Contre la (stupide) idée de « concurrence mémorielle »

concur_memoireC’est un petit mais important geste que vient de poser le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) en s’alliant avec son homologue, le Conseil représentatif des Français d’outre-mer (Crefom).

C’est ce 4 mai que Crif et Crefom ont signé ensemble un mémorandum « afin de lutter contre le racisme et l’antisémitisme et pour étendre la diffusion de la mémoire de la Shoah et de l’esclavage».

Avec le Mémorial de la Shoah, elles vont pour commencer soutenir la création d’un Mémorial de l’Esclavage dans la région parisienne. Une réaction rendue nécessaire, explique le président du Crefom par la prétendue « concurrence mémorielle » :

« L’idée qu’il y a une guerre des mémoires entretenue par le Crif se répand depuis quelques années chez une partie des descendants d’esclaves, d’autant plus qu’elle est portée par des gens comme Dieudonné »

De fait, ce « concept » aussi creux qu’haineux a été lancé et propagé par l’antisémite Dieudonné et ses alliés d’extrême-droite : selon eux, les Juifs avec « leur » génocide, trusteraient toute la mémoire aux dépens de celui des esclaves noirs.

L’idée que la mémoire des gens normaux soit assez vaste pour se souvenir et commémorer simultanément deux, voire plusieurs crimes contre l’humanité ne semble pas avoir effleuré cette triste bande. Sans doute parce que leur mémoire à eux rencontre vite ses limites.

Car, curieusement, en dehors de la traité négrière -qui est d’ailleurs un crime contre l’humanité- ils ne semblent se souvenir d’aucune autre souffrance: ni celles causées par le génocide arménien que par ceux du Cambodge ou du Rwanda, beaucoup plus récents, pourtant.

C’est parce qu’en réalité, la traite négrière (et uniquement celle organisée par les Européens) est le seul sujet qui intéresse Dieudonné. C’est d’ailleurs elle qui a déclenché son délire anti-Juif :

En 2.000, le Centre National de la Cinématographie (CNC) français lui a refusé une aide à l’écriture pour son projet de film sur l’esclavage. Et Dieudonné, qui avait déjà l’œil pour les repérer, s’en est alors pris aux « sionistes du CNC ».

Après les avoir accusés de «sacraliser l’holocauste juif mais de fermer les yeux sur la traite négrière », il a tenté de « théoriser » ce délire : tout puissants comme ils sont, les Juifs s’arrangent pour que leur souffrance soit la seule à être l’objet du souvenir commun.

En fait, il s’agit d’une confusion tout ce qu’il y a de volontaire autour du désir des Juifs de voir la Shoah reconnue comme un phénomène unique. Et unique, elle l’est… comme chaque génocide l’a été.

A chaque génocide sa spécificité

La particularité du génocide cambodgien (1,7 millions de morts entre 1975 et 1979), c’est, entre autres, la volonté des Khmers rouges de déporter la population des villes vers les campagnes afin de les « purifier »

Celle du Rwanda (avril-juillet 1994. 800.000 morts), c’est l’implication de la population civile dans le massacre de ses voisins. Un génocide commis avec des gourdins, des houes ou des machettes.

Quand au génocide juif, son « originalité » tient aux méthodes de ceux qui l’ont commis : les nazis se sont emparés d’un Etat moderne et ont mis tous ses moyens (administratifs, juridiques, techniques…) au service de l’extermination programmée d’un peuple.

La Shoah est, pour l’heure, un cas unique dans l’histoire de « génocide industrialisé » ce qui explique aussi que le nombre de victimes (entre 5,5 et 6 millions de 1939 à 1945), ait été plus élevé que tout autre au 20e siècle.

Faire mine de prendre cette demande de spécificité pour une volonté d’être le seul à avoir souffert, c’est encore un de ces mensonges négationnistes qui font le fond de l’antisémitisme à la sauce Dieudonné.

Qui plus est, à supposer même que l’on prenne en compte cette pseudo « concurrence », on s’aperçoit vite que la comparaison n’a aucun sens. Dieudonné semble ignorer que la traite négrière n’est pas un génocide* mais un (monstrueux) crime contre l’Humanité**

Et sa défense des victimes africaines de l’esclavage aurait certainement davantage de poids s’il ne se limitait pas à la seule traite atlantique commise par les Européens et qui causa la déportation de 13 millions de gens du 16e au 19e siècle

Pourquoi ne pas aussi rendre hommage aux 17 millions d’Africains réduits en esclavage par la traite orientale (du 7e au 20e siècle). Serait-ce par qu’il est « politiquement incorrect » à ses yeux de s’en prendre au monde arabo-musulman où il compte nombre de partisans ?

Là encore, on voit à quel point la pensée Dieudonné vole bas : bien sûr que les musulmans ont eu des esclaves et pas seulement des Noirs. Les chrétiens et les Juifs aussi. De l’Antiquité jusqu’au milieu du 19e siècle, tout le monde en a eu.

Il a fallu attendre l’industrialisation pour que la main d’œuvre servile cesse d’être le seul moyen de rentabiliser tant l’agriculture que l’industrie minière. Cela ne signifie nullement que la mémoire de l’esclavage ne doive pas être honorée à sa juste mesure.

Mais, pas plus que les génocides ou les autres crimes contre l’humanité, elle ne saurait être utilisée comme une arme idéologique envers les descendants des criminels. La culpabilité ne s’étend pas à l’horizontale, contre la communauté à laquelle appartiennent les coupables.

Et pas davantage à la verticale, envers les générations suivantes. Pour le dire avec clarté : si Hitler avait eu un fils et que ce fils n’eut pas été nazi, il ne serait en rien responsable des monstruosités de son père.

*Selon l’ONU, un génocide est « l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d’un groupe ou d’une partie d’un groupe en raison de ses origines ethniques, religieuses ou sociales »

**L’ONU définit onze actes constitutifs de crimes contre l’humanité. Parmi eux, la réduction en esclavage et la déportation ou le transfert forcé de population

Lire Plus => http://www.cclj.be/article/5591

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