L’homme, capitale de la jouissance

— Par Thierry Blin, maître de conférences en sociologie.—
metastasesTout passe entre les griffes de Slavoj Zizek, philosophe classé à la rubrique marxiste. Il livre ici un ouvrage tout à la fois brillant, inattendu, jargonneux, et inutilement complexe.

Métastases du jouir. Des femmes  et de la causalité, de Slavoj Zizek, traduit 
par Daniel Bismuth. Éditions Flammarion, 2014, 336 pages, 24 euros.  Prenez du Lénine, ajoutez du Lacan, sans oublier énormément de Cahiers du cinéma, et vous obtiendrez Slavoj Zizek. Son objet : décortiquer la culture populaire contemporaine. Cinéma, littérature, cyberworld, gender studies… Tout passe entre ses griffes. On le classe généralement à la rubrique marxiste, tendance insolite. Certains fâcheux parlent même de philosophe-entertainer, de « l’entertainment », le « spectacle », « l’amusement ».

Son dernier opus, Métastases du jouir. Des femmes et de la causalité, traite de la jouissance sous l’angle de la métastase, de l’invasion rampante, envahissante, cancéreuse. Une première partie-vestibule, stylistiquement pâteuse pour cause de lacanisme, débroussaille le terrain conceptuel. Le jouir, façon Zizek, est une boule en fusion, une quête du point toujours fuyant où on le satisfera définitivement. Rien à voir avec le tranquille plaisir épicurien… La jouissance est le plaisir en excès.

Or, l’ordre du capitalisme contemporain est celui du surmoi obscène, de l’impératif de jouissance. Tu peux jouir, donc tu dois jouir ! On n’ordonne cependant pas de jouir sans créer des dommages. Qu’est-ce en effet que le père obscène qui ordonne à sa progéniture de jouir ? Un générateur de narcissisme pathologique : celui qui rend coupable de ne pas se sentir heureux, de ne pas réussir, celui qui liquide la transmission, l’autorité, l’intimité, le sacré… D’où la difficulté à articuler le politique sous ces climats. Rien, cependant, de véritablement nouveau ici.

C’est au chapitre « Qu’est-ce que la femme, entendue comme objet du désir ? » que Zizek nous offre le noyau brillant de ses visions. David Cronenberg, Neil Jordan et David Lynch à l’appui…

Prenons Sailor et Lula, de Lynch. Il relève d’une matrice, celle de… l’amour courtois ! Lorsque Willem Dafoe palpe, malaxe, inspecte vigoureusement le corps de Laura Dern, pour finalement la contraindre à lâcher un « Baise-moi ! », après quoi il la laissera en plan, il l’inscrit évidemment dans le registre de l’humiliation symbolique. Selon le philosophe slovène, c’est aussi l’amour courtois qui est en jeu ici. Le cœur de ce type d’amour, c’est ça : refuser ce qui a été conquis de haute lutte. Les femmes fatales des films noirs ne composent pas un autre portrait. Femme-chose, la femme fatale vampirise progressivement le « dur à cuir » via un troisième larron auquel elle « appartient légalement ». D’où la nécessité de transgresser les règles de l’ordre local… (voir la Griffe du passé, les Tueurs…). Ce qui fait de cette femme la semblable de la dame courtoise, c’est sa dimension de « partenaire inhumain », d’objet traumatique fournisseur d’épreuves insensées en tous genres.

Bref, à l’heure des sites de rencontres adultérins destinés à « tirer un coup » sans autres formalités affectives, qu’est-ce que l’amour courtois ? Il s’agit, affirme Zizek, de la structure même de la relation entre les sexes. C’est donc également le secret du « continent noir » (Freud) qu’est la femme. Dans le rapport de sexe, elle n’endosse les habits de l’identité féminine qu’en étant élevée au grade de « sublime objet ».

Le fascisme, Tchernobyl, Moïse… figurent également au tableau de chasse analytique de ce livre tout à la fois brillant, inattendu, jargonneux, et inutilement complexe.

Thierry Blin, maître de conférences en sociologie.

http://www.humanite.fr/tribunes/l-homme-capitale-de-la-jouissance-560064