La Traversée Invasion !

— Par Michèle Bigot —

la_traverseeAutour de la figure féminine noire, l’Afropéenne Eva Doumbia avec sa
compagnie La Part du Pauvre / Nina Triban, envahit le théâtre autour de
trois spectacles et trois grands textes.
Insulaires (création) de Jamaïca Kincaid, Fabienne Kanor
La vie sans fards (précédé de) Ségou d’après Maryse Condé
La grande chambre de Fabienne Kanor

L’afropéenne Eva Dumbia, metteure en scène et sa compagnie  La part du pauvre/ Nina Triban et le théâtre de la Criée à Marseille nous proposent une traversée depuis les rivages africains de Sedou jusqu’au port négrier du Havre, en passant par les Antilles. Eva Dumbia présente ici trois spectacles et cinq grands textes, qu’elle revisite, adapte ou met en scène. Il s’agit de Insulaires ou Seul l’impossible pourra m’apaiser, spectacle créé à la Criée d’après des textes de Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor, La Vie sans fards précédé de Ségou d’après le récit autobiographique et le roman de Maryse Condé, et enfin La Grande Chambre mise en scène d’un texte de Fabienne Kanor (A Small Place).

Les trois volets du triptyque ont en commun d’articuler des destins et des paroles de femmes Noires. La voix de ce théâtre afropéen est portée par trois auteures noires qui racontent quelques quatre cents ans d’histoire. Maryse Condé, née en Guadeloupe en 1937 et ayant mené une partie de sa carrière universitaire sur le continent africain, Fabienne Kanor, née en 1970 à Orléans de parents martiniquais, et Jamaïca Kincaid, née en 1949 à Antigua. Trois romancières noires, trois femmes au destin traversé. Par elles, l’histoire de la traite négrière et de l’eclavage est revisitée au féminin. Quant à Eva Dumbia, son vécu croise celui des trois auteures, puisqu’elle a grandi dans la banlieue du Havre, d’une mère normande et d’un père malinké. L’histoire coloniale nous est ici contée dans un langage théâtral marqué par le métissage des techniques, le chevauchement des époques et l’entrecroisement des voix.

Narration romanesque, récit autobiographique, pur dialogue théâtral, toutes ces techniques d’écriture trouvent un appui dans le cinéma, la photographie, la danse, le chant et la lumière. Chaque partie de déroule sur un continent l’Afrique, l’Amérique des Caraïbes et l’Europe afropéenne ; pourtant les trois parties se répondent pour évoquer une identité noire au féminin, celle de descendantes d’esclaves.

Le second point commun de ces trois créations c’est de brasser les moments historiques dans un aller-retour permanent entre les siècles passés et l’histoire contemporaine. Illustrant au mieux la thèse de Walter Benjamin qui refuse de voir dans le passé une époque révolue ; le passé ne passe pas, ce n’est qu’une autre forme du présent. Si c’est vrai de toutes les époques, l’histoire des Noirs illustre le propos de façon exemplaire. Le passé colonial de l’Europe lui colle à la peau, mais l’histoire des Noirs s’est écrite dans l’esclavage et elle continue de s’y inscrire au présent. Ainsi la jeune héroïne de La Grande Chambre, Dorylia, Antillaise de France née au Havre, part à la recherche de son ancêtre africain, le premier noir qui ait été doté du statut de domestique libre. Pour elle la frontière entre hier et aujourd’hui est ténue, non moins que celle qui est supposée séparer le rêve de la réalité. Dans cette pièce, se rencontrent les héros d’hier et d’aujourd’hui, dans un lieu énigmatique, au nom lourd

de symbole : la grande chambre, qui répond à ce lieu clos situé dans l’entrepont des négriers où étaient enfermés les captifs. Tout fait écho à l’événement traumatique inaugural, le lieu (Le Havre, haut lieu du commerce triangulaire) la chambre, les personnages, qui sont à la recherche d’une généalogie, les sentiments au nombre desquels domine l’humiliation, celle qu’ont vécue les parents et celle qu’on reçoit en partage.

Dans le langage theâtral qui fait vivre cette quête de mémoire, la parole s’articule aux cris et au chant. La musique, la danse et le rythme y tiennent une place importante, traduisant une énergie et une force vitale qui s’épanouissent en poésie totale.

Le spectacle devient alors une cérémonie où on célèbre l’écriture, dans une verve qui tire sa force du féminin : car ce qui se dit, c’est la vie des femmes, pour laissées dans l’ombre qu’elles soient, des femmes écrivaines, poétesses, danseuses et chanteuses, adonnées à la création artistique comme planche de salut.

A ce métissage inouï de techniques artistiques, ajoutons l’originalité dans l’utilisation de la vidéo. Loin d’être un support illustratif, ou un argument décoratif, elle a pour mission de dédoubler la scène du récit, de lui conférer la profondeur géographique ou historique, de convoquer sur scène cet ailleurs où se joue le destin d’un peuple. Emotion, mémoire et puissance d’évocation étaient au rendez-vous dans cette rencontre entre Eva Dumbia et ces trois écrivaines.

Bravo à La Criée et à Macha Makeïeff qui a su accompagner cette artiste et lui accorder toute la place qui lui revient ; ajoutons qu’en automne, Eva Dumbia revient à Marseille pour Massilia Afropéa à La Friche La Belle de Mai.

Michèle Bigot

 La Criée, Marseille 29/03-02/04