en place par les nervis de la présidente, moi qui suis le plus pacifique des hommes ! Mais soit. Telles que je vois les choses, j’aurais effectivement réussi à entrer avec ma voiture sur le campus, en profitant des quelques secondes pendant lesquelles le barrage s’était ouvert pour laisser sortir un autre véhicule (le blocage ne concernait pas les véhicules quittant le campus) – sans risquer d’écraser personne, évidemment. Je ne sais plus très bien quelle aurait été ma motivation ; j’imagine que je ne voyais aucune raison valable de me plier au coup de force visant à annuler la décision d’une instance judiciaire (le conseil de discipline) et à retarder davantage le retour des deux professeurs auprès de leurs étudiants. Naturellement, les individus qui gardaient le barrage avec des mines plus ou moins menaçantes se sentirent floués. Que quelqu’un ose ne pas obtempérer sans protester leur paru le comble de l’outrecuidance, leur chef en particulier, un professeur, doyen de l’une des composantes de l’université, que nous retrouverons bientôt dans le plus récent (le dernier ?) épisode de cette sombre histoire. Hors de lui, ce dernier s’est précipité en courant derrière ma voiture et comme celle-ci, en présence d’un ralentisseur était pratiquement à l’arrêt, il a eu le temps de donner un coup de poing en me criant « Tu te crois encore en Algérie ! », comme si j’étais un de ces « sales colons » – si j’interprète bien ses propos – habitués à faire « suer le burnous ». Injure gratuite qui ne peut avoir surgi que dans un esprit malade (je ne parle pas, cette fois, du mien mais de celui du doyen) porté à voir dans tout blanc un exploiteur des indigènes. Contrairement à J.-P. Sartre, il est persuadé qu’il existe une essence du blanc qui en fait un ennemi de tout ce qui n’est pas blanc. Ce qui est chez celui qui « essentialise » ainsi une personne uniquement en fonction de sa couleur, sans chercher à la connaître, la marque indélébile du racisme.

Cette curieuse affaire aurait pu en rester là et j’aurais pu, en ce qui me concerne, la laisser s’estomper dans mon souvenir, et peut-être finir par l’oublier complètement et retomber enfin dans le monde normal, lorsqu’un nouvel événement est venu la relancer, la semaine dernière. En dehors de la science économique, il se trouve que je m’intéresse depuis toujours à la culture et aux beaux-arts. C’est ainsi que j’étais à l’université, le 15 avril 2016, pour assister à un colloque sur « la Prégnance du lieu dans la Caraïbe » organisé par deux collègues de la faculté des lettres. Ce même jour, quelques militants politiques venus de je ne sais où ont semé çà et là sur le campus des tracts injurieux contre le président du conseil exécutif de la nouvelle collectivité territoriale de Martinique, dont le doyen frappeur est un partisan déclaré. Nous nous sommes croisés, ce jour-là. Est-ce la raison pour laquelle il a eu l’idée de me dénoncer sur son blog comme étant le meneur des distributeurs du tract ? J’ai beau creuser dans ma pauvre tête malade, je ne vois pas d’autre explication, ne m’étant jamais immiscé dans la politique locale, sinon, en de rares occasions, en tant qu’observateur inféodé à aucun camp et ennemi d’aucun camp. Est-ce chez moi une autre obsession ? Je découvre à nouveau du racisme dans le billet qui me dénonce puisque ma qualité de professeur « métro » y est soulignée, comme est soulignée celle d’enseignant « antillais » de la personne (laquelle ?) que j’aurais soi-disant manqué d’écraser en pénétrant sur le campus : toujours, chez le rédacteur du billet, ce besoin de situer ses propos dans le cadre d’un antagonisme entre le blanc (« métro »), assassin en puissance, et contre le noir (« antillais »), victime désignée.

Bien sûr, je suis conscient que toute cette histoire peut être comprise à l’envers. Un lecteur croira peut-être que j’ai tout inventé, qu’aucune présidente n’aurait eu l’idée de se passer des services de deux professeurs de sciences économiques sur trois pendant deux années universitaires sans qu’ils aient été le moins du monde condamnés (et tout en continuant à les payer) ; qu’aucune présidente n’aurait voulu se passer des services bénévoles d’un enseignant retraité ; que d’ailleurs je n’aurais sans doute jamais enseigné gratuitement alors que j’avais la possibilité de jouir paisiblement de ma retraite ; qu’aucun doyen de faculté ne se serait mêlé de barrer illégalement l’accès au campus, a fortiori de cogner sur un de ses ex-collègues plus âgé ; que j’aurais imaginé toute cette histoire de tract.

J’envisage moi-même tout cela et je vois bien que le bon sens est contre moi, qu’il faut beaucoup de bonne volonté pour accorder à mon récit un quelconque crédit. Je sais que les événements que je viens de relater manquent de vraisemblance. Alors, pour ne pas perdre complètement l’esprit, j’essaye de me rassurer en regardant les quelques documents que j’ai sous les yeux, comme, par exemple, la lettre de la présidente me signalant sèchement (sans aucune formule de politesse ni de début ni de fin, sans aucune reconnaissance pour les services rendus lors de l’année écoulée et sans la moindre explication) qu’elle ne renouvelait pas l’éméritat ; le billet du doyen sur son blog Montray Kreyol qui m’accuse dans l’affaire des tracts et confirme, incidemment, quoique à sa façon, l’épisode du barrage ; quelques « posts » sur facebook s’insurgeant contre le mensonge du doyen, indiquant que les distributeurs des tracts étaient extérieurs à l’université… Ces documents – il y en a d’autres – sont réels et ils confirment bien des choses. Alors faut-il croire à l’invraisemblable ? Le vrai monde ne serait-il donc pas celui des idées, de l’ordre et de la raison, mais celui de la malfaisance, de la médisance, de la diffamation ? Ne vaudrait-il pas mieux être réellement insensé que vivre dans un monde pareil si c’est celui-là le vrai ?

20 avril 2016