Pathologie de la pleurnicherie

Par André Lucrèce —

Un intellectuel de Guadeloupe m’a envoyé un message me disant à quel point mon texte intitulé Propos sur l’âge de la colère et sur l’âge de la régression avait été apprécié en Guadeloupe car les rappels de Fanon étaient les bienvenus. Les mêmes appréciations me sont venues en Martinique, court, instructif et clair me disait-on à propos de mon texte. Mais je me demandais si tout de même un individu quelque peu chagrin ne trouverait à redire. Et bien c’est fait : un individu inconnu, se disant auteur, et pourtant, j’ai présenté pendant 40 ans sur les antennes de ce qui est aujourd’hui Martinique 1ère des livres d’auteurs divers et variés en donnant la priorité aux auteurs de la Caraïbe. Il est pour moi inconnu.

Cet individu, dont la parole se déclare en défaut sans aucune précaution oratoire, prétend me donner des leçons sur ce que doit être la sociologie et comment je devrais traiter mon analyse, concernant la polémique qui a émergé à propos de l’exposition d’art contemporain du Bénin qui s’est tenue à l’Habitation Clément.

Mais, comme dirait René Ménil, mon cher lièvre, vous n’y connaissez rien en matière de sociologie. Vous me reprochez de ne pas associer mes rappels fanoniens à une enquête ! Donc pour ce monsieur vindicatif et ignare, sociologie = enquête. Je crains pour lui qu’il confonde le métier de gendarme ou de policier avec le métier de sociologue. Je crains surtout pour lui sur la voie de la connaissance l’immensité chaotique de ses douleurs d’inculte.

Je pourrais ici vous donner des noms de sociologues qui, depuis Durkheim et Max Weber, traitent des sujets de sociologie sans avoir fait une enquête de toute leur vie de sociologue. Et ils sont les meilleurs. Donc apprenez, et mettez-vous cela dans la tête, qu’il existe ce que l’on appelle des idéologies. Et la grande majorité des articles de revues et des livres de ces excellents sociologues enrichissent les points de vue de la réalité en traitant des idéologies. Toujours pour vous informer, et comme cadeau de Nouvel An, je vous offre la définition de l’idéologie : c’est un ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de croyances et de doctrines philosophiques, religieuses, politiques, économiques, sociales, propres à une époque, à une société, à une classe et qui oriente l’action dans la société. Vous comprenez bien que les propos de Frantz Fanon traitent d’une idéologie avec laquelle il nous faut rompre, car elle est nuisible.

Cette idéologie en effet repose sur le ressentiment, les frustrations, et l’inhibition. Il nous faut nous dévêtir de cela. Il ne faut pas nous perdre non plus dans la pleurnicherie, c’est-à-dire dans la victimisation de toute une société. Cette société qui demande à vivre sans compter chaque mois le nombre d’homicides contre nous-mêmes, ce que Fanon appelle la violence circulaire, à vivre sans poisons dans nos assiettes, dans nos rivières, dans nos baies, à vivre paisiblement dans des familles en toute tranquillité, à vivre avec un système hospitalier convenable qui s’impose, au lieu d’un désert médical, à vivre en sachant que nos jeunes pourront accéder à un travail et mener une vie empreinte de civilité.

Ressentiment et victimisation, que vous le vouliez ou non, appartiennent à la régression, ils relèvent de l’aigreur, souvent hystérique, et nous enlèvent notre vitalisme capacitaire. A ce titre ils ne contribuent en rien à ce qui permettrait une cohésion sociale souhaitable dont nous avons la responsabilité. En revanche, nous avons également, s’agissant de l’esclavage, un devoir de mémoire, légitime, impératif et absolu. Tous mes livres ou presque en témoignent. Nous n’oublierons jamais que notre liberté, nous la devons à nos ancêtres esclaves.

André Lucrèce.