«Le monde tel qu’il est» de Monchoachi

 Une invite au débat

—par Roland Sabra —


Le débat commence. Monchoachi publie ces jours- ci un petit opuscule  » Le monde tel qu’il est« , d’un cinquantaine de pages qui se veut une réponse à celui de Chaoiseau et Glissant «  Quand les murs tombent« . Ce dernier écrit dans l’urgence d’une situation politique que le nécessitait, la création ignominieuse, d’un « Ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale » présentait les avantages et les imperfections d’un long tract qui permettait d’organiser des débats. Ce qui avait été le cas, dans plusieurs endroits du monde et notamment en Martinique. On se souvient en effet que des élèves du lycée Schoelcher, des étudiants de l’IUFM, des syndicalistes s’étaient emparés du texte et en avaient débattu avec les auteurs. A partir de la dénonciation de ce qu’ils considéraient comme une infamie, Glissant et Chamoiseau portaient sur la place publique la question de la nature d’un futur état  pour la Martinique. Etat-Nation ou Etat-Relation?

La contribution de Monchoachi est d’une autre facture. Il s’agit d’un texte réfléchi, construit autour de quelques questions que l’auteur se posent à lui-même. C’est bien évidemment la réponse préétablie qui suscite la question ! Mais cet artifice de rhétorique ne nuit nullement à l’exposé, même si la compréhension du texte peut difficilement faire l’économie d’une lecture préalable de la revue LaKouZémi, dirigée par l’auteur et qui porte comme titre « Éloge de la Servilité« .

A partir de positions plus ou moins partagées comme la nécessaire autonomie, voire l’indépendance, la condamnation de l’Universalisme, les deux textes divergent sérieusement, Monchoachi soumettant à la question des concepts chamoiso-glissantiens tels que « l’imaginaire libre, la Relation, la Mondialité« . Il faut reconnaitre qu’il prend un malin plaisir à mettre en correspondance, des structures de discours homologues chez Marx et nos deux écrivains martiniquais. Tout comme pour Marx l’avènement du capitalisme était un préalable, un stade nécessaire, un progrès par rapport au féodalisme et le socle nécessaire sur lequel aurait pu se construire le socialisme, la mondialisation, au delà de son cortège infernal de souffrances, de démantèlement des cultures, apparait comme une possibilité d’avènement d’un monde dans lequel les identités individuelles et collectives pourraient se construire selon d’autres modalités que le rejet, l’exclusion, le nationalisme en un mot l’enfermement à partir de « marqueurs identitaires archaïques ». La mondialisation porterait en son ventre, malgré elle, un autre monde, un autre type de rapport au monde , la mondialité. La critique de Monchoachi consiste à enfermer Marx dans un productivisme, attesté par les dérives staliniennes en Europe de l’Est où les différences entre taylorisme et stakhanovisme étaient bien minces, un rapport à la Nature, avec un grand N majuscule, fait d’hostilité, signe de la Malédiction majeure qui gît au cœur même de l’Occident. Une fois le sort de Marx scellé, Monchoachi va s’évertuer à montrer le lien, en filigrane, qui attache encore Chamoiseau et Glissant à une vision dualiste du monde et donc forcément occidentale, ce qui est aller un peu vite en besogne quand on songe à la philosophie asiatique! Monothéisme, Droits de l’homme, Individuation, Egalité Homme-Femme, Technologie, voilà quelques unes des figures de l’Occident,  du Mal absolu. A dire vrai pour Monchoachi la mondialité n’est pas même une démarque du marxisme elle  » apparait comme une sorte de marxisme renversé, un marxisme qui marcherait sur la tête. » (p. 14) En quelque sorte un pré-marxisme, pour tout dire  un hégélianisme idéaliste.

Jusque là ça va. Les choses se compliquent quand on tente de comprendre à partir de quelles grilles d’analyse le texte se construit, quels sont les présupposés théoriques qui le sous-tendent. Le naturalisme philosophique dont est imprégné le discours de Monchoachi n’est pas très éloigné des positions de Gilles Deleuze dans Logique du Sens qui relèvent d’un monisme de bon aloi comme le confirme d’ailleurs l’Anti-oedipe et Mille Plateaux, écrits en collaboration avec Félix Guattari. On sait, que Glissant à été non seulement un fidèle du séminaire de Deleuze mais aussi un proche de Guattari. Il est donc cocasse de voir Monchoachi lui reprocher « une pure reprise du discours ambiant sur les valeurs réputées transcendantes.. » ( p. 40) et de verser dans un dualisme, constitutif  de l’unité des contraires dont serait porteuse la mondialisation, alors même que toute l’œuvre de Deleuze, avec laquelle Glissant est fondamentalement d’accord est une critique de la transcendance au profit de ce que le philosophe définira sous le vocable de « plan d’immanence » qui se rattache à un monisme grand teint.  La thématique de la Présence au monde, chère à Monchoachi est elle aussi un monisme pur sucre pas loin de verser dans une pensée métaphysique, attribuée comme critique, oh l’ironie, à Chamoiseau-Glissant. Faute d’avoir trouvé des éléments d’appréciation plus consistants on ne peut, en effet, que s’interroger sur le statut de la Nature, permanente, infinie et incréée, chère à Monchoachi et qui s’apparente à la Substance, à Dieu pour tout dire. Un seul monde, une seule nature, une seule explication : la vive critique du monothéisme se construirait à partir d’un déisme absolu et parfait.  Monchoachi semble donc interpeller Chamoiseau et Glissant : « Alors Edouard encore   marxien?  Alors Patrick encore dialecticien? encore métaphysiciens?« 

Enfin pour dire la complexité du propos on relèvera des accents heideggeriens chez le poète : » L’homme est depuis longtemps déjà asservi à la logique de la puissance technique, qu’il ne peut par conséquent, en aucune manière détourner en vue de lui assigner d’autres fins. » Monisme quand tu nous tiens ou alors la Shoah comme simple aboutissement du développement de la technique? S’il veut dire par là que la technique n’est pas neutre, qu’elle porte en son sein la logique du système de pensée qui l’a vue naître, tout à fait d’accord mais il faut aussi noter qu’elle contient toujours en son sein et sa propre négativité et les conditions de son propre dépassement.

Ce qu’il y a d’irritant dans le texte de Monchoachi c’est d’y retrouver des positions avec lesquelles on ne peut qu’être d’accord, comme la dénonciation de l’illusion humaniste, toutes proches  de positions faites de forçages de lecture pleins d’apriori. Par exemple dès la  troisième page du livre il reproche aux deux écrivains de « Quand tombent les murs » de « se situer sur le terrain de l’identité française et de ses valeurs réputées universelles. » C’est moi qui souligne.  Il n’écrit pas « ces valeurs ». Il les affecte d’un possessif qui exclut toute appropriation ultérieure, ce que dément l’histoire même du peuple haïtien qui infligeant une défaite et une déroute mémorable aux troupes bonapartistes à Vertières montait, mains nues à l’assaut de l’ennemi français en chantant la Marseillaise et la Carmagnole! Le peuple haïtien affirmait par là, dans des actes, que les idéaux de la révolution française n’appartenaient pas à la France, ni même au peuple français, que celui-ci d’ailleurs renierait plus d’une fois dans l’histoire à venir, mais que ces idéaux,  lui peuple de nègres dépenaillés, ne sachant ni lire ni écrire, il avait compris qu’ils appartenaient à l’ensemble des hommes. Quelques pages plus loin, on ne peut qu’applaudir à Monchoachi quand il souligne l’importance dans le lien social de la place de la différence et qu’il fait valoir le rôle de la parole comme faisant tenir ensemble et la différence, et le monde pour que celui-ci puisse advenir, et on s’agacera de l’affirmation réductrice à la fin du livre qui s’énonce de la sorte :  » S’il est vrai que nous sommes tous sur la même planète Terre, nous ne sommes pas , loin s’en faut, sur la même yole. Or  cette affirmation tend à faire croire que ce serait la vie qui serait menacée sur terre, quand c’est la civilisation occidentale, son économie et son mode d’existence seuls qui sont menacés. » (p. 55). Le plaisir de la contradiction semble l’emporter sur la cohérence du propos. Ou bien l’Occident est le mal absolu et il menace l’ensemble de la planète, du fait de la mondialisation, des armes nucléaires, de la pollution etc. ou alors la mondialisation n’est pas et dans ce cas l’occident, qui ne serait qu’un petit tigre de papier, peut crever seul dans son coin, personne n’ira lui tendre la main. On l’achèverait plutôt ! Mais il serait assez éloigné de la figure du Mal absolu que lui accorde Monchoachi.

De même pages 44 et 45 quand il écrit : « L’identité individuelle n’existe que dans des sociétés où l’individu en arrive à se représenter lui-même, en tant qu’individu en dehors du groupe, et l’advenue de cette représentation se signale dans la langue par l’existence du réfléchi. Le créole, par exemple, ou bien ne connaît pas le réfléchi, (exemple: lavé lanmen-w, lave tes mains plutôt que : lave-toi les mains), ou bien, en place du réfléchi, use du mot Ko (Man ka gadé ko mwen, je regarde mon corps plutôt que : je me regarde), qui renvoie, du moins à l’origine, plutôt à une présence qu’à une représentation. C’est dire que l’identité individuelle ne s’est pas manifestée ni ne se manifeste toujours et partout. L’identité individuelle dont le moi-je est l’aboutissement, n’apparait que là où, et pour autant que l’homme se sépare du monde pour se retourner contre lui. », on apprécie la place reconnue à la centralité de la langue dans la constitution identitaire, tout en se demandant s’il n’y a pas là un raccourci ou tout au moins s’il n’y aurait pas là matière à de plus amples développements.

Le titre même de l’ouvrage, au delà du clin d’œil à Salvat Etchart, prête à débat : « Le monde tel qu’il est« ? en vertu de quelle vérité? à partir de quelle place d’énonciation? et…. dans quelle position d’extériorité (!!)? ou le monde tel que Monchoachi le voit, le construit? 

On l’aura compris le texte de Monchoachi est un texte important, même si les critiques qu’il formule à l’égard de Glissant et de Chamoiseau sont pour une large part identiques à celles que l’on peut lui faire,  à savoir une illusion d’immanence, le fantasme d’un rapport immédiat avec le monde à partir d’une théorie des sens qui se veut Présence au monde, un refus d’accepter une  place  de transcendance, place vide sans doute, mais sans laquelle comme le montrent les psychanalystes lacaniens il n’y a pas de lien social. Si l’Anti-Oedipe a pu être un bain d’oxygène pour une psychanalyse menacée d’étouffement par un familialisme réducteur il n’en demeure pas moins que le bébé a été malencontreusement consommé avec l’oxygène.

Voilà quelques unes des questions qu’une rapide lecture du « Monde tel qu’il est » suggère. Elles mériteraient certes une élaboration plus fouillée et des éclaircissements. Elles sont ici formulées d’un premier jet  pour simplement contribuer à la disputatio, au sens médiéval du terme. Il faut souhaiter que des débats de même nature que ceux qui ont accompagné la sortie de « Quand tombent les murs » soient organisés dans le plus grand nombre de lieux possibles en Martinique afin que le débat continue. On rêve d’une table ronde réunissant Patrick Chamoiseau,  Jacky Dahomay, Edouard Glissant et Monchoachi!

Fort-de-France, le 15/05/08

Roland Sabra

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