Migrants : nous sommes tous dans un bateau ivre

— Par Valérie Toranian —

migrants_mediterraneeIl y a pire que d’être un migrant, c’est d’être un migrant noir. Et il y a pire que d’être un migrant noir, c’est d’être un migrant noir chrétien. Dans l’échelle du malheur des damnés de la mer, il y a, hélas, les damnés des damnés. Et la lecture émotionnelle, politique ou économique de la crise des migrants nous accapare tant qu’elle nous empêche souvent d’entrer dans la vérité des nuances et donc dans la compréhension. Jean-Paul Mari, grand reporter à l’Obs, a parcouru cet Orient compliqué, ses terres arabo-musulmanes et ses rivages méditerranéens pendant plus de trente ans. Il publie les Bateaux ivres*, récit de ses rencontres avec des réfugiés, fuyant les barbares islamistes, la dictature, la guerre. Comme Robiel l’Érythréen et Meylat sa compagne, qui traversent le Soudan jusqu’à la Libye et de-là rêvent d’un bateau sur la Méditerranée jusqu’à l’Europe. « Ils étaient soulagés d’avoir échappé au Soudan, ils ne savaient pas qu’ils entraient dans un monde archaïque et sauvage, celui de la traite des nègres, écrit l’auteur. Pour les musulmans libyens, le Noir est une marchandise dont il doit tirer un profit. » Extorsion, vol, viol, réseau de prostitution.

Les pires témoignages proviennent du Nord-Sinaï où les Bédouins règnent en bourreaux sanguinaires redoutés de l’armée égyptienne elle-même. Les Érythréens, marchandise appréciée car ils ont de la famille en diaspora, sont enlevés, revendus à des groupes, enfermés dans des maisons de torture aux murs couverts de sang. Forcés à appeler sur un portable leur famille pendant qu’on les martyrise pour demander des rançons : 20 000 à 50 000 dollars en fonction de l’âge, du sexe… Quand, après plusieurs semaines, l’argent n’est pas parvenu parce que les familles sont trop pauvres, les otages sont liquidés. On extraie du corps tout organe vital susceptible d’être monnayé auprès des réseaux…

Au large de Messine, en Sicile, un chalutier surchargé est secouru par un cargo danois. Les rescapés racontent : les passagers à 5 000 dollars, Syriens, Libyens, Marocains, Palestiniens, Saoudiens, qui voyagent à l’air libre. Et en fond de cale les Africains noirs à 2 000 dollars, collés au moteur et à ses gaz suffocants, avec seulement une ouverture pour respirer. Ceux d’en haut ne veulent pas que ceux d’en bas remontent. La masse des Africains sert de lest au bateau. S’ils montent, le chalutier sera submergé. Cinq hommes prennent les choses en mains : ils poignardent tous ceux qui tentent de remonter de force et les jettent à la mer. À l’arrivée, il manque cent quarante passagers. Parfois le tri est religieux : les Chrétiens par-dessus bord.

Jean-Paul Mari n’est pas un contemplateur de la misère. Son obsession est plutôt de traquer les pépites d’humanité aux portes des enfers. Il en trouve. À Lampedusa, Massimo l’électricien s’est couché sur le corps d’un migrant échoué pour le réchauffer et le rendre à la vie ; Giacomo le pêcheur veut créer un musée des migrants avec les huit cents objets hétéroclites retrouvés sur les plages ou au fond des barques, œuvres d’art et de mémoire… Giovani, le maire d’Acquaformosa dans la Calabre, a décidé d’accueillir des réfugiés pour sauver son village de l’exode rural : « Cela coûte à l’Europe à peine 20 euros par jour et par migrant. Trois fois moins que dans un camp de détention ».
Cette odyssée des migrants n’est pas un plaidoyer anti-frontières. Elle pointe nos égoïsmes mais aussi les milliers de minuscules solidarités qui existent sur le terrain et qui rendent moins pessimistes. L’auteur y suggère çà ou là des débuts de solutions, empathiques mais pragmatiques pour affronter les réalités en dehors des déclarations polémistes dans les médias. Encadrer l’obtention des visas, obtenir des permis de travail temporaires. Car ils sont là, ils viennent, et ils reviendront. Parce que la force qui les pousse à fuir est « tellurique ».

Ce beau livre est aussi une ode à cette Méditerranée, Mare Nostrum, que Jean-Paul Mari aime passionnément et à son héros, Ulysse. « Homère, en un seul naufrage prémonitoire racontait déjà la Méditerranée à venir, celle des migrants, (…) de l’homme nu, héros ou fourmi, livré aux éléments, abandonné des Dieux mais parfois sauvé par les hommes ». Nous y sommes.

*Jean-Paul Mari, les Bateaux ivres, JC Lattès, 200 p., 19 €
Valérie TORANIAN (vtoranian@revuedesdeuxmondes.fr)

EDITO DE VALERIE VARANIAN DANS « LA REVUE DES DEUX MONDES » daté du 20 octobre 2015

L’édito de Valérie Toranian

migrants_noyes