Wole Soyinka, un écrivain engagé 

– par Janine Bailly –

Après des décennies d’absence dans le domaine de la fiction, durant lesquelles l’écrivain a publié des textes de théâtre, des poésies et des essais, tels que De l’Afrique : et autres essais (traduit de l’anglais par Étienne Galle, aux éditions L’Harmattan), Wole Soyinka sera bientôt de retour sur la scène littéraire puisqu’en septembre 2021 doit paraître, en anglais, sa nouvelle œuvre, Chronicles From The Land of The Happiest People on Earth, un roman de politique-fiction.

Bref aperçu biographique 

Wole Soyinka, né à Abeokuta, en juillet 1934, est un dramaturge, essayiste, poète et militant politique nigérian. Il a été le premier auteur africain et la première personnalité noire à recevoir le prix Nobel de littérature, en 1986. L’Académie suédoise saluait ainsi un « écrivain qui met en scène, dans une vaste perspective culturelle enrichie de résonances poétiques, une représentation dramatique de l’existence ». À propos de cette récompense, Soyinka déclara : « Il y a des gens qui pensent que le prix Nobel vous rend insensible aux balles, pour ma part, je ne l’ai jamais cru. »

Après des études aux Universités d’Ibadan et de Leeds, où il obtient un Diplôme en Littérature anglaise, Wole Soyinka rejoint le Royal Court Theatre de Londres, en tant que lecteur de pièces. Par la suite, il fonde plusieurs troupes théâtrales au Nigéria dont The 1960 Masks et Orisun Theatre. Il occupe aussi de nombreux postes universitaires à Ibadan, Ife et Lagos. En 1952, il crée l’association The Pyrate, à l’Université d’Ibadan, afin de « combattre la mentalité coloniale. »

Il est emprisonné au Nigéria entre 1967 et 1969 pour avoir soutenu le mouvement d’indépendance du Biafra. Après sa libération, il reste au Nigéria et enseigne aux Départements d’art dramatique d’Ife et d’Ibadan. Il voyage aussi à travers le monde pour mettre en scène ses pièces, donner des conférences et éditer des magazines littéraires comme Transition. 

En 1994, il est contraint à l’exil après avoir été condamné à mort par le gouvernement de Sani Abacha. Il ne pourra rentrer au pays qu’après la disparition du dictateur, en 1998. Le 25 septembre 2010, il crée son parti, le Democratic Front for a People’s Federation / DFPF, Front Démocratique pour une Fédération des Peuples.

Homme de lettres humaniste, prolifique et éclectique, il a écrit de nombreuses pièces de théâtre, mais aussi des récits autobiographiques, des recueils de poèmes et de nouvelles, des romans, ainsi que des essais, politiques ou littéraires. Dramaturge, il a donné en décembre 2017 une belle « conversation » à la seizième édition du « Premio Europa per il Teatro / Prix du Théâtre Europe», à Rome, où il a reçu pour son œuvre le Special Prize de cette manifestation. Homme d’action et d’engagement, il fait partie de plusieurs organisations internationales, dans le domaine des Arts et dans celui des Droits de l’homme. Pendant presque toute sa vie d’adulte, il a participé activement à la politique, non seulement de son pays, le Nigéria, mais aussi de tout le continent africain – dont il veut restituer, sur le plan littéraire, la grandeur ancestrale et « l’âme noire ». En signe de protestation, en 2017, il a détruit sa carte verte, lors de l’élection de Donald Trump, renonçant ainsi au privilège du droit à la résidence permanente aux États-Unis alors qu’il y enseignait dans plusieurs Universités…

En avril 2020, alors que sévit la pandémie et que la culture est partout mise à mal, le site du journal Jeune Afrique retranscrit une interview, « S’en prendre à la culture, c’est s’en prendre à l’humanité », qui permet de mieux connaître et l’homme et l’écrivain.

Sur France Culture, on peut entendre l’auteur dans différents enregistrements intéressants !

On peut aussi relire l’article de Madinin’art ici, avec entre autres choses un entretien donné par Wole Soyinka.

L’anecdote de la « tigritude » 

Lors du Congrès des écrivains africains de langue anglaise en 1964, il opposait au célèbre concept de négritude, fondé par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, le concept de “tigritude”, à propos duquel il dirait « qu’un tigre ne proclame pas sa tigritude. Il bondit sur sa proie et la dévore ». La phrase, en forme de boutade prononcée par l’écrivain, et qui lui valut un beau succès, venait en réponse ironique au mouvement affirmant la négritude comme concept émancipateur pour les personnes noires. Il s’agissait de réagir au racisme implicite, à ce complexe de supériorité spécifique au colonialisme français, qui induirait que la libération de l’homme noir passe par une reconnaissance intellectuelle du concept de négritude. D’autres urgences économiques et politiques paraissaient alors prioritaires par rapport à ce que Wole Soyinka désignait comme de vaines rhétoriques, précisant que certains propos de Senghor  – dont par la suite il s’est rapproché –  étaient inacceptables, ainsi de l’affirmation : « L’émotion est nègre, la raison est hellène ». Selon le journal Le Monde, « dans cette querelle transparaissait en fait la volonté anglophone de se poser en s’opposant à la prééminence culturelle des francophones jusqu’alors incontestable – et l’on y décelait parfois les échos d’une lutte d’influence entre Paris, Londres et les États-Unis et peut-être surtout ceux d’un conflit de générations. »

L’engagement par l’écriture

♦En 1964, dans son premier roman, The Interpreters, publié en français sous le titre Les Interprètes, Wole Soyinka se projetait dans plusieurs personnages imaginaires, représentant les aspirations et les inquiétudes qu’il ressentait face à la société souvent corrompue de son pays.

♦Parmi ses chefs-d’œuvre, il faut compter, créée en 1975, la tragédie anti-colonialiste Death and the King’s Horseman /  La Mort et l’Écuyer du roi. La pièce s’inspire d’un épisode de l’histoire de la colonisation du continent africain par l’Empire britannique et des traditions culturelles et religieuses du peuple yoruba. Peu jouée mais beaucoup étudiée, elle est considérée comme un classique du théâtre nigérian et, plus largement, comme un monument de la littérature africaine et mondiale. 

Présentation par Babelio : Trente jours après la mort du roi, son écuyer, son cheval et son chien doivent être sacrifiés afin qu’ils guident le souverain au royaume des morts. Ce sacrifice assurera la continuité entre le monde des vivants et celui des morts. L’histoire, tirée d’un fait réel, se déroule en 1946 . Le pouvoir colonial est décidé à s’opposer à la mort d’Elesin, l’écuyer. Celui-ci devient alors l’enjeu de deux communautés qui se dévoilent, se mesurent. Loin de se réduire à un banal conflit de cultures entre tradition et modernité, Blancs et Noirs, cette pièce nous initie aux mystères du rituel et de la métaphysique yoruba. Dans l’univers très particulier qu’évoque ici Soyinka, la rupture symbolique du lien qui unit le monde des morts et le monde des vivants exprime le drame d’une société parvenue à ce moment de son histoire où les valeurs fondamentales du sacré s’effondrent, laissant place au désarroi. 

♦À paraître le 28 septembre 2021, Chronicles From The Land of The Happiest People on Earth

Après quarante-huit ans de silence dans le domaine romanesque, Chronicles From The Land of The Happiest People on Earth / Chroniques du pays des gens les plus heureux sur terre apparaît comme « une méditation sauvagement satirique, joyeusement irrévérencieuse et pleine de rebondissements sur la façon dont le pouvoir et la cupidité peuvent corrompre l’âme d’une nation. » 

Présentation traduite de l’anglais : Dans un Nigeria imaginaire, un entrepreneur rusé vend des parties de corps volées dans l’hôpital du Docteur Menka pour les utiliser dans des pratiques rituelles. Le Docteur Menka annonce la terrible nouvelle à son plus vieil ami de collège, bon vivant, ingénieur vedette et roi yoruba, Duyole Pitan-Payne. Duyole est sur le point d’occuper un poste prestigieux aux Nations Unies à New York, mais il semble que quelqu’un soit déterminé à ce qu’il n’y arrive pas. Et ni le Docteur Menka ni Duyole ne savent pourquoi, ni à quel point l’ennemi est proche, ni quelle est sa puissance.

Le roman est à la fois une comédie littéraire, un polar astucieux et un réquisitoire cinglant contre la corruption politique et sociale. Il s’agit d’un vibrant appel aux armes contre l’abus de pouvoir lancé par l’un de nos plus fervents militants politiques, qui se trouve également être un géant de la littérature mondiale. « Le regard clairvoyant d’un maître conteur, sur la nature de la cupidité, du pouvoir, et de l’âme d’une nation. » (Éditions Bloomsbury) 

Fort-de-France, le 26 mai 2021