« Pourquoi interroger la race au théâtre ? »

— Par Sylvie Chalaye —

Sylvie Chalaye, anthropologue et historienne, codirectrice de l’Institut de recherche en études théâtrales de l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle (France) est spécialiste des arts du spectacle et des représentions du monde noir dans les sociétés occidentales. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Race et théâtre. Un impensé politique (Actes Sud-Papiers, 15 janvier 2020), l’auteure interroge la persistance d’une distribution stéréotypée des rôles en fonction de la couleur de peau. Elle a également publié « Cirques, scènes et café-théâtre ou le mélange des genres (1850-1930) », in Exhibitions. L’invention du sauvage, Arles/Paris, Actes Sud/Musée du quai Branly, 2011, Culture(s) noire(s) en France : la scène et les images, Africultures, n°92-93, 2013 ainsi que Sexualités, identités et codirigécorps colonisés (CNRS Éditions, 2020)

Le monde du théâtre est loin d’être représentatif de la diversité chromatique de la société française. Alors que les médias, la publicité, la mode sont aujourd’hui soucieux de se faire le reflet de la diversité des consommateurs, le milieu théâtral tente d’expliquer ce manque par la rareté des personnages noirs au répertoire. Mais que connaît-on de la carnation des personnages ? Que sait-on de la peau et des cheveux de Phèdre ou de Célimène ? Rodrigue a du cœur, sans doute mais a-t-il la peau claire pour autant ? Pourtant comédiens et comédiennes perçus comme non-blancs sont facilement disqualifiés pour certains rôles, notamment les rôles principaux du théâtre classique, alors qu’on les assigne au contraire à des rôles marqués par une identité raciale ou ethnique. Pourquoi le théâtre continue-t-il de se référer à la race et de stigmatiser le phénotype des artistes ? Race et théâtre entretiennent une relation d’un autre âge dont l’enjeu politique mérite d’être questionné.

Certes la race n’existe pas. Les scientifiques, anthropologues et historiens admettent aujourd’hui que la théorie des races est une fabrication idéologique et politique qui a permis aux empires coloniaux de justifier leurs ascendants sur les peuples dominés, exploités, esclavagisés, mais aussi d’affirmer la nécessité d’exporter et d’imposer, au nom de ce que l’on a appelé LA civilisation, la vision du monde occidental et l’ordre des races définies comme supérieures. Or, si la théorie des races a été anéantie, l’idée de race et son cortège de préjugés n’ont pas quitté les imaginaires. Enfermer l’autre dans sa couleur de peau et l’assigner à une identité et une origine que l’on a fantasmée pour lui juste en raison de son apparaître, c’est précisément un geste de racisation.

Il ne faut pas non plus se convaincre que la rareté des actrices et acteurs noirs sur les scènes nationales serait un problème social et d’accès aux grandes écoles de théâtre. Répondre au manque d’acteurs afrodescendants sur les scènes contemporaines par la classe sociale est une façon de se voiler la face et surtout de se rassurer en se persuadant que l’on peut résoudre le problème en y répondant par une action sociale facile à repérer et à concevoir. Mais c’est encore une façon de refuser de se confronter à la question de la race. Ce n’est pas la condition sociale, qui conduit à la racisation, mais la racisation qui amène à l’exclusion sociale. Si le milieu théâtral ne parvient pas à se confronter à la question de la racisation, il ne résoudra pas le problème.

Les artistes afrodescendants sont nombreux et créatifs, néanmoins leur présence dans le paysage théâtral français reste rare ou marginalisée, cantonnée au monde du music-hall, du show et du stand-up, et bien sûr du hip-hop ou à des rôles stéréotypés. Ils ne bénéficient quasiment d’aucune reconnaissance nationale dans le domaine des arts de la scène et de la création contemporaine, si ce n’est celle de convoquer l’ailleurs. Pour que la créativité des Afrodescendants fasse l’actualité, il faut qu’un événement soit associé à leur origine supposée ou à leur histoire, alors l’institution théâtrale débloque des subventions, et comme elle ne connaît pas la création théâtrale afro-contemporaine, on remonte Les Nègres de Jean Genet ou La tragédie du roi Christophe d’Aimé Césaire !

Rabattre la couleur de peau sur l’origine et faire systématiquement des Afrodescendants des « ambassadeurs d’Afrique », des visages venus d’ailleurs ne peut aujourd’hui que renvoyer à l’ignorance de notre histoire commune et aux métissages qui traversent depuis des siècles l’histoire européenne, et la France tout particulièrement. La racisation est une fabrication héritée de l’histoire coloniale, c’est pourquoi il importe de déconstruire les mécanismes imaginaires qui conduisent à cette construction fantasmatique et qui n’épargnent pas les milieux culturels bien-pensants.

Source : Achac

Janvier, 2020
10.00 x 19.00 cm
160 pages


ISBN : 978-2-330-13137-1
Prix indicatif : 16.00€



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