On reparle du chlordécone

— Par le Dr Josiane Jospelage, présidente de l’Association Médicale de Sauvegarde de l’Environnement et de la Santé (AMSES-Martinique) —

Un an après la décision de non-lieu du tribunal de Paris, la question du chlordécone demeure sur toutes les lèvres, avec un sentiment d’amertume, d’une injustice non reconnue. Car il s’agit qu’on veuille ou non le qualifier comme tel, d’un empoisonnement collectif de deux populations : les Martiniquais et les Guadeloupéens. Les populations intoxiquées ou empoisonnées à plus de 90%, à taux variables, se heurtent à un déni des autorités, de certains politiques, et même de certains citoyens, relativisant les faits malgré la gravité des chiffres objectifs de la situation sanitaire qu’ils ne peuvent pas ignorer. Utilisé depuis 1972, soit plus de 50 ans, le chlordécone était connu avant même sa commercialisation comme un produit cancérigène et reprotoxique. Or aujourd’hui en Martinique, les courbes de la démographie dressées par l’Insee montrent bien une hausse continue du taux de mortalité depuis 10 ans ainsi qu’une baisse régulière du taux de natalité depuis la fin des années 90 ; les deux courbes se sont croisées en 2020 et actuellement la population de Martinique ne se renouvelle plus.

Si on compare les indicateurs produits par l’Insee en 1968 et en 2020 on note une dégradation inquiétante. En 1968, avant donc l’utilisation du chlordécone, la variation annuelle de la population était de +0,2%. Cette variation était la résultante d’un solde migratoire négatif de -1,8% mais compensé par le solde naturel de 2%, l’excès de naissances sur les décès. En 2020 la variation annuelle de la population est de -1%. Dont -1,2% de solde migratoire (solde donc inférieur à celui de 1968) non compensé par le solde des naissances sur les décès qui n’est que de 0,2%.

Malgré ces chiffres objectifs clairs qui devraient préoccuper nos dirigeants, certains préfèrent se rassurer en affirmant que la baisse de la natalité est liée à l’émigration des jeunes. On occulte ainsi sciemment une donnée pourtant connue depuis 1964 à savoir le caractère toxique pour la reproduction du chlordécone en minimisant l’infertilité masculine et féminine générée par ce toxique. Un homme de 40 ans atteint de cancer de la prostate a bien des risques de ne plus pouvoir procréer. Une baisse des spermatozoïdes ou une atteinte des cellules souches de spermatozoïdes in utéro se solde par une baisse de la fertilité. Des grands prématurés non viables, des avortements tardifs comme on le voit dans l’intoxication au chlordécone sont des signes de reprotoxicité. Le taux de natalité est passé de 27‰ en 1968 à 10,3‰ en 2020.

L’heure de vérité a sonné

Quant à la hausse de la mortalité elle est passée de 7,3‰ en 1968 à 8,8‰ en 2020. Pour beaucoup cette hausse est due au vieillissement de la population. On oublie que le cancer de la prostate qui est le principal cancer de l’homme conduit au décès une fois sur 5. Or nous avons 580 nouveaux cas de cancers de la prostate chaque année donc environ une centaine de décès par an dus au seul cancer de la prostate. Sans compter les myélomes dont l’incidence est doublé par rapport à la France hexagonale. En 2009 la population martiniquaise était de 396 304 habitants. En janvier 2023 elle est de 347 686 habitants, soit 4 519 de moins qu’en janvier 2022. Les jeunes de 0 à 14 ans représentent 15% de la population contre 20% en 1999. Le fait est là ; la Martinique subit de plein fouet les conséquences de l’utilisation abusive du chlordécone, 50 ans après, soit au bout de deux générations. Les craintes sont réelles pour le devenir de la Martinique. Par ailleurs, on ne peut pas rester indifférent aux données de 2022 du rectorat de Martinique indiquant que 50% des enfants scolarisés en 2022 sont dans une zone d’éducation prioritaire c’est à dire qu’ils accusent une baisse de quotient intellectuel de plusieurs points qui les placeront en situation difficile sur le marché du travail. Le préjudice que notre génération laissera à ses enfants et arrière-petits-enfants est considérable ! On ne peut pas raisonnablement incriminer le bilinguisme ou le choc des cultures qui existe depuis toujours : dyslexie, dyspraxie, hyperactivité, troubles de l’attention, autisme, sont le lot de tous les établissements scolaires qui ont fini par se résigner devant leur augmentation et la faiblesse de moyens à leur disposition. Pourtant il faut réagir vite si on veut encore sauver quelques cellules cérébrales. Le risque pour le cerveau de l’enfant a été démontré par l’étude Timoun de l’Inserm en Guadeloupe et ne peut pas être remis en cause. Il est présent dès lors que le taux de chlordécone dans le sang du cordon est <0,06µg/l et augmente au fur et à mesure que ce taux augmente. On sait évaluer le lien entre le taux de chlordécone au cordon à la naissance et le quotient intellectuel à 7 ans.

L’heure de vérité a sonné. Il est souhaitable que tous ceux qui sont conscients de cette catastrophe reprennent en main le destin du pays avant qu’il ne soit trop tard. Le chlordécone est un des pesticides le mieux connus. Il faut donc s’inspirer des données validées au plan toxicologique pour chercher une sortie de crise en évitant les faux fuyants.

1re vérité : rappelons que le chlordécone n’est pas un composant naturel de l’organisme comme la glycémie ou le cholestérol ; de ce fait, la présence de chlordécone dans le sang d’un Martiniquais ou d’un Guadeloupéen, ne peut provenir que d’une contamination externe. Les techniques de dosage biologique par chromatographie couplée à la spectrométrie de masse permettent de déterminer sa présence dans le sang à partir d’un taux de 0,01µg/l. Ce qui signifie que dès lors que l’on a un taux supérieur à 0,01µg/l de chlordécone dans le sang, on est contaminé par ce polluant extérieur à l’organisme. Ainsi l’étude Kannari menée entre 2013 et 2014 a montré que 92% des Martiniquais et 95% des Guadeloupéens avaient un taux dépassant les 0,02µg/l ; ils sont donc contaminés par le chlordécone. On peut aussi affirmer qu’ils sont intoxiqués puisqu’il s’agit d’un produit toxique ou empoisonnés puisque le chlordécone peut entrainer la mort par cancer ou les morts néonatales.

Le sevrage total de toute la population

2e vérité : le lien entre chlordécone et cancer est hautement probable. Que l’Inserm hésite à affirmer une causalité directe entre le chlordécone et le cancer de la prostate est un fait. Toutefois elle reconnait qu’il y a tout un corpus de données qui se rapprochent d’une causalité certaine : courbes épidémiologiques, relation dose-effet, compréhension du mode d’action de perturbateur endocrinien, découverte de l’épigénétique, action du chlordécone sur l’aggravation des cancers de la prostate et leur récidive. L’agence américaine ainsi que l’OMS par le Centre international de recherche contre le cancer ont affirmé le caractère cancérigène du chlordécone sur le foie depuis 1979. On sait que le chlordécone n’est pas étranger à la progression du myélome en Martinique bien plus rapide que dans l’Hexagone. On sait que s’il n’est pas génotoxique (toxique pour les gènes) il perturbe l’épigénome c’est-à-dire les structures qui habillent les gènes. Ce n’est pas parce que nous sommes issus de race noire que l’incidence du cancer de la prostate augmente depuis 30 ans ! L’origine subsaharienne de la population n’a pas changé entre 1981 et 2023 sauf si les historiens nous démontrent le contraire. Que la courbe d’incidence du cancer de la prostate se situe à un niveau supérieur à la courbe des caucasiens est une réalité de toujours mais qu’elle connaisse une brusque ascension relève non pas de la génétique mais de causes extérieures. L’origine sub-saharienne n’a rien à voir dans cette ascension de l’incidence standardisée du cancer de la prostate qui par ailleurs est deux fois plus élevée que la moyenne des autres pays de la Caraïbe.

3e vérité : le niveau bas des enfants scolarisés n’est pas dû au bilinguisme. Ce n’est pas parce que les enfants parlent créole à la maison et français à l’école qu’ils sont dyslexiques, dyspraxiques, autistes, hyperactifs depuis 20 ans ! Non ! Le chlordécone est neurotoxique ; il perturbe le développement du cerveau de l’enfant in utero et conduit à des troubles du neuro-développement qu’il faut identifier au plus tôt et prendre en charge sans oublier de désintoxiquer les enfants.

Sortons de la torpeur du déni et de la désinformation et prenons en main le destin de la Martinique par respect pour les générations à venir. Exigeons le sevrage total de toute la population et refusons les produits dits « conformes » contenant des doses dites admissibles de ce poison redoutable qu’est le chlordécone. Refusons tout produit contenant une trace de chlordécone. Exigeons une traçabilité totale du chlordécone dans toute l’alimentation. y compris dans les circuits formels et les circuits de restauration collective ou individuelle, les produits naturels ou transformés, les produits bruts ou conditionnés. Exigeons l’interdiction de toute culture sur les terres contaminées même à faible taux.

Dr Josiane Jospelage, présidente de l’Association médicale de sauvegarde de l’environnement et de la santé (AMSES-Martinique)