Thomas Piketty annonce un projet de recherche sur l’esclavage et la dette de l’indépendance d’Haïti

— Par Thomas Lalime —

Esclavage et indemnités  est la nouvelle base de données en ligne sur les indemnités payées par Haïti en 1825 à la France et celles versées par la France en 1849 aux propriétaires d’esclaves de l’empire français. Les deux indemnités sont équivalentes à une somme actualisée de 65 milliards d’euros aujourd’hui (27 milliards payés par Haïti et 38 milliards par La France), précise Thomas Piketty, le célèbre économiste français, dans un tweet en date du 8 mai 2021.

La page du site consacrée à la dette de l’indépendance d’Haïti retrace brièvement l’histoire en ces termes : « Le 1er janvier 1804, après deux ans de combats acharnés contre les troupes du général Leclerc puis de Donatien de Rochambeau, venus rétablir l’esclavage, au nom de Napoléon Bonaparte, Jean-Jacques Dessalines proclame l’indépendance de l’ancienne colonie française de Saint-Domingue, sous le nom d’Haïti. Pour la première fois de l’histoire, d’anciens esclaves émancipés depuis 1793, fondent un État indépendant. »

La création de la base de données est une initiative du projet REPAIRS qui poursuit l’objectif de faire une étude de l’indemnité, des réparations et des compensations au titre de l’esclavage. Ce projet est piloté par le Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages CNRS-USR 2002 et l’Agence nationale de la recherche. Il se veut global en étudiant les conséquences de l’esclavage et des indemnités sur les colonies et les sociétés postcoloniales françaises dont Haïti entre le XIXe et le XXIe siècle selon le pays. La problématique est abordée sous l’angle de la philosophie politique, de l’histoire, de la sociologie et des sciences politiques. Évidemment, il faudrait surtout ajouter les sciences économiques qui pourraient aider à comprendre ce que serait Haïti si elle n’était pas obligée de payer la dette de l’indépendance.

Les chercheurs du projet REPAIRS ne manquent pas de rappeler que l’indépendance d’Haïti avait provoqué « un cataclysme aux conséquences mondiales » et que la peur de la « propagation de la révolution aux autres territoires américains entrainait un embargo autour du jeune État ».

C’est dans ce contexte que le 3 juillet 1815, lit-on sur le site, « trois navires de guerre suivis quelques jours plus tard par deux escadres arrivent en rade de Port-au-Prince. À leur bord se trouve le capitaine de Mackau qui est chargé par Charles X d’obtenir l’agrément du président Boyer aux conditions de la France, y compris par la contrainte ».

En conséquence, le 11 juillet 1825, le Sénat haïtien aller autoriser le président Boyer à ratifier l’ordonnance de Charles X datée du 17 avril 1825 et dont les deux principaux articles sont : « Article 2 : Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse centrale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité.  Article 3 : Nous concédons à ces conditions, par la présente ordonnance, aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue, l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement ».

La conclusion des chercheurs ne souffre d’aucune ambiguïté : « La première République noire s’est acquittée complètement de l’indemnité en 1885, et de l’emprunt, en 1887, mais l’a plongée dans un endettement chronique qui l’a affaiblie (appauvrie, NDLR) durablement. »

Un projet divisé en trois axes

Le projet de recherche est subdivisé en trois axes. Le premier axe est intitulé « Esclavage, justice, réparations : définitions et enjeux sociaux et théoriques ». Il est coordonné par Magali Bessone de l’université de Paris 1. Cet axe doit fixer le cadre théorique de la réflexion en retraçant la généalogie, les sens et les usages des termes généralement utilisés dans les discours théoriques, juridiques et politiques sur les réparations tant dans l’histoire que dans le monde contemporain en France, en Europe, dans les Amériques et en Afrique.

Deux objectifs majeurs orientent le travail de ce premier axe. Le premier vise à clarifier les concepts et les conceptions employés dans les discours sur les réparations et les revendications de réparations. Il offre un cadre conceptuel et normatif commun à l’analyse. Cet axe produit une revue bibliographique des théories de la justice réparatrice et présente une étude de la manière dont les procédures sont utilisées en droit civil ou pénal, national ou international, pour répondre aux demandes de réparations. Cette étape permet de mieux comprendre le fondement des perceptions du caractère « juste » ou non des réparations. Le premier axe fait aussi une « étude de la généalogie des inégalités actuelles et des revendications de leurs compensations ».

Le deuxième axe  est consacrée à la question de la réparation et des indemnités au cours du XIXe siècle, du global au local. Il est coordonné par Myriam Cottias du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Cet axe étudie les thématiques à travers le prisme historique en privilégiant l’aspect comparatiste, en particulier dans l’espace colonial français en considérant l’étude du versement des indemnités aux anciens maîtres d’esclaves. La question de l’indemnité se rapporte à l’histoire de l’indemnité versée au titre de l’esclavage dans un contexte européen et américain. Les chercheurs considèrent aussi les contextes nationaux, le rôle des églises, la question du travail et le droit des personnes.

Le projet met un accent particulier sur la question de l’indemnité dans l’espace colonial français du XIXe siècle sans oublier la rançon de l’indépendance soutirée à Haïti entre 1825 et 1880, l’indemnité dans les colonies françaises en 1848-1849, la parole des « nouveaux affranchis » de 1848, les revendications et les sentiments ainsi que la question de la terre.

Le troisième axe du projet de recherche porte sur les débats contemporains dans les sociétés postesclavagistes. Il est coordonné par Élisabeth Cunin de l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Cet axe s’intéresse à la réactualisation et la globalisation de la question des réparations en analysant à la fois les acteurs et institutions nationales et internationales. On y trouve des études de cas aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Jamaïque, en Haïti, en Colombie, en République de Maurice, au Portugal, en Afrique et en France. Ces cas aident les chercheurs à approfondir la réflexion sur les réparations matérielles et symboliques, les acteurs et les contextes.

La question des réparations est étudiée au niveau transnational en considérant les circulations transnationales de personnes et d’idées. Les chercheurs disent évaluer le rôle des institutions internationales dans l’émergence, la légitimation et l’institutionnalisation de la problématique des réparations sans négliger les tensions et conflits entre États et organisations.

Il s’agit d’une approche pluridisciplinaire qui traite la problématique de l’esclavage et des indemnités sous un angle global en analysant « à la fois les institutions et les acteurs historiques et contemporains autour des notions de droit, de justice, de mémoire, d’égalité qui définissent une nouvelle forme de citoyenneté ».

À qui profite le crime de l’esclavage ?

L’annonce de la mise en ligne du site Internet « Esclavage et indemnités » coïncide avec la publication d’un cahier spécial sur l’esclavage de la revue Alternatives économiques dans son édition 412 du 1er mai 2021. Dans son éditorial, le professeur agrégé et docteur en histoire Gérard Vindt a posé l’épineuse question : « A qui profite le crime de l’esclavage ?». Il part de l’article premier de la loi dite « Taubira » du 10 mai 2001, du nom de la députée de Guyane d’alors Christiane Taubira qui stipule que « La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien, d’une part, et l’esclavage, d’autre part (…), constituent un crime contre l’humanité ».

Il rappelle les propos de Condorcet, dans ses Réflexions sur l’esclavage (1781), qui dénonçait : « Les Blancs se permettent de tuer les Nègres marrons [fugitifs], comme on tue des bêtes fauves ; (…) et non seulement, jamais une seule fois la tête d’un de ces monstres n’est tombée sous le fer de la loi, mais ces actions infâmes ne les déshonorent point entre eux, ils osent les avouer, ils s’en vantent, et ils reviennent tranquillement en Europe parler d’humanité, d’honneur et de vertu. »

Gérard Vindt rapporte qu’à la veille de la Révolution française de 1789, environ 700 000 esclaves travaillaient dans les exploitations françaises des Caraïbes, dont la majorité en Haïti, 13 000 en Guyane, 50 000 à La Réunion. Les cultures de la canne à sucre, du café et de l’indigo représentaient à l’époque plus du tiers des exportations françaises. Pour le Dr en histoire, le système esclavagiste profitait aux planteurs propriétaires ­d’esclaves mais aussi aux armateurs et négociants des ports français, Bordeaux, Nantes, La Rochelle et quelques autres. Ce réseau s’enrichissait soit du trafic négrier soit du commerce des produits issus de l’exploitation des esclaves.

La conclusion de Gérard Vindt demeure très éloquente : « Quant aux planteurs (propriétaires d’esclaves, NDLR), ils n’y perdent rien : l’État français contraint Haïti à indemniser ceux de Saint-Domingue et indemnise lui-même les autres colons après 1848. Ni les anciens esclaves, ni les pays auxquels ils ont été arrachés ne reçoivent la moindre indemnité. Ce qui ravive aujourd’hui le débat sur les  réparations , d’autant plus que le système esclavagiste a laissé des plaies mal refermées ainsi qu’un racisme latent, modelé des économies dépendantes et structuré pour longtemps des sociétés inégalitaires qui appellent des politiques publiques redistributrices énergiques.»

On comprend donc pourquoi les descendants des anciens esclaves demeurent si pauvres en 2021 et que les inégalités de richesse demeurent si criantes en Haïti. Cela peut aussi expliquer une bonne partie de la pauvreté d’Haïti aujourd’hui encore. Ce projet de recherche devrait donc intéresser Haïti à tous les niveaux.

Thomas Lalime

Publié le 2021-05-17 | lenouvelliste.com