Nelson-Rafaell Madel, ou Seulaumonde, à la vie à la mort !

— par Janine Bailly —

Il est assis tout au bord, tout au coin côté cour de la scène, immobile, comme une sombre statue qui dans la pénombre  attendrait de prendre vie. Ou de mourir. Il est là déjà, alors que nous nous installons, qu’avec les amis retrouvés nous échangeons quelques derniers potins… un sas qui nous fera passer du monde extérieur à l’autre univers, magique, celui de la représentation théâtrale. Et puis les voix s’apaisent, laissant la sienne seule envahir les airs, puisque seul en scène il sera ; de son corps agile, tendre ou courroucé s’appropriant peu à peu tout l’espace du plateau. 

Le voici qui se lève et marche jusqu’à cette chaise, sur le devant de la scène seule elle aussi, unique accessoire, unique compagne qu’il déplacera au gré de ses confidences, de ses colères, de ses réminiscences. D’abord il nous fait face et narre en un langage simple et familier une histoire plutôt banale, celle d’un voyage low cost qui aurait pu mal se terminer, histoire de turbulences aériennes autant qu’intimes, incident qui lui aura permis d’appréhender la mort, la certitude que face à elle et à la peur qu’elle inspire on se retrouve toujours seul — encore que cette dernière ne survienne brutalement pour lui qu’un an après ce premier épisode. La mort, « comme une porte qui claque » ; la mort quand « le sécateur » referme sur vous ses mâchoires — évocation des Parques dont la troisième, dans la mythologie romaine, coupait de ses ciseaux le fil de la vie ; la mort dont on devine bientôt, après s’être quelque peu interrogé, qu’elle est son interlocutrice, cette « éboueuse » de l’humanité qui « ramasse sans se baisser, en se bouchant le nez », quand du regard délaissant le public Seulaumonde se tourne vers un côté de la scène. Il lui dira, à la mort, qu’il ne veut pas la suivre, si tôt, si jeune, vingt ans à peine, et qu’il lui reste « douze mille trucs à faire » ! Apostrophe lancée, cris de révolte, si justes, si pleins comme on dirait d’un plain chant,  et que l’acteur lui adresse avec toute la fougue de la jeunesse, la sienne autant que celle du personnage : « Tu m’as eu par surprise. C’est déloyal. C’est non. je ne veux pas y aller ».

S’il est vrai que dans les secondes qui précèdent la mort, nous revoyons comme en un film défiler les bonheurs et malheurs de notre existence, alors levé et mobile sur le plateau qu’il arpente, Seulaumonde peut évoquer une grand-mère qui en dépit de son âge continue à grimper au cerisier pour y cueillir les fruits à mettre en bocaux et à offrir l’hiver venu à son garçon… Les mots sont alors émouvants dans leur vérité, leur sincérité, leur tendresse pudique. Marchant en fond de scène, comme en un regret de devoir quitter si vite ces richesses, le comédien désigne tous les fruits de la terre, et l’on visualise presque ces étagères où viennent s’aligner les précieux réceptacles, tant le langage est aussi fait d’images. Au moment cependant d’être enlevé par une brutale rupture d’anévrisme, comme se forme puis éclate « une hernie sur un pneu », rien de tout cela pour Seulaumonde n’aura lieu… car la véritable mort est bien solitaire ! 

Mais assigné à une chambre d’hôpital, pour lui vient le temps des bilans à faire, des non-dits à expliciter, des aveux à assumer. La chemise bleue à fines rayures blanches, celle du père qu’il a revêtue, il la déboutonne, la retire et tel un châle l’enroule élégamment à ses épaules, en un instant devenu femme, pour Nelson-Rafaell autre silhouette autre diction autre utilisation de la voix, en un instant devenu cette mère qui porte sa culpabilité, à l’envers de son amour. Je pense ici à Philippe Caubère qui de même façon faisait d’une écharpe l’objet de cette métamorphose nécessaire à l’incarnation de sa propre génitrice.

À l’opposé côté cour, pour l’acteur vient alors le temps de jouer le père de son personnage premier, et « comme tout père » celui-ci est un « Gepetto » créateur d’un pantin dont le bois deviendra chair, la chair d’un enfant auquel il ne saura montrer son amour et dont il dira qu’il préfère le laisser partir plutôt que de devoir un jour se laisser porter sur son dos : surgit l’image du héros troyen Énée qui à la chute de la ville s’enfuit, emmenant son fils Ascagne, et portant son père Anchise. Comme de façon ultime, image inversée, la mort enlèvera à son tour sur son dos sa trop jeune victime, Seulaumonde, qui « vient juste d’apprendre à nager » … 

La filiation est évoquée encore, mais chargée d’espoir et de futur, lorsque Seulaumonde  se projetant dans cette vie qu’il n’aura pas devient un père attentionné et aimant, qui à ses enfants offrirait tout ce qu’il n’a pas eu pas connu tout en l’ayant désiré ! C’est l’amour qui aussi illumine ces derniers instants, l’amour « caché derrière la porte », que les autres ne voudront pas connaître, et qui pourtant au travers de l’eau,  sera ce lien tissé entre la mère et le fils. Car si à cet amour resté secret il est dit : « Tu m’as appris à nager », ce pourquoi il est difficile à présent de mourir, on voit aussi dans une scène fort surprenante Seulaumonde apprendre à sa mère comment vaincre la résistance de l’eau, non sans l’avoir comiquement représentée, effrayée à l’idée de franchir à gué un simple ruisseau. Inversion là aussi, quand c’est l’enfant qui à l’adulte doit apprendre.

Et quand les mots un moment disparaissent, comme impuissants à dire, le comédien se fait danseur, désarticulé et torturé plus que serein mais non dépourvu de grâce. Il chante aussi, et je crois y reconnaître de Dominique A « Le courage des oiseaux ». Ainsi, loin d’être morbide, l’histoire interprétée entre colère et douceur, inquiétude et tendresse, immobilité et mouvement, nous emporte loin, dans le courant de la vie, et nous n’en sortirons pas indemnes ! 

Fort-de-France, le 13 avril 2019

Nelson-Rafaell Madel, ou Seulaumonde, à la vie à la mort ! — par Janine Bailly —

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