Le retour de Duvalier.

— Par Jacky Dahomay—
la_faucheuse-3Ce texte, sans doute noir, est l’expression d’une expérience personnelle, mais il  se veut un hommage à tous ceux qui sont morts sous les dictatures en Haïti

Je suis en train de déjeuner tranquillement, sous le regard envieux de mon chat, quand je reçois d’Haïti, un coup de fil de Sylvie Bajeux m’annonçant  la triste nouvelle : le premier janvier, date d’anniversaire de l’indépendance d’Haïti, le président Martely est venu à la célébration officielle aux Gonaïves accompagné de Jean-Claude Duvalier. Il y avait aussi un ancien  dictateur comme Prosper Avril ! Le président Martely a fait un appel solennel aux autres anciens dictateurs pour l’aider à consolider son pouvoir. Symboliquement, c’est lourd, trop lourd !
 De rage, j’envoie promener mon assiette de court-bouillon.  Mon chat bondit hors de la cuisine puis revient, sans doute attiré par les éclaboussures de poisson, mais suspend son geste félin en une interrogation muette en me fixant du regard, comme si son étonnement d’animal interrogeait ma propre humanité. Veut-il me signifier que la rage, en politique, est toujours impuissante ? Je reste donc debout mais ma tête vacille.
Tout cela est trop dur à avaler ! Je pense à la longue dictature duvaliériste, du père et du fils, à tous ces haïtiens torturés, assassinés ou condamnés à l’exil.    A-t- on oublié les « vêpres jérémiennes » quand le 5 août 1964, 27 personnes de la ville de Jérémie furent sauvagement assassinées et quand les mois qui suivirent, Duvalier père, au nom du « noirisme » fit torturer et tuer des centaines de mulâtres femmes, enfants et vieillards ?  Et le massacre de Thiotte où des centaines de paysans furent tués ? Je pense aussi à cette longue transition démocratique qui suivit la chute de Duvalier en février 1986, à la victoire –que nous croyions démocratique- du père Aristide, renversé aussitôt après le coup d’Etat de Raoul Cedras. Ensuite, retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, ramené par les Américains, mais lequel ne va pas  tarder à reproduire les mêmes méthodes de gouvernement élaborées par le duvaliérisme. Aujourd’hui, en se faisant accompagner par Jean-Claude Duvalier le jour de l’anniversaire de l’indépendance et en faisant appel  aux dictateurs précédents, le président Martely veut clairement montrer que la tradition de l’Etat haïtien est  celle du gouvernement despotique. Comme si, en quelque sorte, il  fallait toujours revenir au même ! Et tout cela, au nom  de la réconciliation nationale ! Imagine-t-on un De Gaulle, un 14 juillet, se présenter à une  tribune avec Pétain ?
Les hasards de l’histoire ont voulu  que je fusse quelque peu impliqué dans la vie politique haïtienne. En février 1986, Laënnec Hurbon vivait en Guadeloupe. Nous avons suivi en direct la chute de Jean-Claude Duvalier. Après son départ du pouvoir, mes amis Laënnec et Bérard Cenatus rentrèrent dans leur pays. Nous eûmes alors tous les trois l’idée  de créer la revue Chemins Critiques avec Michèle Pierre-Louis, Frankin Midy, et les Martiniquais Georges Mauvois et Alain Ménil (tous deux décédés depuis). Nous croyions dur comme fer à l’avènement de la démocratie en Haïti. Chemins Critiques apporta un soutien résolu à la candidature de Jean-Bertrand Aristide. Ce fut notre erreur. Nos optimistes théories politiques de l’époque ne nous permettaient pas de saisir la nature du populisme de ce « petit prêtre des pauvres », de comprendre que tout leader populiste, où qu’il soit ou  quel qu’il  soit, est toujours travaillé en dernière instance par une dialectique de l’extermination.  Si comme le dit  Ernesto Laclau il y a populisme  quand une « plebs » se prend pour le « populus », la plebs haïtienne, la grande masse des exclus et des « sans part », investit son désir légitime de reconnaissance dans la personne du leader lequel l’utilise à son profit et son pouvoir, n’étant limité que par sa propre volonté, il s’engouffre inévitablement dans le despotisme.
Quand Aristide fut renversé par le coup d’Etat de Raoul Cedras, nous organisâmes le soutien en Guadeloupe avec l’association Guadeloupe-Haïti animée par Jean-Marie Péan, Georges Trésor, Max Dorvile et Jean-Claude Courbain (décédé depuis peu). Nous recevions tous ceux qui fuyaient la nouvelle dictature, les hébergions, et participions au soutien international. Arisitide nous reçut d’ailleurs lors de  son exil  à Washington. Nous saluâmes son retour au pouvoir et pour nous la démocratie en Haïti était sur la bonne voie.
C’est ainsi que je me rendis dans ce pays pour participer à l’élaboration du Plan national d’éducation. Mais étrangement, avec le retour d’Aristide, la revue Chemins Critiques mourut et nous poursuivîmes chacun dans nos chemins traversiers spécifiques. En 1996 pourtant,  nous organisâmes avec Laënnec Hurbon un grand colloque international sur les Transitions démocratiques, soutenus par Jean-Claude Bajeux qui était alors ministre de la  culture. Raoul Alfonsin,    l’ex-président d’Argentine, était notre invité d’honneur.  Aristide était président de la république et nous croyions encore au triomphe de la démocratie ou du moins à sa transition pacifique. Pourtant une voix aurait dû nous alerter, celle du philosophe Jacques Rancière présent à nos travaux. Voici ce qu’il affirmait lors de son intervention :
« Ce qui succède souvent aux dictatures défaites, notamment dans les pays de l’Est, ce ne sont pas comme on pouvait le penser, les formes d’une démocratie  formelle revivifiée par de nouveaux acteurs politiques. C’est globalement, le partage entre deux choses : d’un côté l’effacement des mouvements de renouveau démocratique derrière le gouvernement de la richesse et de ses experts, de l’autre, les déchaînements de la guerre ethnique »
Et il  concluait ainsi son propos : « la démocratie n’est pas le terme d’un voyage, elle est une manière de voyager. Il n’y a pas de transition vers la démocratie parce que la démocratie est elle-même une « transition », une manière d’avancer. Cette manière d’avancer consiste à inventer sans cesse des sujets polémiques propres à contrarier les forces qui perpétuellement tendent à son évanouissement : le pouvoir de la naissance et celui de la richesse » (cf. Les transitions démocratiques, sous la direction de Laënnec  Hurbon –Syros).
Très rapidement, Jean-Bertrand Aristide évolua sur les chemins déjà tracés de l’inacceptable, avec l’utilisation des Chimères, nouvelle sorte de tontons macoutes. Et ce fut l’assassinat du célèbre journaliste Jean Dominique. Ce dernier ne supportait pas mes  articles publiés dans Chemins Critiques, trop républicains à son goût, et un jour Michèle Pierre-Louis me conduisit chez lui en guise de  réconciliation. Jean Dominique défendit  très longtemps Aristide et quand, très tard, il commença à le  dénoncer, il  avait signé son arrêt de mort. Je n’oublierai jamais qu’un jour, alors  que Michèle séjournait  quelques jours chez moi, en Guadeloupe, je l’entendis pousser un cri dans  sa chambre. Je courus à l’étage croyant qu’elle avait été mordue par une bête-à-mille-pattes quoique Michèle ne soit pas du genre à crier sous une piqûre d’insecte. Elle venait de recevoir d’Haïti la nouvelle de l’assassinat de  Jean Dominique. Elle rentra rapidement en Haïti pour, avec la  veuve de Jean Dominique, aller répandre les cendres du défunt dans la vallée de l’Artibonite. Quelques temps après, on me demanda de recevoir en Guadeloupe le père de Lindor, un jeune journaliste qui avait été assassiné. Un homme du peuple qui me  raconta qu’Aristide lui avait promis de l’argent  au prix de son silence ce  qui le poussa à fuir.
Le chat me regarde toujours, je trouve même qu’il prend la posture du tanguero mais c’est peut-être une illusion. Continuons donc ! C’est toute une partie de ma vie qui refait surface en ce début d’année terrible !
Lorsque Dominique de Villepin, alors ministre des affaires étrangères de la France, nomma Régis Debray à la tête d’une commission chargée des relations avec Haïti, Régis me  demanda de participer à cette mission. Nous rencontrâmes beaucoup de monde et en particulier les représentants de la « société civile » qui nous demandaient de les  aider à faire partir Aristide  et assuraient qu’ils étaient prêts à prendre la relève. Quand la France lâcha Aristide,  les Américains le  firent partir. Le prêtre  despote trouva refuge, dans une sorte de farce dont seule l’histoire a le secret, dans le pays de Nelson Mandela ! Mais la  dite « société civile » ne prit pas la relève et laissa venir  au pouvoir René Préval, le plus médiocre des présidents. Régis reçu une engueulade du gouvernement français et il la reporta contre  moi. Mais cela bien sûr n’altéra pas notre amitié.  J’avais toujours encouragé Michel Duvivier Pierre-Louis à exercer des responsabilités politiques. Elle  accepta d’être  premier ministre de Préval mais au bout de quelques mois, découragée, elle démissionna. Depuis cette date, je me suis  un peu éloigné des affaires haïtiennes. Quand de surcroit, j’ai appris que Jean-Claude Duvalier était rentré en Haïti suivi de près par Jean-Bertrand Aristide, comme si de  rien n’était, j’ai  désespéré d’Haïti. Jean-Claude Bajeux, ce militant infatigable  des droits de l’homme, déclara alors  qu’il ne pouvait pas respirer le même air que Duvalier, et peu de temps après, il se laissa mourir.  C’était en l’année 2011.
Depuis le 2 janvier 2014,  Sylvie, la  veuve tout aussi infatigable de Jean-Claude Bajeux, ne cesse de me téléphoner m’exprimant son immense colère contre le retour de Duvalier et me demandant de participer à l’organisation d’un soutien international. Je comprends sa colère et sans doute sa solitude. Comment admettre qu’après cette catastrophe dans l’histoire d’une Haïti indépendante qu’a été le duvaliérisme, après tant de morts et de sacrifices, tant de luttes aussi contre ce système ignoble qui conduit des millions d’Haïtiens,  ces « nègres cabossés » à courir  « plein vent »  dans toute la diaspora, comme  le clame la chanteuse haïtiano-cubaine Martha Jean-Claude ; comment accepter qu’aujourd’hui, à la fête de l’indépendance le président Martely ose se présenter officiellement accoquiné de deux anciens dictateurs, Prosper Avril  et Jean-Claude Duvalier, lesquels n’ont jamais été élus  et ont occupé le pouvoir illégalement ? Comment tolérer  la présence à cette cérémonie officielle, qui insulte l’histoire d’Haïti, d’un Jean-Claude Duvalier qui a mené grand train de vie sur le dos du peuple haïtien, avec un mariage ayant coûté 3 millions de dollars en 1980, qui a accru sa richesse en s’impliquant dans le trafic de drogue et en pratiquant le trafic d’organes sur les haïtiens morts alors  que le pays est le plus pauvre du continent américain, qui est en ce moment inculpé devant la justice haïtienne pour crime contre l’humanité et dilapidation à grande échelle des fonds publics ? Il s’est exilé en effet avec une fortune estimée à 900 millions de dollars extraite des caisses de l’Etat Haïtien, soit une somme supérieure à l’époque à la dette externe du pays. On estime aussi que la famille Duvalier aurait détourné à son profit 80% de l’aide économique versée à Haïti. Et c’est à ce Jean-Claude Duvalier que le président Michel Martelly accorde aujourd’hui une pension payée par les  contribuables haïtiens !
En outre a-t-on oublié que c’est Prosper Avril qui fut le commanditaire  de  l’horrible  massacre du 29 novembre 1987 à la ruelle Vaillant de Port-au-Prince ? Je m’en souviens. Sait-on que Martelly lui-même est soupçonné, selon la rumeur populaire,  d’avoir été aux côtés du sanguinaire Michel François  durant le massacre de la population d’un bidonville de Port-au-Prince lors du sanglant coup d’Etat de 1991 ? Michel François est toujours présent en Haïti et le président Martelly a confié une fonction gouvernementale à son épouse. Un sociologue parisien qui participait à une mission internationale en Haïti m’a dit que lors d’une réunion avec les dignitaires du régime putschiste, il a demandé à Michel François qui il était. Celui-ci lui a répondu : « Mon  djob est le djob-cercueil ». De cela, je me  souviens aussi. Nous en parlions longuement à Chemins Critiques. Et que penser de ce juge, ayant inculpé la femme et le fils de Martelly pour corruption, qui fut convoqué à une réunion par le gouvernement et qui juste au sortir de cette réunion mourut d’une crise cardiaque ? C’est à vomir ! Une horreur ! Haïti, première république noire, mérite-t-elle un tel  destin ? Comment la société haïtienne peut-elle accepter une telle situation ?  Cela nous interroge tous, et en particulier nous, peuples de la Caraïbe et de l’Amérique Latine. 
Ma tête vacille, vous dis-je, Je n’en peux plus ! Et j’ai même l’impression que mon chat se met à trembler tout en maintenant sa posture féline en une suspension interrogative. Pourtant en ce moment seule la  colère de Sylvie me  tient encore debout. Mais que faire ? Sempiternelle question ! Je pense que les  Haïtiens doivent se mettre à agir d’abord avant de trouver un soutien international. Sylvie est d’accord.   Car en acceptant sans broncher le retour de Duvalier, les élites haïtiennes (intellectuelles, politiques, administratives) sont en partie responsables de cette situation. Il ne s’agit pas de mettre toujours tout sur le compte de l’étranger ! La vie et la mort de Jean-Claude Bajeux auraient dû les interpeller. Le cas de l’Argentine  est exemplaire. Les Argentins se sont battus pour que les crimes de la dictature ne demeurent pas impunis, ce que n’avait pas fait l’ex-président Alfonsin. On a cru qu’en faisant partir Jean-Claude Duvalier en 1986, on en avait fini avec le duvaliérisme. Or, près de trente ans après, le duvaliérisme est toujours là. C’est qu’il n’était pas parti. Il a survécu dans les esprits et les institutions, sous Prosper Avril comme sous Arisitide. Il n’y a eu en Haïti aucune pratique publique du devoir de mémoire. Les jeunes ignorent tout de cette histoire. A Buenos Aires, le centre de torture Comti a été transformé en centre culturel du Souvenir. J’y ai vu cette année une manifestation culturelle, une représentation théâtrale spectaculaire, en mémoire de ce qui s’était  passé à Ezeiza : le massacre de milliers de manifestants venus accueillir Peron à son retour d’exil. Des centaines de jeunes se précipitaient à cette manifestation culturelle. Rien de tel  en Haïti. Pourquoi ? Cette déficience dans le rapport au passé qui marque  la subjectivité politique collective produit le  retour du même. Aujourd’hui, en affirmant officiellement et publiquement sa continuité avec le duvalérisme et la dictature, Michel Martely laisse déjà présager la suite : corruption accrue, intimidations, répression, destruction des institutions et de l’esprit même des lois. L’institution judiciaire sera la première visée. En vérité, deux forces politiques vont désormais s’affronter : les duvaliéristes et les aristidiens, chacune voulant affirmer son pouvoir hégémonique dans la société. Mais où donc sont passés les autres partis politiques ? Qu’en est-il  de la société civile ?
Une société civile ne peut être une assemblée de notables. Le grand mouvement populaire qui a conduit à la  chute de Duvalier en 1986 n’est pas venu de la classe moyenne. Certes, il y a toujours eu un soutien actif à l’extérieur mais qui ne faisait pas vraiment bouger les choses. Le mouvement de 1986 a été le fait de l’émergence d’une société civile populaire avec la révolte de jeunes (notamment journalistes) et les assemblées organisées par les Ti Légliz. Les prêtes des quartiers populaires et des campagnes ayant bien souvent joué le rôle d’intellectuels organiques. C’est sur ces mouvements populaires que s’est appuyé Jean-Bertrand Aristide pour accéder au pouvoir en produisant tous les errements que l’on sait.
Nous étrangers et amis d’Haïti de ma génération, nous commençons à être fatigués. Déjà nous marchons sur « les pas précipités du soir » pour reprendre la formule de Saint-John Perse. Tel est notre grand soir qui s’annonce. Haïti risque de s’enfoncer dans un nouveau chaos mais le problème consiste en ce que c’est le monde actuel qui s’enfonce dans le chaos. Edouard Glissant a eu raison de penser le Tout-monde en termes positifs mais sans doute n’a-t-il pas vu que le monde était en voie de « dé-mondéanisation » avec les puissants de plus en plus puissants  et la masse des exclus de plus en plus grande et qui souvent se trompe de combat ou d’ennemis. Glissant n’a pas su penser le devenir-chaos du  monde  actuel.  Que faire ? Il serait bon que les plus jeunes prennent de nos mains fragiles ou tremblotantes le flambeau de la lutte contre toutes les formes d’injustice ou de domination.
Cela dit, je continue à marcher, sans grand désespoir, et je constate qu’Haïti m’habite de nouveau, comme la totalité du monde d’ailleurs, et je veux aider ceux qui en ce moment en Haïti organisent la riposte. Mais il me faut trouver des forces. Il me faut m’élever au-dessus de la rage et du désespoir. Plus haut, c’est-à-dire dans un lieu plus originaire mais où le logos risque de se figer dans le mutisme de la pierre (pour parler comme  Anthony Phelps) et  où l’esprit  des  ténèbres peut vouloir me gouverner. Un lieu au-delà de toute religion et de toute philosophie et avant même l’institution de toute loi  et du politique. Un lieu impolitique, en quelque sorte, mais qui peut être fondateur. Ho la ! Me  direz-vous, qu’est-ce que cette régression archaïque ? Et bien sûr vous pensez à Freud. Mais il me  semble –du moins est-ce un humble avis- que ce dernier, dans Totem et tabou, rate quelque chose que pourtant il cherche si on en  croit son extrême  prudence en ce domaine. Mais je n’ai pas de repères. Les êtres naturels, comme mon chat, ne peuvent  rien pour moi, n’en déplaise aux partisans de l’écologie radicale qui pensent que la nature peut nous servir d’exemple. Quant au ciel, comme l’écrit Jean-Marie Le Clézio dans Le chercheur d’or : « Il y a tant de signes dans le ciel ! ». Ce qui signifie  que le ciel est comme une auberge espagnole. Chacun y trouve ce qu’il y amène. Ni la nature ni le ciel ne sont ici d’un quelconque secours. Car c’est une histoire d’homme parmi les hommes et je veux, sans nature et sans ciel, monter à une hauteur d’homme, toute fragile  qu’elle soit. Freud dit que c’est la  culpabilité qui a fait que les hommes, honteux d’avoir tué le père, ont instauré les tabous et les lois et il a du mal  à comprendre que ceux qu’il appelle les « primitifs » aient accordé tant d’importance à écarter les  démons. Et le père de la psychanalyse réduit l’impératif catégorique kantien à un tabou. Mais ce qu’il ne précise pas c’est que ce sentiment de culpabilité semble  précéder le meurtre du père, comme un devoir d’humanité originaire.
Ainsi, je veux remonter à l’origine même de ce sentiment de  culpabilité et de cette peur du démon avant tout institution d’une loi. Car ce que les  dits primitifs avaient compris, c’est que le démoniaque est un possible de l’homme. C’est-à-dire que l’inhumain est un propre de l’homme. Autrement dit, l’humanité dans  l’homme n’est pas  comme la tigritude dans le  tigre ou la  chatitude dans  le chat. Notre humanité n’est pas un être, c’est toujours un devoir-être. Duvalier père a utilisé la négritude césairienne pour élaborer sa théorie fasciste du « noirisme » mais ceux qui ont bien lu Césaire comprennent que la négritude n’est pas dans les Noirs comme une essence ou une substance. Nous ne pouvons être hommes qu’en repoussant l’inhumain qui nous habite. Telle est la condition apriorique ou catégorique de notre existence humaine, avant même l’institution de toute loi et avant aussi les diversités culturelles dans lesquelles s’inscrivent spécifiquement les rapports conscient/inconscient. Pour nous, modernes, ce devoir d’humanité s’exprime dans les Droits de  l’homme, qui ne sont pas du droit positif mais tout simplement une exigence d’humanité. A partir de là, c’est à ce  niveau qu’il faut penser, dans cette dimension d’universalité, une vraie fraternité entre les hommes laquelle, on le sent bien, ne peut se réduire à une solidarité archaïque autour du meurtre d’on ne sait quel père originaire. C’est à partir de là que je rends hommage à un frère, Jean-Claude Bajeux qui n’est plus, c’est à partir de là que notre devoir d’humanité nous commande, tous, au-delà de nos différences nationales, de marcher encore -dans leur lutte contre les démons qui sont aussi ceux du monde- avec nos frères  d’un pays, Haïti, où tant de fois l’humanité de l’homme a été écrasée. Et c’est ce  qui fait que je peux retourner dans  l’arène politique et soutenir résolument les onze organisations de la société civile haïtienne ayant décidé de réagir, c’est ce qui fait que je peux encore tenir  debout, avec un peu d’espoir, jusqu’à ce qu’un dernier voyage me conduise au royaume des ombres  éternelles  d’où nous sommes tous sortis.  Il se peut qu’à mon dernier repas je ne voie  pas le bord de la mer  mais il est à parier  que, ce jour-là,  mon chat manifestera une totale indifférence.
 Et on peut le comprendre.
Jacky Dahomay