Les sœurs Nardal, A l’avant-garde de la cause noire

 — Par Dominique Daeschler —

Fraîchement paru aux éditions Autrement, un long plaidoyer pour la reconnaissance du travail des Sœurs Nardal ( antiracisme, féminisme, élaboration d’une conscience noire…), écrit par la journaliste Léa Mormin-Chauvac dont on a pu récemment voir le documentaire qui leur est consacré (en collaboration avec MC Gambart) sur France Télévisions.

Les Nardal ? Sept sœurs, un clan, une tribu qui vit dans une famille cultivée ( père ingénieur, mère musicienne) hors d’une société de classes où les mulâtres et les francs-maçons tiennent le haut du pavé. Pour leurs congénères, les Nardal sont excentriques. Les sept filles voyagent, partent à Paris faire des études dans les années 20 (Sorbonne pour Paulette et Jane les plus connues) et ne tardent pas à tenir salon le dimanche dans leur appartement de Clamart. Un salon où le brassage des idées fait loi…

Cette appétence à discourir, cette capacité à assembler les sœurs Nardal les tiennent d’une éducation singulière pour l’époque où l’on mélange idées, théâtre, concerts( piano, orgue, violon, flûte) dans la grande maison de bois de la rue Schoelcher dont elles se partageront plus tard les étages. Lieu de rencontres d’échanges avec les intellectuels de la Caraïbe anglophone, on y parle aussi bien anglais que français. La famille est francophile ,profondément catholiques : l »autre »est considéré sans souci de hiérarchie, aidé s’il est dans le besoin ; l’indépendance social est une marque de fabrique.

C’est à Paris que les sœurs Nardal ,prennent aussi conscience qu’elles sont porteuses d’une culture spécifique. Elles entrent dans le questionnement collectif porté jusque là par les noirs américains et l’école haïtienne sur l’identité noire. A côté d’écrivains américains (Jean Price-Mars, Claude Mac Kay, Alain Locke, Garvey … ) appartenant aux mouvements panafricains d’émancipation des noirs ( rastafari, black panthers) ,se retrouvent Damas, Senghor, Ménil, Eboué. Césaire passera sans devenir un habitué, Maran, lui, y animera des discussions. Le pendant caribéen aux pensées proto panafricaines prend place. Pas de femme hormis les Nardal ? Il convient d’affirmer que le travail sur la conscience noire ne peut être accaparé par les hommes , il faut écrire, publier. Paulette et Jane se mettent à l’ouvrage. Après la Dépêche Africaine fondée par Satineau, Paulette crée la Revue du monde noir, bilingue anglais – français (1931-32,six numéros) où ses articles mettent en exergue ce qui fait culture commune (esclavage, colonisation, ségrégation ) théorisant la conscience noire d’une façon trop réformiste en l’incluant dans une civilisation universelle pour ceux qui dénoncent l’assimilationnisme.

L’exposition coloniale internationale, cette même année 1931, va interroger différemment les intellectuels Pour la bande de Clamart c’est d’abord la découverte réciproque des différentes cultures, Louis Thomas Achille (cousin des Nardal) y apporte un bémol : une kermesse multiraciale. Senghor reste songeur, communistes et surréalistes dénoncent des relents de colonialisme et organisent une contre exposition. Dans la foulée , le journal Légitime Défense est fondé par Léro et Ménil : «  L’Antillais est bourré à craquer de morale blanche. Être un bon décalque d’homme pâle lui tient lieu de raison sociale aussi bien que de raison poétique » . Le décalage est acté. Paulette et Jane ont beau fréquenté aussi bien des communistes, des socialistes que des gens d’extrême droite, cette ouverture est ressentie comme sur fond de catholicisme prônant une solidarité sociale et l’universalisme….

En 1935, paraît, pour la première fois, sous la plume de Césaire, dans la revue l’Etudiant noir, le mot négritude. Paulette revendique : «  Césaire et Senghor ont repris nos idées et les ont brandies avec beaucoup plus d’étincelles ». Zobel, proche des Nardal et sans doute celui qui a le mieux compris leur monde, érige Paulette en marraine de la négritude. Alors ? Sont-elles les oubliées de la négritude ? Comment, où, le travail des Nardal peut-il entrer en accord avec la pensée de Césaire ,marxiste-léniniste, qui introduit à travers un mouvement anticolonialiste l’autonomie de gestion ? Qu’ en est-il d’une triple paternité où leur rôle politique pour deux d’entre eux les conduira à une mythification, à une fabrique du récit national de leur vivant ? Damas, avec humour, aimait à penser qu’il en était le Saint Esprit !

Georges Ngal dans sa biographie de Césaire ne pense pas que l’influence des Nardal ait été décisive même si elles ont été l’humus, le terreau ! Et surtout elles étaient des femmes ! Ce que redira sans ambages Paulette à Philippe Grollemund (Fiertés de femmes noires. Entretiens /Mémoires de Paulette Nardal ) : » On peut dire que nous leur avions pavé la route mais nous n’étions que des femmes » .

1939,1940, les Nardal rentrent en Martinique, les Césaire aussi .La revue Tropiques voit le jour , à côté d’Aimé, une plume acérée : celle d’une femme Suzanne Roussi Césaire. Paulette, Jane, Lucy continuent à publier, défendant un internationalisme noir sans cependant se déclarer parties prenantes en politique, niant même y comprendre quelque chose ( Paulette). Coquetterie , volonté de garder l’indépendance de leur marginalité, conscience d’une négation du rôle des initiatives en matière d’inégalités sociales des mouvements d’obédience catholique ?

Cependant Paulette Nardal crée la revue Féministe Femmes dans la cité, puis le Rassemblement Féminin Catholique ( contrepoint de l UFM d’obédience communiste). Elle est chargée d’une enquête sur le féminisme social par le gouverneur puis vice- présidente du MRP sans compter son précédent travail de collaboratrice parlementaire du député Lagrosillière, puis sa mission à l’ONU auprès de Bunche avec une délégation pour les Antilles Françaises. En 1945, Aimé Césaire, communiste, devient maire de Fort de France. En 1946, la départementalisation tente de fédérer les sensibilités anticoloniales et républicaines et ne tarde pas à décevoir. La gauche a le vent en poupe et se fait le chantre de la lutte contre les inégalités sociales. Les Nardal ( Paulette, Jane, Lucy, Alice ), toutes professeurs dans des établissements scolaires de Fort de France, s’attachent à transmettre la réappropriation d’une culture et d’une identité propre en multipliant les initiatives : concerts, chorales, cercle littéraire ( Paulette est à l’origine de ce qui deviendra la Joie de chanter et leur invisibilité demeure… Elles ne seront ni invitées au premier festival des Arts nègres de Dakar mis en place par Senghor, ni au congrès des artistes et écrivains noirs, pas plus que Suzanne Roussi Césaire.

A coup sûr, les sœurs Nardal, quelque peu OVNI, ont bousculé ,dérangé mais ont pour le moins joué un rôle de précurseurs et de médiatrices. A l’ère de la mise en place de sociétés post-coloniales, elles vont paraître manquer de radicalité : aujourd’hui elles interrogent l’intersectionnalité genre-race. Farouchement indépendantes et brillantes, elles ont fait avancer le féminisme noir et appeler à un éveil d’une identité propre. Leur conception universelle de l’humanité les a portées à prôner une intégration que ces afro-descendantes fières de leurs racines n’ont pas confondu avec l’assimilation. Cela n’a pas toujours été bien compris . Les travaux les concernant sont relativement récents et les archives modestes. Cet ouvrage tend à les remettre sur le devant de la scène.

Dominique Daeschler

Les sœurs Nardal, à l’avant-garde de la cause noire, préface d’Alain Mabanckou. Léa Mormin-Chauvac. Autrement.