Le retour du « Cahier… » à la Fondation Clément : intense émotion par la grâce de Jacques Martial

—Par Roland Sabra —

Depuis 10 ans sa lecture du « Cahier d’un retour au pays natal » tourne autour du monde, Australie, Guadeloupe, Singapour, Fidji, Nouvelle Calédonie, New-York, Martinique, Paris, etc. avec aussi des retours, obligés, au pays natal de l’auteur. C’était le cas samedi soir à la Fondation Clément, en plein air. Moment inoubliable : les fils, au propre et au figuré, de Césaire, hallucinés et émus jusqu’aux larmes, et c’étaient de vraies larmes miraculeuses, ont vu de leurs yeux vu sur scène le Père de la nation martiniquaise. Alors que rien dans la corpulence de Jacques Martial ne renvoie à la frêle silhouette du poète, Césaire était là vivant parmi les siens. C’était Lui au premier jet du texte. Telle est la performance fabuleuse de Jacques Martial dans la nuit lumineuse d’un moment partagé.

Le spectacle avait commencé avec cinquante minutes de retard juste après l’arrivée de Catherine Conconne. Mais elle n’y était pour rien. On attendait l’avion de 19 h 15 qui avait du retard. La Fondation Clément se situe dans l’axe de la piste de l’aéroport. Jacques Martial voulait synchroniser le hurlement des réacteurs au décollage avec un passage de la bande sonore où l’on entend le bruit d’un métro. Exploit accompli et renouvelé un peu plus tard avec le même passage de la bande sonore et un autre avion. Miracle des miracles il est des soirs et des nuits ou l’on rêve tout éveillé.

La scène, un plateau pas même en bois, était posée sur un petit monticule à l’herbe rase. Le décor naturel était deux champs de cannes non encore coupées, contrairement à ce qui devait être. Des spots rasants illuminaient le balancement des cannes dans le vent du soir. Sa voix. D’abord ce fut sa voix que l’on entendit. Cette voix forte, neutre dans son intonation, dont on cherchait l’origine. Et on le vit, tout la-bas sur le chemin qui montait vers le plateau, entre les champs, encombré de ces sacs que trimbalent avec eux les journaliers, les errants, ceux qui n’ont pour seul viatique que les oripeaux inutiles, les brimborions sans valeurs et autres épaves échouées aux rivages de leur vie et auxquels ils tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Et le verbe du poète emplissait l’espace. Il arrivait et il disait : « Va-t’en, disais-je gueule de flic, gueule de vache, va-t’en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t’en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les montres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien ».

Il a posé ses bagages parmi d’autres déjà là, comme pour faire une halte sur le long chemin d’une libération toujours en devenir, et sa parole s’est envolée vers chacun de nous et tous ensemble. La prise de possession, car s’en était une, du lieu et du public, s’est faite de matière progressive, mots après mots,  sobre mais inexorable. Et Césaire était là, dans l’économie d’un geste, des mains croisées dans le dos, dans un souffle comme un accent tonique plus prononcé, dans un déplacement, mais avant tout et surtout dans le Verbe. Le phrasé, les découpes syllabiques, les modulations de l’énonciation, exhaussaient de plusieurs coudées nos lectures profanes et pourtant si souvent répétées.

Oui, le Verbe césairien avait une portée universelle : « ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale »

« l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture
on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot »

Oui chacun l’a écouté et entendu à l’oreille de sa propre histoire et celle de ses ancêtres. Les Hayot, propriétaires de l’Habitation étaient là tous convoqués, Père, fils et brus, mais aussi les poulets de bons grains et la valetaille, les patriciens, la plèbe et les sans-noms. Martial, l’Aimé d’un soir s’adressait, à nous individuellement et précisément dans l’instant fugace et intense d’une communauté réunie.

Fort-de-France le 17-03-2013

Roland Sabra

Le Cahier d’un retour au pays natal de Aimé Césaire par Jacques Martial le 16-03-2013 à La fondation Clément au François, Martinique