Martinique : « Il faut en finir avec cette vieille tradition de la République paternaliste »

— Tribune de Serge Letchimy, Président du conseil exécutif de Martinique —

Alors qu’un comité interministériel des outre-mer, initialement prévu le 6 juillet, a été reporté, le président du conseil exécutif de Martinique, Serge Letchimy, appelle l’Etat français, dans une tribune au « Monde », à reconnaître par les « actes » la différenciation régionale, et à redonner aux outre-mer la « pleine capacité de maîtrise » de leur destin.

En 2023, Aimé Césaire (1913-2008) aurait eu 110 ans. Il y aura des festivités et des célébrations partout dans le monde, car, au-delà des frontières de la Martinique et au-delà des frontières de la France, sa pensée a atteint le cœur et les esprits de millions de personnes. Mais que puiser dans la pensée de Césaire aujourd’hui, quinze ans après sa mort ? Quels seraient ses combats aujourd’hui, dans ce monde où chacun cherche son émancipation individuelle dans la foison des inégalités grandissantes que la mondialisation ne cesse de reproduire ?

La crise climatique s’ajoute désormais aux outrances d’un monde globalisé et inégalitaire. Nous faisons ce que nous devons à nos échelles régionales, mais le monde semble courir droit à sa perte. Dans les îles, chaque jour, par les phénomènes climatiques violents, par l’érosion accélérée de nos côtes, nous avons la preuve que cette crise sera celle qui nous effacera.

Mettre en lumière notre identité ne s’oppose pas à l’affirmation de l’universel. L’égalité n’est pas l’ennemi du droit à la différence. La différenciation régionale n’est pas une injure à la République. Le marteler ne suffit pas : les actes doivent suivre, particulièrement en ce qui concerne les outre-mer. C’était le sens de l’Appel de Fort-de-France, signé en mai 2022 par sept présidents et présidente d’exécutifs de Guyane, de Guadeloupe, de La Réunion, de Saint-Martin, de Mayotte et de Martinique.

Mettre en cohérence nos stratégies de développement
Dans cette perspective, la révision constitutionnelle annoncée pour nos pays d’outre-mer est une étape importante. Mais le comité interministériel des outre-mer – initialement prévu le 6 juillet, avant d’être reporté –, qui se veut une réponse concrète à notre appel, ne saurait être vide de sens. Nous avons besoin de respirations démocratiques, de redonner de la perspective d’avenir à des peuples qui désespèrent de voir les mêmes profiter d’un système vicié depuis la colonisation.

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Aimé Césaire le Martiniquais, le Nègre fondamental, l’ancien maire de Fort-de-France que ministres, présidents et autres sommités internationales n’osaient pas ne pas saluer en arrivant en Martinique, serait injurié aujourd’hui par les positions d’un appareil d’Etat campant dans des postures paternalistes et néocoloniales.

Oui, il faut en finir avec cette vieille tradition de la République paternaliste, celle qu’on appelait autrefois la République bananière et ses petits arrangements entre puissants pour s’octroyer des privilèges. « Il ne faut jamais permettre que l’intérêt général soit noyé dans les eaux glacées des intérêts privés », disait Pierre Aliker, compagnon de route de Césaire. Il faut donc mettre en cohérence nos stratégies de développement portées localement par les élus locaux et tous les outils existants pour parvenir à leur réalisation.

Il faut inverser l’inversion
La stratégie martiniquaise du « triangle du progrès » est une volonté de réancrer la Martinique dans sa région, à l’interface entre l’Europe, bien sûr, mais aussi les Amériques et la Caraïbe. Nous ne pouvons plus être dépendants des flux exclusifs orientés vers et depuis l’Hexagone.

Nous sommes des atouts géostratégiques et géoécologiques pour la France, mais qu’en tirent nos peuples ? La pauvreté, les inégalités, le sentiment de n’être pas écoutés et d’être humiliés lorsque Paris décide à notre place. Il faut inverser l’inversion.

Cela veut dire nous redonner la pleine capacité de maîtrise de nos destins au sein de ces espaces. Davantage de leviers de négociation, davantage de moyens pour réglementer nos flux, plus de capacités localement pour réaliser notre autonomie alimentaire et notre autonomie énergétique.

Un rendez-vous pour l’histoire
Nous faisons par nous-mêmes et n’aspirons plus à demander sa permission à l’Etat de manière infantilisante. C’est ce que nous avons fait lorsque l’Assemblée de Martinique a adopté, en mars 2023, un projet de loi « chlordécone ». La première des libertés, c’est la liberté de penser, d’initier, alors qu’elle nous est confisquée au nom des dogmes d’une République une et indivisible. Or, l’indifférence à la différence est la matrice du plus dangereux des sentiments : le mal-être, puis la haine.

L’Etat peut-il être un partenaire de ce changement profond ? Sera-t-il au rendez-vous de l’histoire ? Si nous voulons sortir de l’esprit « outre-mer » ou de l’esprit colonial que combattait Césaire, c’est cette révolution que nous devons réaliser. « Quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre au carnaval des autres ou dans les champs d’autrui l’épouvantail désuet », soupirait Césaire.

Ce combat, nous allons le mener. Le comité interministériel des outre-mer (CIOM) et la révision constitutionnelle peuvent en être des réponses politiques, si et seulement si elles ne sont pas des coquilles vides et des « épouvantails désuets », au milieu d’un carnaval qui ne serait qu’une humiliation de trop dans l’histoire entre la République et les pays des outre-mer. La rencontre entre le président de la République et les présidents et présidentes d’exécutifs, qui a eu lieu le 7 septembre 2022, doit se traduire par des actions concrètes, capables de donner un nouvel horizon et de nouvelles perspectives à nos peuples.

Serge Letchimy est président du conseil exécutif de Martinique, président du Parti progressiste martiniquais. Ancien député et président de région, il a été maire de Fort-de-France.

Serge Letchimy(Président du conseil exécutif de Martinique)
Dans le journal Le Monde