Lettre à Madame Joëlle Ursull

—Par Harry Nirelep —
lettres-2Madame,

J’ai lu, avec bonheur, votre lettre ouverte à Monsieur François Hollande, Président de la république.

On y trouve bien plus d’indignation que de colère, davantage d’affirmation d’une certaine identité que de ressentiment.

Qu’il se trouvât de beaux esprits, ici ou là, pour chercher à vous donner la réplique, et tenter de dénaturer le sens et d’amoindrir la portée de votre initiative épistolaire, ne saurait me surprendre.

Je ne sais si le lien éventuel entre vous et moi, est de la seule filiation qui nous ramène à nos grands-parents esclaves hier et émancipés depuis, ou/et à nos parents, aujourd’hui assimilés.

J’ai trouvé saugrenue une réponse qui, s’adressait très directement à vous, et dont l’auteur se piquait de connaitre l’histoire et la mémoire juives, tandis qu’il avouait benoitement, sa méconnaissance de l’histoire si particulière des nègres d’Amérique dont il se revendique.

Comment ne pas comprendre qu’une artiste guadeloupéenne s’offusque d’un propos du Présidents de tous les Français, et, si j’ai bien compris, un peu président de toute l’Humanité, propos lancés sans précaution d’aucune sorte, et proclamant que « la Shoah est le plus grand crime, le plus grand génocide, jamais commis ».

Moi, je comprends que vous soyez meurtrie d’une telle affirmation qui, ne devant rien à l’improvisation, est tellement insultante pour la réalité historique et outrageante pour la mémoire nègre.

La révolte de l’artiste que vous êtes aura suscité trois types de réactions.

Donc, et avant toute chose, merci à vous Madame Ursule, vous qui dans une démarche qui est la vôtre, avez interrompu le ronronnement mémorielle et brisé le lourd silence auquel nous invite tous les conformismes, toutes les bien-pensances qui s’égayent entre les marches sans projets et les vaines inaugurations.

La première de ces réactions qui vous sont opposées, d’une touchante naïveté (peu important d’ailleurs qu’elle fût feinte ou vraie), a été celle du Ministre des Outremers qui déclarait sur sa page Facebook : ″ Par définition ceux qui sont allés chercher les esclaves en Afrique pour travailler dans les exploitations ne voulaient pas les exterminer, ils voulaient les faire travailler gratuitement ″.

Réaction de politique et de juriste qui inviterait à ne pas confondre crime contre l’humanité et génocide.

Sournoisement, nous passons du crime contre l’humanité à des délits, assez faciles à caractériser et relevant plus de la correctionnelle que du tribunal de l’histoire.

S’il y a eu des morts pendant la traversée, c’était sans doute des accidents de trajet, si certains n’ont pas survécu à la rigueur du travail esclavagiste, on ne saurait en tenir rigueur au planteur qui n’a jamais voulu la mort de son esclave, mais cherchait seulement à le faire travailler gratis dans ses plantations. Banale affaire tenant aux conditions de travail !

Un génocide serait selon le dictionnaire Robert : ″ l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d’une population ou d’une partie d’une population en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales ″.

Ainsi Le Robert reprend à son compte dans sa définition du mot génocide, l’approche non neutre, animant les rédacteurs de l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée le 9 décembre 1948, par l’assemblée générale des Nations Unies.

Cette même définition était intégralement reprise en son article 6, par le célèbre Statut de Rome qui instituait la Cour Pénale Internationale en juillet 1998.

Le parti pris idéologique de cette définition est évident et vise à prévenir toute surenchère, et surtout, toute concurrence mémorielle, la Shoa monopolisant toute l’attention portée aux génocides.

La traite des noirs, déportation d’individus la plus massive de toute l’histoire de l’humanité, avec plus de 15 millions de victimes, pour la seule traite atlantique, en vue de les mettre en esclavage sur les terres d’Amérique, et, alors qu’elle aurait causé la mort de plusieurs millions d’entre eux, n’est officiellement pas considérée comme génocide.

Il faut bien dire que le terme de génocide, quand il est inventé en 1944, ne l’est pas pour protester contre cette traite négrière et ses mortelles conséquences.

Et je suis au regret de faire observer à Madame la Ministre des Outremers, qu’elle commet une faute, une lourde faute, quand elle soutient le point de vue selon lequel la traite des noirs n’est pas un génocide, en somme parce que ferait défaut l’élément intentionnel.

Ce disant, elle ne semble guère se rendre compte qu’elle ne fait que reprendre à son compte la thèse du professeur Olivier Pétré-Grenouilleau qui avait déclaré en 2005, provoquant une belle émotion :

″ Cette accusation contre les juifs est née dans la communauté noire américaine des années 1970. Elle rebondit aujourd’hui en France. Cela dépasse le cas Dieudonné. C’est aussi le problème de la loi Taubira qui considère la traite des Noirs par les Européens comme un « crime contre l’humanité », incluant de ce fait une comparaison avec la Shoah. Les traites négrières ne sont pas des génocides.

La traite n’avait pas pour but d’exterminer un peuple. L’esclave était un bien qui avait une valeur marchande qu’on voulait faire travailler le plus possible. Le génocide juif et la traite négrière sont des processus différents. Il n’y a pas d’échelle de Richter des souffrances. ″

On ne saurait mieux dire. On n’a d’ailleurs jamais mieux dit.

Cette déclaration valut à l’historien une plainte pour négation de crime contre l’humanité, déposée par le Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais, la traite des noirs étant reconnue comme un tel crime en France, depuis la loi du 23 mai 2001, dite loi Taubira, ″tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité ″.

Il n’est pas sans saveur de rappeler que le député Christiane Taubira, moins accommodante alors que l’actuelle Garde des Sceaux, n’a pas hésité pas à exprimer qu’à ses yeux de républicaine, le fait que qu’Olivier Pétré-Grenouilleau, professeur d’université, puisse enseigner sur fonds d’état, ses thèses négationnistes aux étudiants, posait un ″vrai problème ″.

C’était dire…

Ce problème s’est évanoui, magie d’une élection, et, le Ministre des Outremers peut dormir tranquille, elle ne sera pas concernée par les récentes instructions du Ministre de la Justice à ses parquets généraux aux fins de poursuites contre toute expression négationniste, tous les négationnismes n’étant pas également répréhensibles.

Voilà pour l’impasse à laquelle conduit cette première réaction.

La seconde réaction quant à elle émane d’un militant de la mémoire.

Que nous dit-il ?

En substance que, s’il est davantage question de la Shoa que de la Traite des Nègres, c’est que, le génocide juif est frais et vivant dans nos consciences, et que les nègres ont été moins bons que les juifs pour défendre leur histoire ! Définitivement affligeant !

Et puis, tant pis pour nous qui ne venons pas aux grandes marches auxquelles on nous convie !

Un peu court, tout ça !

Faut-il rappeler au très respectable auteur de la réponse qui vous est faite, que le peuple juif existait en tant que peuple à l’heure de la Shoa, et que, de ce fait, il n’est guère surprenant que sa mémoire collective ait parfaitement fonctionné.

Ce n’était évidemment pas le cas des victimes de la traite négrière, qui n’étaient reliées entre elles par aucune sorte de communauté, et provenaient de sociétés traditionnelles dans lesquelles prédominait généralement l’oralité.

N’en déplaise à ces esprits critiques, le premier réflexe du nègre capturé et embarqué pour les Amériques, n’était pas de consigner son témoignage par écrit !

Ainsi, c’est l’expérience de la déportation puis de l’esclavage, c’est l’expérience de la colonisation qui fera émerger une conscience commune chez les nègres esclaves, conscience qui va se structurer progressivement en conscience d’appartenir à un peuple particulier qui doit faire de la reconquête de son histoire une priorité.

Ce n’est pas la Shoa qui est à l’origine du peuple juif. Mais c’est bien la traite des nègres qui aboutit à la naissance des peuples nègres d’Amérique.

Comment faire comprendre à votre contradicteur que les nègres déportés ne constituaient nullement une communauté humaine historiquement stabilisée, avec comme trait d’union une langue ou des langues, une religion, bref une culture, à lui qui ne craint pas de vous écrire :

″Peut-être aussi parce que, dans le ghetto de Varsovie, des Juifs marquaient et cachaient les noms de ceux qui allaient être éliminés, constituant ainsi les premiers éléments de la mémoire de ce génocide ?

Peut-être parce que les Juifs de France dès la fin de la guerre ont constitué les bases du mémorial de la Shoah à Paris, dans lequel les enfants de survivants venaient retrouver les traces de leurs parents ?″

Faut-il rappeler à votre docte questionneur, que ces nègres embarqués sur les navires négriers, vendus aux enchères, mis en esclavage sur les plantations des colons blancs, ne se connaissaient pas, parce que les maîtres veillaient à éviter tout regroupement d’individus de même origine.

Comment s’étonner alors que si peu de témoignages ont été transmis à la postérité ?

Dès l’origine, les maîtres mirent un soin particulier à éviter tout ce qui aurait pu créer le moindre élément de mémoire, à prévenir l’émergence du moindre embryon de conscience collective.

Ce que j’ai lu me fait penser qu’ils ont réussi, puisqu’aujourd’hui des arrière-descendants d’esclaves reprochent à leurs ancêtres de n’avoir même pas eu la présence d’esprit de tenir journal !

Les vrais raisons du poids de la Shoa dans l’œuvre universelle de mémoire est bien ailleurs et Césaire, dans son Discours sur le colonialisme, nous met fort heureusement sur la piste, nous révélant que ce que l’occidental, chrétien, bourgeois et naturellement humaniste, ne pardonne pas à Hitler, ″ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, c’est d’avoir appliqué à l’Europe des procédés dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde, les nègres d’Afrique″.

Voilà pourquoi, Madame, ″la Shoah est le plus grand crime, le plus grand génocide, jamais commis″, et vous aviez bien compris que ce n’est nullement l’aboutissement d’une quelconque arithmétique victimaire, mais d’un préjugé raciste qui a la vie dure.

Césaire, encore lui, ″en pleine sauvagerie hurlante″ s’insurgeait contre l’ethnocentrisme raciste de l’humaniste Renan. Pourquoi alors faudrait-il s’offusquer de ce que vous ayez pris à partie le président français, manifestement héritier et porte-parole d’une certaine tradition humaniste française, évoquée plus avant.

L’Europe n’a pas cessé d’être indéfendable !

Il nous faut dire encore un mot, de ce troisième type de réactions suscité par votre lettre au président.

Des nègres sont venus nous clamer qu’il était inconvenant d’opposer les mémoires, spécialement la juive et la nègre, et pour maquiller leur misérable conformisme, ils en appellent à Fanon qui rappelait cette sage recommandation de son professeure de philosophie : ″Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous… Un antisémite est forcément négrophobe″.

Faut-il rafraîchir la mémoire de ces élus d’une république qui l’a déchu de sa nationalité française, que Frantz Fanon, le martiniquais résistant à 18 ans et blessé au combat, auteur des Damnés de la terre et de Peau noire et masque blanc, dort définitivement en terre algérienne.

C’est dire qu’il ne leur sera d’aucun secours.

Frantz Fanon, contrairement à tant d’autres, s’engage dans le combat contre l’hitlérisme qui déferle sur l’Europe, au nom de l’homme, ce qu’il combat, c’est le crime en soi, le crime contre l’homme, ce qui lui a fait dire :

″L’antisémitisme me touche en pleine chair, je m’émeus, une contestation effroyable m’anémie, on me refuse la possibilité d’être un homme. ″

Il me plaît de rappeler cette citation d’Aimé Césaire que Frantz Fanon a placé en frontispice de Peau noir et masque blanc :

″Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. ″

Il n’est pas question de se lancer dans une quelconque compétition mémorielle, mais il est question d’assumer notre part de l’œuvre.

Pour ce qui nous concerne, nous Guadeloupéens, nous avons à le faire avec notre seule volonté d’hommes ne jouissant pas de l’aisance que procurent la maîtrise des circuits culturels officiels, la fréquentation assidue des institutions publiques, et l’efficace amitié des milieux économiques et financiers.

Si telle mémoire est intégrée au discours officiel et à l’idéologie dominante, telle autre en est exclue et tenue, non sans raison je le confesse, pour radicalement subversive, j’en veux pour preuve que la revendication et la quête historique, une certaine revendication culturelle en un mot, était(est) un marqueur politique et idéologique d’une grande pertinence dans notre société assimilationniste.

Vous sentez bien, Madame, que la fierté que vous avez à vous dire descendante d’esclaves, fait déjà de vous une rebelle.

Qu’importe alors de connaître le deuxième prénom de votre arrière-grand-mère attachée à telle ou telle habitation du Centre Grande-Terre !

Je ne sais si vous serez aux rendez-vous qui vous sont sentencieusement proposés.

Pour ma part, je suis peu concerné par ces affaires, et m’étonne que nos experts en mémoire juive s’enorgueillissent de la réalisation d’un mémorial voulu et financé par les puissances colonisatrices, donc un monument à leur propre gloire, hymne de béton à leur prétendu humanisme.

Imaginons un instant l’Allemagne défaite finançant le mémorial de la Shoa !

L’œuvre de mémoire doit être notre seule affaire.

Voilà, Madame, ces choses simples que j‘ai souhaité vous dire.

Harry Nirelep, avocat


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