La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Suite du chapitre XIII

— Par Robert Lodimus —

(Suite du chapitre XIII)

LES ÉCHANGES

Tout d’un coup, Richard l’emporta sur Silas. La main de sa conscience ébranlée, de son cerveau perturbé, de son esprit troublé, le tout plongé dans un bassin de confusion caustique, corrodante, depuis sa fuite héroïque, désempoigna cette rampe de tergiversation qui lui faisait dandiner à la manière du  bateau de Rimbaud. Richard se sentit éjecter de sa caverne de scepticisme. Les ombres s’évaporèrent. L’univers intelligible, comme dans un conte de fée, s’ouvrit devant ses paupières froissées. Un frisson de révolte, de la tête à la nuque, traversa son corps aminci et momifié. Il venait de découvrir « les chemins de la liberté » : cette route véritable capable de conduire les pas des pauvres jusqu’aux écluses de la régénérescence spirituelle et matérielle. Richard enleva son chapeau de paille, qui ressemblait à un canotier de montagnard, et exposa ses cheveux courts et bouclés au soleil des revers de l’existence humaine. Ses regards, pareils à un panoramique effectué au moyen du kinétographe de Thomas Edison et William Kennedy Dickson, exécuta un mouvement célère de la droite vers la gauche. Le citadin bourgeois devenu un rural marginal, renversa la vapeur des théories du déterminisme social. Richard, ou de son pseudonyme Silas, emmailloté dans ses oripeaux, recommença à socratiser devant ses camarades paysans. Il interpela Espérandieu, tout en s’adressant au petit groupe de « campesinos », avec une assurance que lui conférèrent son éloquence démosthénienne et sa voix de baryton.

Espérandieu, vous êtes un grand habitant, vous avez le cœur noble, sensible et généreux, vous parlez avec une grande sagesse. Vous ne niez pas l’existence d’un Être Suprême et Tout-Puissant. Vous voulez simplement nous faire comprendre qu’il n’est pas exactement comme il nous est présenté dans les discours d’endoctrinement religieux : un Dieu amorphe et faiblard qui prône l’immobilisme et le résignationnisme. Vous voulez dire que dans sa justice, il a tout prévu pour le bien-être des créatures animales! Encore, si je comprends tes paroles, ce Dieu a tout mis à notre disposition. Cependant, il nous a laissé la liberté de nous organiser afin que nous occupions la place qui nous revient de droit dans la société, que nous prenions possession de ce qui nous appartient dans la nature… Ce que les autres nous ont enlevé, nous pouvons donc le reprendre, seulement si nous sommes organisés… La vie n’est pas un don, c’est une épreuve qu’il faut gagner à tout prix. C’est bien cela!

Merci Silas pour ces beaux compliments, vous n’êtes pas différent de moi, vous avez renoncé à beaucoup de privilèges pour accepter de vivre comme nous par la force des choses. Lorsque l’on parle de don, on pense à une faveur, à quelque chose que l’on ne reçoit pas comme un signe de distinction. La vie que l’on a héritée exige de nous des efforts soutenus et constants, parfois trop d’efforts même pour la conserver. Dieu a tracé le chemin, mais c’est nous qui devons marcher.

Espérandieu aurait pu ajouter, s’il le savait, les considérations philosophiques de Montesquieu: « Il faut pleurer les hommes à leur naissance et non pas à leur mort… » Selon Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, la naissance devrait être considérée comme l’alpha de toutes les épreuves que subit l’espèce humaine au cours de sa période de vivance sur la terre, alors que la mort en aurait symbolisé l’oméga avec l’arrivée de la paix et du repos éternel dans l’au-delà.

Les paroles des paysans avaient renforcé la crème de morosité sur la peau de Silas déjà brûlée par le soleil des vicissitudes journalières. La pioche de l’asthénie avait creusé ses joues exsangues. Il se sentait mal installé dans ce siècle d’inéquité, de déprime et de déraison. Le patriote dévoué passait des nuits à se diffamer injustement, à se blâmer pour des bêtises que la société ne saurait en aucun cas détailler au marché de sa conscience libre, tranquille et empathique. Richard se voyait inopérant, désarmé, ankylosé, à l’instar d’un vieillard cacochyme, devant l’ampleur d’un drame duquel La Roche n’arrivait toujours pas à s’évader.

Espérandieu, commença-t-il, j’ai comme l’impression que vous nous demandez ce que nous comptons faire pour sortir de la mauvaise passe.

Mon cher Silas, la réponse n’est pas simple, et c’est ensemble que nous parviendrons à la trouver.

Depuis plusieurs années, Silas caressait en silence un rêve hardi. Au cours de ses nuits longues et brouillardeuses où ses paupières, malgré la fatigue rude et intense, n’arrivaient pas à s’étreindre, ses pensées, insomniaques comme lui, vagabondaient dans un monde imaginaire d’héroïsme et de sacrificisme. Pour lui, tout compte fait, il fallait détruire tout ce qui était mauvais à l’émancipation des êtres, tout ce qui apportait la souffrance et la misère dans les foyers marginalisés et aliénés. Le faire, non par des mots, mais plutôt par des actes, comme l’écrivit Jean-Paul Sartre dans « La mort dans l’âme ». Alors, son rêve était de devenir Cacique Henri, Geronimo, Le Roi Arthur ou Le Chevalier Lancelot, Robin des bois, Abraham Lincoln, Maximilien de Robespierre : un homme de ces trempes-là, capables de proposer un chemin de changement social, économique et politique pour les Gavroche, voire même d’imposer, par n’importe quels moyens une dictature de reconstruction des sociétés humaines sur une base de dignité et de philanthropie. Richard en était arrivé à la conclusion que cela ne servait à rien que des hommes comme lui eussent cherché à vivre à la manière des démunis, des misérables paysans condamnés dès la naissance à crever – mais non à mourir –, dans la pauvreté abjecte, sous prétexte de vouloir partager leur fardeau et ressembler à eux. Les misérables ne meurent pas, ils crèvent, pour évoquer « La Mère » de Maxime Gorki. D’après le camarade Richard, il fallait de préférence permettre aux exploités d’accéder aux conditions d’une vie de décence, entièrement « dénauséabilisée », d’évoluer comme Crésus, le roi de Lydie – et pourquoi pas – dans des quartiers salubres, à l’abri de toutes les formes d’insécurité : car le ruisseau Pactole, d’où coulait l’or, devait appartenir à toutes les créatures de la terre.

Richard était convaincu que demeurer à La Roche ne lui offrait guère la possibilité de remplir sa mission de « bon Samaritain » contre l’indigence systémique. Les individus conséquents, capables de le soutenir dans son « combat » noble et honorable se trouvaient ailleurs, dans les haciendas des bourgeois, dans les amphithéâtres des universités, dans les sièges des syndicats progressistes, enfin, dans les endroits où les citoyens conscientisés et honnêtes se souciaient de la félicité des défavorisés. Pour le citadin transformé en campagnard par le pouvoir des circonstances, il était impossible, disons difficile, de concevoir un mouvement de révolution sociétale avec des « prolétaires en haillon », sans aucune capacité de lecture et d’écriture. L’entreprise n’aurait-elle pas été vouée à l’échec avant même qu’elle fût née? Silas avait donc décidé de redevenir Richard. Il avait intentionné un retour chez ses parents de manière à ce qu’il eût pu poursuivre ses études à l’université. Peut-être, s’était-il encore souvenu de Jean-Paul Sartre : « On n’est pas un homme tant qu’on n’a pas trouvé quelque chose pour lequel on accepterait de mourir. »

Le vieux pasteur protestant, celui qu’on appelait le berger de Laroche, et qui se contentait jusque-là d’écouter parler Espérandieu, Silas et les autres, brisa son silence interrogateur. Le Livre Saint dont il fut le gardien auprès des siens, et par lequel il répandait le feu de la destruction sur les ivraies de l’abattement, l’avait arrimé solidement à sa mission de guide spirituel. Le révérend faisait de ce verset des Saintes Écritures le pilier fondamental de sa vocation infaillible : «  Un vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le voleur, lui, ne vient que pour voler, égorger, tuer. Moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie. Moi, je suis le bon berger ; je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît, et que je le connais. »

Compatriotes, reconnut-il, je suis étonné de la façon dont vous abordez avec lucidité les racines du malvivre à La Roche et dans d’autres parties du monde. Vos paroles vous ont été inspirées sans nul doute par la lumière du Saint Esprit… En tant que leader du christianisme, qui prêche le salut des âmes et la vérité éternelle, je reconnais que votre bouche ne commet point de sacrilège en dénonçant la malveillance des « mauvais Samaritains » qui s’élèvent et qui abaissent les autres, que nous représentons. Au contraire, je crois que, par la justesse de votre mode de réflexion, vous avez rendu un hommage de gloire au « Créateur » qui nous a insufflé le souffle de vie. C’est notre camarade Silas qui nous a appris dans ses leçons qu’il y avait un écrivain français qui s’appelait Pierre Corneille. Il a écrit une pièce de théâtre dans laquelle il fait dire à un personnage du nom de Polyeucte : « : « Dieu promet beaucoup et donne davantage… » Aujourd’hui, je confesse publiquement que l’Évangile qui est prêché dans les temples ne correspond pas tout à fait à l’idéologie de base du christianisme. Je suis un ouvrier du Seigneur, j’ai choisi de vous servir en toute humilité, d’habiter parmi vous et comme vous. Cela fait longtemps que je suis au milieu de vous. J’ai vu naître certains d’entre vous. J’ai célébré les funérailles de vos parents. J’ai tenu vos enfants dans mes bras. J’ai partagé vos joies, vos douleurs et vos malheurs. Échappé miraculeusement comme vous à la destruction de notre premier village, destruction causée par les inondations. Je porte des vêtements usés qui ressemblent aux vôtres. Comme l’a dit si bien frère Espérandieu, il ne faut pas se laisser emporter par les courants forts de la fatalité. La pauvreté n’est pas une vertu, c’est un signe évident, tangible de l’injustice humaine. Elle n’est pas non plus un mal inguérissable; cependant, il faut trouver le « bon remède ». Je ne vous dirai pas que la misère rime avec le paradis. Ceux-là qui le soutiennent, sont-ils eux-mêmes misérables? Voyez donc où ils habitent, ce qu’ils mangent, qui ils fréquentent, comment ils voyagent? Pourquoi veulent-ils que vous soyez heureux dans vos bicoques insalubres, alors qu’ils ont choisi d’habiter dans des palais richement décorés…? Cette croix, vous l’avez assez portée. Vous l’avez portée sur une trop longue distance. Vous êtes fatigués… Il faut avoir maintenant le courage de la remettre à ceux qui l’ont chargée sur vos épaules. Ce n’est pas parce que le Sauveur est né dans une étable que vous êtes condamnés à mourir dans la crasse et dans la saleté. Je vous ai toujours inculqué l’esprit de la résistance et du combat, pas celui de la soumission inconditionnelle et de la résignation! Je ne suis pas un philosophe, je suis né à la campagne. Ma mère et mon père sont décédés peu de temps après ma naissance, c’est ma marraine Safira qui s’est occupée de moi. Après l’enterrement de papa qui a eu lieu à La Roche, elle m’a recueilli dans sa petite maison de deux chambres couvertes en tôles, montée sur la queue d’un des bidonvilles de la cité… Elle n’avait pas d’enfant. Arsène, son admirable compagnon m’a inscrit à l’école du pasteur Aristil. Tous les dimanches, je les accompagnais au culte. J’étais un petit garçon sage et intelligent. J’apprenais merveilleusement bien les histoires racontées dans la bible et je mémorisais les psaumes de David, de Salomon, etc. Je participais à des concours de récitation de versets… Une nuit, des inconnus ont incendié le bidonville où mon oncle Arsène et ma tante Safira habitaient. Ils ont péri avec la moitié des riverains. C’est un voisin qui m’a arraché des flammes. Plus tard les rumeurs faisaient entendre que ce sont des bourgeois qui se trouvaient derrière cette affaire d’incendie criminel. Ils voulaient s’approprier les lieux pour construire des usines, des maisons de commerce, des banques et aménager des maquerelles. J’avais presque quatorze ans; je suis retourné à La Roche avec cette vieille Bible : le seul objet que le brasier gigantesque n’avait pas consumé. Elle appartenait à mon oncle Arsène. J’ai dressé une tonnelle, j’ai fait du porte à porte pour inviter les habitants à venir adorer l’Éternel des armées, chanter ses louanges avec moi. Beaucoup ont répondu à l’appel. J’ai toujours dit : « Un Dieu qui est riche, qui possède tout l’univers, ne devrait pas avoir des enfants déguenillés. Le fils du roi est prince; sa fille, princesse… Je n’ai jamais rencontré des princes et des princesses qui demandent l’aumône! » Il y a un mystère qu’il faut éclaircir à ce niveau…! C’est absurde…! Je me rapproche de mes soixante-quinze ans. Je ne serai plus longtemps parmi vous. J’entends déjà la voix de mon « Maître » qui m’appelle… Mais quand je serai parti, rappelez-vous toujours les paroles du Prophète dans Ésaïe 48, verset 14, que votre vieux serviteur a citées en cette pénible circonstance où nos cœurs sont plongés dans la tristesse pour notre sœur Francesca et notre frère Lebon accablés par la disparition de leur fils Sauveur : « …Vous tous, rassemblez-vous et écoutez!… Celui que l’Éternel aime accomplira sa volonté contre Babylone et son bras pèsera lourdement contre les Babyloniens… » 

Le houngan du village, un nommé Oracius, se rapprocha du prédicateur protestant. Lui aussi avait son mot à dire. Il frisait la soixante-dizaine. De taille moyenne, le mystique personnage gardait une barbe grisonnante et clairsemée. Des yeux rouges et vifs perçaient son visage émacié, foncé comme l’asphalte. Ses lèvres, d’une épaisseur exagérée, avaient du mal à s’enlacer, peut-être à cause des quelques dents qui lui restaient dans la bouche et qui paraissaient désalignées dans ses gencives mauves. Oracius portait les mêmes couleurs de vêtements – une chemise et un pantalon en toile de kaki bleu, un foulard multicolore noué autour du cou – depuis qu’il avait été choisi à l’âge de vingt et un an par les « mystères » pour exercer ses pouvoirs surnaturels à La Roche. Il y jouait à la fois le rôle de « houngan » et de « médecin de feuilles ». Les « Esprits », particulièrement Loko et Ayizan, disait-il, lui avaient révélé le secret des plantes médicinales. Il soignait tous les villageois indistinctement. C’était encore lui, l’Astérix de Laroche, qui préparait les potions avec des feuilles triées sur le tas pour soulager le révérend Joanel de ses douleurs arthritiques au dos et aux genoux. Quelquefois aussi de son côté, Oracius allait prier au temple protestant du village pendant que le pasteur officiait. Un jour, une fidèle demanda à l’homme de Dieu si c’était un péché d’aller consulter le prêtre guérisseur pour se faire administrer un remède contre ses maux d’estomac, celui-ci répondit sans hésitation : 

«– Ma sœur, il y a deux chemins qui sont tracés devant chaque individu à son arrivée sur la terre : le bien et le mal. Selon toi, dans quel camp faut-il placer ceux qui ont le don de guérir par les plantes? Accomplissent-ils un bien ou un mal? Lorsqu’ils préparent des onguents, du thé et bien d’autres médicaments avec des feuilles d’arbres que la nature a plantées dans la forêt pour soulager les maladies de ses semblables qui n’ont aucun accès au médecin des villes, agissent-ils sous l’influence de Jéhovah ou de Lucifer? Ce qui importe dans la vie, c’est de savoir discerner le bien et le mal, la justice et l’injustice, de pratiquer la sagesse et la vertu, tout en rejetant la haine et l’orgueil. Les premiers nous ouvrent les portes du paradis, les seconds nous valent l’enfer… »

Quelques paysans vaincus par la fatigue se reposaient en position assise sur le crâne à moitié chauve de la montagne. Dans moins de trente minutes, il aurait fallu qu’ils eussent annoncé la mauvaise nouvelle aux parents du petit disparu… Le père et la mère, à bout de force et d’espoir, avaient fini par obtempérer aux conseils des habitants qui avaient unanimement manifesté le désir de les voir retourner dans leur chaumière d’où ils pouvaient attendre le résultat des recherches, sans qu’ils entravassent, d’une manière ou d’une autre, les efforts du groupe. Le houngan Oracius Philogène voulait crever un autre abcès.

Mon père, Fresnel Philogène, a travaillé comme éboueur pour le Bureau du Service d’Hygiène de la ville. Il poussait la brouette toute la journée, la remplissait de déchets qu’il allait déverser quelque part, sur des terrains vacants qui ne semblaient appartenir à personne. Ce travail ne lui rapportait pas gros. Souventes fois, il passait des mois sans être payé. Il n’était pas le seul à vivre dans cette malencontreuse situation. Par crainte d’être dénoncés et jetés en prison, les travailleurs n’osaient pas manifester leurs mécontentements. Ils ne réagissaient pas. Mon père, qui ne pouvait plus faire face à ses multiples responsabilités familiales, comme payer le loyer de la maisonnette, acheter de la nourriture et des vêtements pour ma mère Émilie, mon petit frère Laurent, ma sœur Estella et moi, lâchait carrément son boulot. Alors, Fresnel a décidé de travailler à son compte, de devenir porte-faix comme mon oncle Dieudonné, d’économiser des sous pour acheter sa propre brouette, ce qui lui permettrait de transporter plus de marchandises, et de ce fait, d’amasser un pécule. Le directeur de l’institution a mal accueilli la nouvelle. Il envoie chercher mon père et menace de le faire emprisonner, s’il ne reprend pas son travail après deux jours. Fresnel a préféré fuir avec nous plutôt que d’obéir… C’est ainsi que nous sommes revenus à La Roche où mon père a recommencé à exercer son ancien métier de pêcheur de poisson, de crabe, de crevette, d’anguille et de homard. Ma mère, un soir où la pluie tombait abondamment, a eu une violente dispute avec mon père. Elle n’était pas originaire de la région. Elle fait part à Fresnel de son intention de quitter La Roche pour retourner s’installer en ville. Son mari refuse de la suivre. J’ai choisi de rester avec mon père. Émilie emmène mon frère Laurent et ma sœur Estella avec elle. Nous ne les avons plus revus. Fresnel est décédé vingt-trois ans plus tard de maladie et de chagrin. Il pensait toujours que sa compagne allait réapparaître un jour avec les deux enfants, et il n’a pas voulu avoir une nouvelle compagne dans sa vie. D’ailleurs, tout le monde savait qu’Émilie était la seule femme qui avait conquis son cœur. À dix-sept ans, j’ai fait un drôle de songe. J’ai rêvé que je marchais dans une grande forêt où il y avait toutes sortes de plantes. Les arbres s’inclinaient sur mon passage et ils chantaient en chœur un rituel solennel dans une langue qui me paraissait complètement étrangère. J’ai raconté le songe à mon père qui m’a aidé à l’interpréter. Selon lui, il s’agissait d’une cérémonie d’initiation au monde surnaturel habité par les « esprits »… En fait, les « mystères » m’avaient transmis durant mon sommeil le secret de la médecine par les plantes. Chose absolument bizarre, incompréhensible, sans l’avoir appris dans les livres, je suis capable d’identifier toutes les plantes de la terre, même celles qui ne poussent pas dans notre pays et que je n’ai jamais vues. Je connais leur bienfait ou leur nuisance à la santé humaine. Je ne pratique pas la sorcellerie qui est associée de préférence à la manifestation du diable, je viens en aide à mon prochain au moyen de ma profonde connaissance des arbres de la forêt. La nature a tout prévu pour le bonheur des habitants de la terre. Elle nous a tout donné. Le manque de sagesse qui nous caractérise nous empêche d’en profiter largement pour notre bien-être collectif et personnel. Je sais où chercher, où trouver les feuilles qu’il faut pour soigner chaque maladie. Je sais aussi à quel moment qu’il faut les cueillir pour qu’elles soient efficaces dans la composition de ma potion. Pour certaines d’entre elles, la cueillette doit se faire pendant la nuit, alors que pour d’autres, c’est plutôt en plein soleil de midi. Ce n’est pas parce que je ne suis pas allé dans les grandes écoles de la ville que je suis incapable de voir ce qui se passe autour de moi. Je suis âgé de soixante-onze ans depuis avant-hier. Combien de temps me reste-il à vivre? Pas beaucoup! Dans moins de quinze ans, ma tombelle se dressera quelque part, dans un coin de La Roche à laquelle j’ai tout donné et qui m’a laissé mon souffle au cours de la montée des eaux de la mer. Comme le révérend Joanel l’a souligné, je vous ai vus vous débattre comme le diable dans un bénitier pour survivre dans des conditions difficiles. L’État nous a abandonnés. Nous n’avons reçu aucune assistance qui nous permettrait de regarder l’avenir avec un sourire optimiste. À La Roche, grâce à Silas et au pasteur Joanel, beaucoup d’entre nous sont maintenant capables de lire, d’écrire et de calculer. Notre village doit être un modèle pour le monde de la paysannerie. Nous avons le devoir envers nous-mêmes et envers les autres de commencer dès à présent à tracer la route qui mène à la Liberté. Elle sera longue, peut-être… Mais pour nous et pour nos semblables, ce sera « l’ultime et la longue marche de la Mort vers la Vie »…! L’expérience nous a appris qu’ils finissent toujours, les gens qui marchent, par se rendre quelque part. « Ogou Ferraille [24] » prendra les devants !

Robert Lodimus

La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre

(Prochain extrait : Les échanges, suite du chapitre XIII)

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La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre I
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre II
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre III
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre IV
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre V
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitres VI & VII
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitres VII & VIII
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitres IX & X
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre XI
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre XII
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre XIII