« Nulle part le port du voile n’accompagne une vitalité démocratique »

— Par Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration —
La défiance à l’égard des femmes voilées exprime moins une montée de l’islamophobie en France que la crainte de voir régresser le droit des femmes, estime, dans une tribune au « Monde », le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration.

La brutale interpellation d’une femme voilée, le 11 octobre, au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté n’a pas seulement attesté d’une haine antimusulmane française aussi sidérante qu’heureusement minoritaire, elle a aussi ouvert la boîte aux bêtises.

Passons sur l’ignorance de ceux qui veulent interdire tout port de signe religieux ostensible dans l’espace public. Pour mémoire, Aristide Briand, concepteur de la loi de 1905, avait mis le holà aux tentatives similaires d’interdiction de la soutane dans les rues de nos villes.

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Une nouvelle fois, mais de manière décuplée, cet épisode sert aussi de carburant aux défenseurs inconditionnels du voile qui affirment comme une évidence indiscutable que les croyants musulmans seraient victimes d’une « islamophobie d’Etat ». La réalité documentée atteste pourtant du contraire. Depuis la première émotion causée par un voile porté dans une enceinte scolaire, en 1989, c’est-à-dire il y a maintenant trente ans, les pouvoirs publics, locaux comme nationaux, n’ont cessé d’œuvrer à l’amélioration de la situation des fidèles musulmans – il est vrai, avec des succès divers. Le Conseil français du culte musulman (CFCM), par exemple, pris en otage par des querelles sans fin, s’étiole. Et aucune tentative de structuration d’une représentation de leur culte n’apparaît à la hauteur de la dignité des fidèles des mosquées

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Les réussites sont ailleurs. D’abord, la construction des mosquées. Depuis Creil, des centaines de lieux de culte de toutes tailles ont émergé dans les paysages urbains. L’aide des collectivités locales, dans le respect de la loi de 1905, servant souvent d’appoint à la faiblesse des dons des fidèles, y est pour beaucoup. S’y ajoutent les villes qui ont financé des centres voulant promouvoir l’islam comme culture, lieux qui parfois imbriquent du cultuel dans des espaces présentés comme laïques. Aucun des différents soubresauts de la querelle du voile n’a entravé ce dynamisme immobilier, et l’État, plein d’abnégation, n’a pas renoncé à mettre en place une Fondation pour l’islam de France.

On peut aussi ajouter, du côté des réussites, la mise en place, depuis 2007, de la seule aumônerie militaire d’un pays non musulman où les imams ne sont pas sous l’autorité d’un chrétien. Cette initiative est vécue avec fierté par les musulmans défendant au péril de leur vie le drapeau français.

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Si on compare ces données au traitement discriminatoire réservé aux évangéliques, privés qu’ils sont de baux emphytéotiques [de longue durée] et subissant des préemptions abusives dès qu’ils veulent acheter une bâtisse, on mesure le chemin parcouru pour/par les musulmans. Même les salafistes ne connaissent pas autant d’entraves que celles infligées aux Témoins de Jéhovah, empêchés par des manifestations d’ouvrir des « salles du Royaume », soumis pendant des années à des centaines de contrôles fiscaux, ou encore à des licenciements du fait de leur conviction.

La France, fille cadette de l’islam

La religiosité musulmane ne s’inscrit pas uniquement dans l’émergence des lieux de culte. Elle est aussi portée par des enseignes commerciales. Les boucheries, évidemment, mais pas seulement. Tous les commerces importants possèdent aujourd’hui leur rayon halal, ce qui a éteint la revendication que portaient encore dans les années 1990 les responsables musulmans, celle d’une meilleure diffusion de produits conformes à leurs prescriptions religieuses. Au passage, le souci du profit a aidé à satisfaire ce qui peut apparaître comme une volonté de séparation communautaire, un refus d’intégration au projet républicain.

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Tout cela se voit, tous les jours. Démographiquement, les musulmans sont de plus en plus nombreux, si bien que la religiosité la plus présente, voire la plus visible dans les lieux les plus variés du pays, est désormais musulmane. Cet affichage suscite du coup chez les Français les plus hostiles au sentiment religieux l’idée que la France, celle qui a voulu rompre avec son droit d’aînesse dans l’Eglise, serait en train de devenir subrepticement la fille cadette de l’islam. Les débats du présent s’inscrivent dans ce nouveau contexte, nié par nombre d’intellectuels « indigénistes » qui pour beaucoup ont oublié ce slogan de 1968 : « Qui ne fait pas d’enquête n’a pas le droit à la parole. »

Le contexte français s’inscrit par ailleurs dans un nouveau contexte international. Inutile de rappeler aux mêmes « indigénistes » que la diffusion du voile s’accompagne, depuis 1979, d’involutions de l’islam dans le monde musulman : avec son cortège de drames, de guerres civiles, d’expulsions des chrétiens, d’embastillements d’homosexuels ou pire, le refus de l’altérité et de la liberté de ne pas croire… De quoi décourager les espérances laïques.

Personne devant l’ambassade d’Iran

Souvent, la défense du voile accompagne l’abandon des solidarités internationalistes de la part de ceux qui se disent les héritiers de cette tradition de combats pour l’émancipation. Avec des rassemblements place de la République contre « l’islamophobie », mais personne devant l’ambassade d’Iran pour protester contre les lourdes peines d’emprisonnement infligées actuellement aux femmes qui veulent en finir avec la domination vestimentaire patriarcale. Et qui se soucie des femmes algériennes désireuses de profiter de l’élan démocratique pour faire reculer le port du voile ?

Ce que dit la défiance populaire vis-à-vis du voile islamique, c’est aussi la crainte que le voile ne symbolise autre chose : une régression pour les femmes dans une société où leur corps devient souvent une pancarte, comme le font les Femen. Au fond, qu’il annonce de profonds reculs dans l’histoire du droit des femmes. Ceci n’étant jamais acquis dès qu’il s’agit de la maîtrise de leur corps, comme le prouve le retour des débats autour de l’interdiction de l’avortement. Les Français le savent, comme le savent les demandeurs d’asile qui fuient ces pays, nulle part le port du voile n’accompagne une vitalité démocratique. On aurait tort d’ignorer cette légitime défiance tant le spectacle du monde est pour tous peu rassurant.

Didier Leschi est directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. Ancien chef du bureau central des cultes au ministère de l’Intérieur, il est auteur de Misère(s) de l’Islam de France (Les Editions du Cerf, 2017).

Source : LeMonde.fr