Pierre Singaravélou « La décolonisation commence au premier jour de la colonisation »

« Décolonisations » série documentaire  à voir en replay sur Arte

— Par Sophie Joubert —

Historien et professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne et au King’s College, Pierre Singaravélou est l’auteur, avec Karim Miské et Marc Ball, de la série documentaire « Décolonisations », diffusée sur Arte. Un point de vue neuf qui tisse un récit global et donne de nouvelles clés d’explication.

Votre série documentaire change radicalement de perspective en adoptant le point de vue des colonisés…

Avec les deux réalisateurs, Karim Miské et Marc Ball, nous avons tout simplement essayé de changer de « sujet ». Jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de la colonisation et de la décolonisation a été presque exclusivement appréhendée du point de vue des Européens ; les populations autochtones étant considérées comme de simples agents ou victimes passives de la domination étrangère. Il fallait restituer à ces « sujets indigènes » leur capacité d’action. Cela supposait d’abandonner les pronoms « ils » et « eux », qui pendant des décennies ont essentialisé des millions d’individus pour retrouver le « je » et le « nous » de ces femmes et ces hommes qui ont combattu pour leur liberté.

Comment avez-vous choisi les bornes chronologiques (1857-2013), qui excèdent largement la période à laquelle on associe l’histoire des décolonisations…

Habituellement les manuels scolaires relatent une histoire courte et récente de la décolonisation, qui débute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et s’achève dans les années 1960. Cette chronologie européocentrée suppose l’existence d’une « paix impériale » qu’auraient instaurée les puissances coloniales. C’est un mythe battu en brèche par l’historiographie récente, qui démontre que la décolonisation commence au premier jour de la colonisation. La lutte anticoloniale prend tôt des formes très diverses (militaire, littéraire, sportive, économique, etc.).

Quel a été le rôle des femmes ? Vous mettez en avant de grandes figures féminines de l’insurrection, en Inde et au Kenya notamment

Les femmes ont été en grande partie invisibilisées par l’historiographie coloniale en Europe et dans les nouveaux « romans nationaux » qui, dans chaque pays décolonisé, se sont focalisés sur des figures héroïques masculines. Depuis une vingtaine d’années, l’histoire des femmes en situation coloniale a mis au jour leur rôle souvent décisif dans le combat anticolonial. Elles appartiennent à des milieux sociaux très différents, à l’instar de Manikarnika Tambe, la reine de Jhansi en Inde, ou de la Kényane Mary Nyanjiru et ses camarades, prostituées et brasseuses de bière traditionnelle.

En tissant un récit global, vous insistez sur les solidarités entre les différents mouvements à l’échelle internationale.

L’histoire de la décolonisation transcende toujours le cadre national. Les militants et intellectuels anticolonialistes séjournent dans les métropoles impériales – Paris, Londres, Berlin – en quête de financements, d’armements ou de nouveaux alliés. Ils constituent une véritable « internationale indigène » qui se réunit notamment à Bruxelles, en février 1927, au premier congrès anti-impérialiste mondial, où brille le Sénégalais Lamine Senghor. Cet ancien tirailleur, établi à Paris au lendemain de la Première Guerre mondiale, milite au sein du journal « le Paria » avec d’autres « patriotes expatriés » en provenance du Vietnam et d’Algérie. Pour sensibiliser l’opinion publique internationale, la poétesse indienne Sarojini Naidu se rend en 1928 aux États-Unis où elle s’émeut du sort des Noirs. Tandis que le jeune psychiatre martiniquais Frantz Fanon décide d’exercer ses talents en Algérie, puis représente le FLN, en décembre 1958, à la première conférence des peuples africains d’Accra, où il prononce un discours qui inspire Patrice Lumumba, le dirigeant nationaliste congolais.

La bataille se livre aussi sur le terrain des idées et des représentations, elle passe par la littérature, le cinéma…

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