« L’Image manquante », de Rithy Panh : l’art plus fort que la barbarie

— Par Magali Jauffrey —
image_manquante Critique. Partition intime ravivant le souvenir de sa famille décimée par les Khmers rouges, ce film très réussi fait remonter le passé comme des vagues submergant la caméra.

Le cinéaste cambodgien Rithy Panh est un homme libre. Il faut l’être pour formuler la proposition cinématographique si singulière qu’il nous livre dans l’Image manquante, son œuvre sans doute la plus personnelle, la moins formatée, enfin sur les écrans.
Le film démarre sur des plans de bobines oubliées, détériorées. On est d’emblée au cœur de son propos : le passage du temps, la destruction de l’image, l’ambition de recréer ce qui a été perdu, de ressusciter les victimes du génocide des Khmers rouges et parmi elles, sa famille décimée au printemps 1975.

Dans des camps de travail où l’on casse de la pierre, le ventre vide

Très vite, arrivent les films de propagande grisâtres, perturbants, des victimes transformées en robots qui, par milliers, se déplacent en file indienne et en tous sens, dans des camps de travail où l’on casse de la pierre, le ventre vide. Plus d’identité, de sens, d’espoir dans les yeux pleins d’effroi de ces zombies déportés, chassés d’une capitale devenue fantôme. Les archives font la part belle à Pol Pot, le totalitarisme incarné filmé tout sourire, acclamé.

Que peut opposer à ces films officiels le survivant Rithy Panh, grand cinéaste de 50 ans, le cœur et la tête pleins des doux souvenirs de sa vie familiale, mais les mains vides de traces visuelles ? Il a 13 ans au moment de ce bain de sang. Il a été enrôlé de force dans un camp de travail dont il s’échappera après le décès des siens. Il vit un enfer. L’un de ses souvenirs les plus atroces concerne un voisin dont le genou est mangé par les vers.

Trente-cinq ans plus tard, Rithy Panh crée l’image manquante en se tournant vers la poésie. Le sculpteur Sarith Mang crée, sous l’œil de la caméra, des marionnettes de glaise et de bois qui concentrent si bien toutes les émotions qu’elles investissent des images bientôt capables d’affronter les images officielles. Le dispositif alterne ruptures dans la façon de filmer, dans le noir et blanc et la couleur, dans les rythmes sonores (cha-cha-cha/chants de l’Angkar). Un son et une musique travaillés avec brio, comme l’image, pendant le tournage, par Marc Marder.

Quatre années de terreur racontées simplement, délicatement, sans propos péremptoire, sans haine, juste par la grâce du cinéma.

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Le réalisateur cambodgien nous confie qu’au cinéma on ne peut pas montrer le crime de masse. Il a donc cherché, avec ce film, 
prix Un certain regard à Cannes en 2013, à créer cette image manquante.

Tourniez-vous depuis longtemps autour de ce film lorsque vous êtes passé à sa réalisation ?

Rithy Panh L’histoire des miens m’accompagne toujours. Elle est dans ma pensée, ma conscience. La mort fait partie de moi.

Quels obstacles avez-vous rencontrés pour le tourner ?

Rithy Panh Je recherchais des images disparues. Je me disais qu’elles se trouvaient peut-être quelque part. Et que si je les trouvais, elles permettraient de parler de l’absence qui m’habite. J’ai toujours cru que l’histoire était quelque part, qu’il fallait aller la chercher et que, ce faisant, je trouverais la forme, la langue du film en même temps.

Votre image manquante n’est pas une seule image. Cela dit, la découverte d’une image d’exécution, de torture, ne vous aurait-elle pas conduit à initier un autre film ?

Rithy Panh Ce n’est pas sûr. Je ne pense pas que je les aurais utilisées. Car l’image n’explique pas tout. Et puis les photographies sont difficiles à montrer dans un film. Je suis toujours partagé entre montrer ou ne pas montrer. Induire quelque chose auquel on croit ou pas. Je préfère mettre le spectateur en état de réflexion. La recherche de l’image manquante est moins importante que la démarche de création de l’image manquante.

A-t-il été difficile de vous résoudre à arrêter de chercher dans les archives pour décider de construire un film sur le trou béant de l’image perdue ?

Rithy Panh Mais je n’ai jamais arrêté de chercher. Je ne sais pas ce que je cherche, mais je continue. Je découvre des visages, un sourire, une forme de courage ou de résignation dans les regards. Des fois, je me dis que l’un d’entre eux n’est pas mort. Cela me fait réfléchir à ce que ces personnes ont enduré.

Est-ce que votre propos affirme que, quelles que soient les archives retrouvées, le crime contre l’humanité n’est pas représentable ?

Rithy Panh Au cinéma, on ne peut pas montrer vraiment le crime de masse. De toute façon, que faudrait-il représenter ? Des millions de femmes et d’hommes morts ? Cela ne veut rien dire. Chaque personne a une histoire, un nom, un visage. Tenter de montrer un chiffre ne prend pas sens. Non, il faut être cinéaste avant d’être cinéaste du génocide. Il faut travailler dans la mémoire, le souvenir, permettre au spectateur de comprendre ce qui est à l’origine de cette intention de destruction.

Dans S21, les portes de l’enfer, vous faisiez mimer les gestes quotidiens par les bourreaux. Ici, vous ressuscitez les attitudes quotidiennes des victimes par l’entremise de figurines de terre expressives, poignantes. Comment cette forme risquée, que vous parvenez à déployer efficacement, magnifiquement, s’est-elle imposée à vous ?

Rithy Panh On a commencé par créer une figurine de moi en petit garçon. Je ne savais pas où on allait, si cela allait marcher. Puis on a sculpté mon père, mon frère avec sa mèche, toute la famille. C’était une façon de créer contre l’anéantissement. Certes, on a détruit les gens que j’aime. Mais comme ces petits objets permettent de les imaginer, comme ils ont une âme, ils ne sont pas morts.

Votre dispositif fait se confronter le récit familial (dans lequel vous êtes enfant et adulte), les images d’archives, de propagande, d’aujourd’hui. Comment avez-vous osé prendre de tels risques ?

Rithy Panh Ceux qui travaillent dans le documentaire apprennent très vite à créer de façon libre. Quand je pars, je ne sais pas où je vais. J’apprivoise les choses au fur et à mesure. Je suis un résistant, très jaloux de ma liberté. Et je le paie cher. Heureusement que j’ai 
le soutien indéfectible de ma productrice, Catherine Dussart. Et puis il y a l’équipe qui m’accompagne sur le tournage.

Votre film est aussi un hommage au cinéma. Notamment à travers l’histoire du cameraman fusillé. En savez-vous un peu plus ?

Rithy Panh Je sais juste qu’il travaillait pour les Khmers rouges, qu’il filmait ce qu’il ne fallait pas filmer, qu’il a été torturé, fusillé. J’aimerais en savoir plus. Moi, quand je fouille dans les archives, je suis toujours à la recherche d’un artiste éliminé, d’un cameraman arrêté, d’un musicien disparu…

Est-ce que le cinéma peut tout ? Détiendrait-il la vérité ?

Rithy Panh Non, le cinéma ne peut pas tout. Mais il peut déjà pas mal. Le cinéma travaille le réel, mais il ne détient ni ne délivre la vérité. Même si c’est vrai, cela reste du cinéma. Je me souviens d’un temps où, moi aussi, j’ai pratiqué ce que l’on appelait « le cinéma vérité ». Je sais maintenant que je me trompais. Ce qui compte, c’est l’attitude morale que l’on entretient avec la vérité.

Que voudriez-vous qu’il reste de votre film dans la tête du spectateur ?

Rithy Panh Je souhaiterais qu’il s’approprie le film, qu’il cherche à comprendre, qu’il réfléchisse, qu’il se pose des questions. Par exemple, après mon film sur Douch, les gens me disaient : « Comment un homme peut-il être capable de cela ? Quand devient-on bourreau ? Peut-on être victime et bourreau ? Que faire des bourreaux trente-cinq ans après ? »

Vous y étiez. Vous avez survécu. Témoigné. Veillé sur la mémoire de vos proches. Transmis la parole des morts. Mission accomplie ?

Rithy Panh Non ! Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir accompli une mission. Je suis un homme normal.

Je me demande juste si ce film vous a amené un peu de sérénité…

Rithy Panh Je me suis reconstruit. Mais il m’a fallu toute une vie. Cela dit, non seulement mes morts vivront avec moi pour toujours, mais, avec l’âge, la douleur, le chagrin se font plus aigus. Les images qui me manquent le plus sont celles que je n’ai pas vécues, comme une promenade avec mes parents âgés dans les parcs de Phnom Penh…

Le film est-il projeté au Cambodge ? Quelles réactions provoque-t-il ?

Rithy Panh Oui, les gens vont le voir et s’identifient.

Vous vivez désormais entre Paris et Phnom Penh. Comment cela se passe-t-il ? Sur quoi travaillez-vous ?

Rithy Panh Je me suis fait de nouveaux amis ici. J’ai créé une école de cinéma. J’essaie de terminer un film. Je suis parti d’objets étranges, comme une cuillère. Et mon chat m’inspire beaucoup.

Rithy Panh est Cinéaste franco-cambodgien

L’Humanité