La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre : Chapitre III

— Par Robert Lodimus —

Chapitre III

LA ROCHE

Au sein de ce hameau défraichi, dressé dans la paume géante de cette portion de territoire du nord-ouest, une espèce d’invention sinistre greffée comme une bronche obstruée sur un poumon malade, les jours se bousculaient et se ressemblaient tous. La neurasthénie, le concept inventé en 1869 par le neurologue américain George Miller Beard pour décrire l’état de fatigue, d’anxiété et de déprime des individus, se répandait en ces lieux comme du sablon sur une chaussée goudronnée. Les habitants, étranglés par la misère, l’ennui et le découragement, partaient, s’éparpillaient dans les régions limitrophes; ou pire encore, se balançaient au bout d’une corde… Mérinord, le raccommodeur des filets de pêche, fut retrouvé pendu à un chêne. Ociana, la mère de ses quatre enfants en bas âge, venait de quitter la bicoque pour aller faire les trottoirs à la ruelle Robert Geffrard, située dans l’un des quartiers miséreux de la métropole, à moins d’un kilomètre du quai Hammerton Killick. La Roche, dans son nouvel emplacement, peinait à se relever de la violente tempête qui avait surpris les villageois étendus sur leurs couches supplicieuses. Les éléments de la nature, tels des monstres irrépressibles, avaient creusé sur leur passage des sillons de désastre. Les arbres déracinés, les grosses pierres arrachées de leurs socles plusieurs fois millénaires déboulaient les pentes et s’abattaient sur les carbets. Ils avaient cédé sous la puissance du tumulte des eaux et sous la véhémence des Alizés. Ils écrasèrent sur leur passage les corps déjà morts ou à moitié vivants, entraînés vers le littoral où les pêcheurs, aux époques clémentes, avaient l’habitude de déployer leurs filets joyeux, bondés de sabres, de carassins dorés, de maquereaux, de soles, d’anguilles… qui voltigeaient, se démenaient comme un diable dans un bénitier, comme si les pauvres bêtes avaient encore espéré recouvrer leur liberté sacrifiée, immolée par le goût excessif des êtres humains pour la chair, en un mot, reconquérir leur droit à la vie, que Maximilien Robespierre qualifie de « premier des droits ». Les maisonnettes n’avaient pas tenu le coup. Et comment l’auraient-elles pu sous des rafales de vents qui soufflaient à plus de cent vingt km/heure? Des débris d’embarcations entièrement démolies, des morceaux de corps dépecés, écrabouillés par les troncs des calebassiers, des ormes, des mangliers et des « bayahondes », des portes, des fenêtres, des croisillons, des lattes, des toits en tôle, des tables, des chaises, des lits, de vieux matelas en coton ou en paille sèche, des cadavres de chiens, de chats, de poules, de chèvres, de vaches, de chevaux, de rats, de souris, de lézards… flottaient et tourbillonnaient dans les eaux écumeuses, sales et mouvementées; on aurait dit des ingrédients assemblés dans cette sorte de potage dont seuls les paysans en détinrent le secret.
Il avait continué à pleuvoir sans arrêt, durant trois jours. Les eaux de la mer mélangées à celles des maudites pluies avaient grossi le fleuve des Trois-Rivières et s’étaient transformées en une arme redoutable de destruction, de décimation pour les malheureux et infortunés riverains. Le ciel, ce fut le cas de le dire, était tombé sur la tête des Rochois. Le pire déluge que la terre eût supporté depuis le temps du prophète Noé. En moins de quelques minutes, la grande calamité avait complètement enlevé La Roche sur la carte des localités régionales. Sept habitants sur dix n’avaient pas échappé au cataclysme. Les contadins qui avaient tenté de fuir et qui s’étaient mis à courir en direction des emplacements surélevés étaient happés cruellement par le monstre grondant, noyés sous la violence des flots battants, étourdis mortellement sous le brassage virulent des vagues. Un grand nombre d’entre eux étaient devenus des quartiers de chair vivante dans la gueule d’une meute de caïmans voraces. Les quelques survivants se comptaient essentiellement parmi les familles qui eurent l’idée ingénieuse de construire leurs abris permanents sur les flancs des collines qu’ils avaient péniblement épierrées. La baisse graduelle des eaux avait fini par décagouler le visage de l’horreur. Et La Roche était apparue comme une scène immense de désolation, avec des cadavres défigurés d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, d’animaux domestiques, à moitié enfoncés dans la boue gluante, la bouche et les yeux grands ouverts pour la plupart, sûrement ceux-là que la mort avait surpris et vaincus lâchement, pendant qu’ils se débattaient désespérément, et alors qu’ils hurlaient « au secours ». La Roche avait ainsi disparu avec la célérité de l’éclair fulgurant, sous l’irascibilité de la nature traitresse de l’île. Pourtant, cet endroit misérable où des laissés pour compte, des oubliés du ciel, des va-nu-pieds désabusés avaient lutté pour maintenir leur souffle de vie allumé, malgré la couleur opaque des privations, n’était ni Sodome, ni Herculanum, ni Pompéi… Pas de palais de plaisance et de débauche, pas de nasse de prostitution, pas de nid de corruption, pas d’étang de fornication, pas de noyau d’inceste, rien de cela qui eût eu mérité le déversement d’un sceau de malédictions sur la tête dénudée de La Roche. Les populations environnantes s’étaient précipitées sur le site de la tragédie. Du haut des falaises, impuissantes, le souffle coupé, elles s’étaient résignées à contempler « l’aber » de tribulations avec une rage douce et contrôlée. De grosses boules de chagrins, pareilles à du gravois, se formaient dans leur poitrine, roulaient dans leur estomac et leur bloquaient la gorge. Les camarades avaient dû attendre la baisse des crues, soit une semaine, avant d’arriver à se faufiler dans les amas de vestiges pour creuser des fosses communes et y déposer les dépouilles mutilées qui avaient commencé à se putréfier. Les journaux du monde n’en avaient point parlé dans les colonnes de l’actualité. Aucun membre du corps de l’autorité gouvernementale ne s’était présenté devant la bauge de la dévastation…! Dans l’esprit des dirigeants de l’État indifférents, des politiciens apathiques et des chefs religieux indolents, ce trou béant et crasseux, berceau d’une tourbe oisive et famélique, qui avait gaspillé son temps à « battre de l’eau dans l’espoir d’en retirer des mottes de beurre », cette tanière frileuse suspendue dans le creux de la malchance infinie, cette lisière de déchéance sociale, à laquelle on avait réservé le nom bizarre de La Roche, n’avait tout simplement jamais existé.
Les « quatre saisons » de La Roche, emmitouflées dans les bas de la décrépitude, n’étaient en fait qu’une symphonie de grisaille, de déconfiture, d’amertume et de vicissitude, une longue valse de « déshumanisation de l’être », exécutée sur le proscenium d’un « théâtre d’indigence », qui aurait pu s’appeler « Le Moulin Sombre ».
Francesca voguait, tanguait, nageait dans le vide du destin. À elle seule, elle incarnait la peur, le dégoût, la résignation, le découragement, le déplaisir, la tristesse, l’abandon, la défaite, l’abattement, le mépris, le désarroi, l’émotion, la rage, la frustration, la désillusion, la défaillance, l’abjuration, le pessimisme, le suicide… Ce fut par miracle que ses yeux regardaient encore les rayons du soleil se perdre derrière les lignes de l’horizon obnubilé, pendant qu’elle se tenait à croupetons pour adresser ses reproches, acheminer ses prières, ses supplications aux « êtres immatériels » qui dominèrent dans les airs, sous les eaux et sous la terre…

« – Ô Grand Maître de l’univers,
Source de lumière et de protection,
Qui régnez sur les ténèbres,
Qui dominez sur les mers,
Venez à notre secours.
Ô divinités de l’Afrique
De nos valeureux ancêtres,
Qui avez reçu du tout-Puissant
Le pouvoir de combattre
Et de vaincre le Malin,
Prenez la défense
De tes serviteurs.
Il y a des peines qui dépassent
La résilience des vivants.
Il y a des chemins d’épreuves
Que les pas des mortels
N’arrivent pas à franchir…
Quel est le nom du crime
Que La Roche a commis,
Et qui exige de chacun de ses enfants,
Ces claquedents de la désespérance,
Le paiement d’un si lourd tribut?
Ô esprits protecteurs,
Qui habitez
Dans les lieux mystiques,
Chassez les craintes
De nos douleurs.
Donnez-nous la force
De combattre nos ennemis.
Souffrir, vieillir, mourir :
Les seuls mots qui pavent
La route de notre existence.
Le tunnel de l’espoir
Devant nous est bloqué.
Et tout autour:
Rien que le vide des abîmes.
Pas moyen de reculer!
Impossible d’avancer!
Soyez envers nous miséricordieux.
Ô Saint Michel Archange,
Venez au secours de vos enfants! »

Et de quel miracle aurait-il pu s’agir, lorsque le Janus de l’Amérique avait juré de fermer même les portes du pandémonium aux parias indésirables, ces gueux parasitaires, condamnés, comme les Boumians déboussolés, à errer sur les sept continents de la planète, ces hères qui portaient la hampe de la détresse mondiale, et qui allaient crever, comme des mules surchargées et estropiées, sur le sable blanc « de si jolies petites plages ».
Et quel miracle encore? L’espoir, peut-être, que l’humanité serait parvenue à découvrir un vaccin siccatif pour sécher les larmes de souffrances des Rochois fatalisés, – semblables à Francesca –, épargnés par la tragédie dantesque, irracontable. Entre le choix de « mourir » et celui de « survivre » dans de pareilles conditions sociales et économiques, y aurait-il eu, logiquement, un quelconque embarras pour les « Bartimée » qui n’avaient nourri aucun espoir de croiser le Nazaréen sur leur chemin de misère, qui passait loin de Jéricho?
« Et si un jour, disait le vieux philosophe fou, – une espèce de Diogène des Caraïbes –, les esclaves du « Capital », les proscrits des sociétés occidentales, les exploités du système ultralibéral avaient décidé de signer entre eux un pacte de désobéissance universelle, un accord de révolte généralisée, qu’en serait-il advenu de l’orphéon de la noblesse vaniteuse, de la fanfare de l’aristocratie prétentieuse, du troupeau de parasites milliardisés, du petit clan des kleptomanes condescendants? N’eussent-t-ils pas été acculés à construire eux-mêmes leurs maisons, à s’occuper de leur ménage et de leur lessive, à cuisiner leur repas, à tondre leur gazon, à conduire leurs véhicules luxueux et à les réparer en cas de besoin, à concevoir et à exécuter les plans des travaux routiers, à ériger les ponts, à confectionner leurs habits, à fabriquer leurs chaussures, à vider leurs poubelles, à transmettre les savoirs intellectuel et professionnel à leurs progénitures…? L’impéritie ne serait-elle pas venue noyer la hautainerie de l’opulence ? Et la force, n’aurait-elle pas changé de camp ? »
Horatius, qui se faisait appeler le Cynique de Bigot, s’était retiré de la société, comme son Maître imaginaire.
Et puis, quel autre miracle? Lorsque des curieux demandaient au vieux Désilien pourquoi il avait choisi de construire sa case sur la partie la plus haute de la montagne, sa réponse forçait, déclenchait l’hilarité :
«– C’était pour être plus près du ciel. Comme ça, je pensais que je n’aurais pas à crier trop fort pour me faire entendre par la Vierge Marie. Je commençais déjà à prendre de l’âge et je manquais de vigueur dans la voix. Alors, je croyais que mes prières seraient vite écoutées et exaucées; mes problèmes rapidement résolus… »
Eh, oui! À La Roche, et même ailleurs, être voisin du « Nazaréen » ne conférait tout de même pas le privilège de manger trois fois par jour, de se loger décemment, de trouver des médicaments pour soigner et guérir les maladies, et quant aux hommes, de grimper sur le dos de la lune après l’Angélus pour conter fleurette à leur bien-aimée… Le vieux Désilien s’en était rendu compte au fil des trente-trois années qu’il avait passé là-haut, juché sur la crête de la montagne qui dominait cette bourgade côtière, aride et sablonneuse, qui valsait elle-même avec les houles de la mer.
Aurait-il encore fallu parler de miracle, lorsque les ailes des pluviers, des wanga nègès, des colibris, des chouettes, des pélicans fuyards, qui crissaient dans le firmament dépecé de La Roche, deux jours avant la catastrophe, avaient laissé déjà des rides prémonitoires sur le visage bouleversé du rivage glaçant, tapissé de plaques coquillières? Les Rochois avaient reçu à leur tour leur «damnation [3] » en héritage, comme tous les peuples déveinards, fragilisés, précarisés des sociétés terrestres. Et eussent-ils eu le pouvoir de détourner la coupe fatidique de leurs lèvres mortifiées?

« Les oiseaux ont dépouillé
La côte de leurs vêtements grivois.
Ils se sont envolés dans les nuées
Pour entreprendre un long voyage
À la lisière de l’univers.
Les mouettes, les hérons,
Les goélands, les cygnes,
Les canards, les flamands,
Guidés par l’instinct de survie,
À tout jamais sont partis.
Ils ne reviendront pas
Sur la penne de l’hiver
Voir La Roche agoniser
Dans ses loques
D’indigents oubliés,
Humiliés et exploités.
Un matin de juillet,
Le mois du rubis et de l’hortensia,
Les disciples d’Astaroth,
Arrivés du Nord,
Ont piétiné les glaïeuls
De Caonabo.
Et par la force et la ruse,
Ils ont repris Maguana.

À l’instar des martyrs de la foi, Les Rochois enduraient leurs souffrances avec la ferme et inébranlable assurance de voir, dans un temps rapproché ou éloigné, s’éclaircir le ciel de leurs tribulations quotidiennes. Car, pensaient-ils, il y eut un « Moïse ». Ensuite un « Josué ». Finalement un « Canaan »!
Depuis la Genèses de la Terre, le « Mal » avait toujours cherché à prédominer sur les mortels. Il représentait une menace sérieuse pour l’œuvre du « Créateur ». Des philosophes, comme Hypatie, Socrate, Theodor Lessing, entre autres, qui prêchèrent l’amour, la tolérance, la solidarité, le pardon, ne furent-ils pas eux-mêmes victimes de la haine et de « l’impardon »? Le néologisme « impardon », qui a charrié autrefois des controverses linguistiques, a été emprunté à Jean Baptiste Richard de Radonvilliers. La plupart des êtres vivants sont comparables à « Moravagine » de Blaise Cendrars, ce personnage monstrueux interné dans l’asile de Waldensee pour homicide, et qui à l’aide de son médecin traitant parvenait à se sauver pour aller commettre d’autres forfaits meurtriers à l’extérieur? Même après des millénaires, les noms des méchants continuent à résonner dans les cavernes de l’épouvante. L’individu humain est prisonnier du « Mal » qu’il porte en lui : ce « Mal », ce fléau indéracinable qui personnifia « le Diable » de Jean-Paul Sartre. Et le grand problème pour l’humanité : Dieu ne pouvait pas détruire son contraire, sans courir le risque de désexister Lui-même ! Le philosophe et sociologue français, Edgar Morin, reconnaît « que la contradiction structurait le monde ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le « Paradis » et l’ « Enfer » exigent tous les deux le paiement d’un tribut. De même qu’il n’y a pas d’amour sans sacrifices, il n’y a pas non plus de haine sans conséquences. La « souffrance » est la dernière « barrière que franchit l’existence humaine pour atteindre les pôles des Éternités. N’y aurait-il pas là un dilemme de Dieu ou de Satan? Encore à cette époque, le « sens de la vie » se mesurait à l’aune du manichéisme perpétuel. Les habitants de La Roche se sentaient pris entre deux feux, coincés, comme le fer du forgeron, entre le marteau et l’enclume. Ces misérabilisés tentaient de s’agripper aux forces du « Bien » pour résister et échapper aux puissances du « Mal ». Car les Rochois savaient que la victoire et la gloire, en ce bas monde, ne pouvaient se mériter que par la lutte, la bravoure, la solidarité et la résistance.

Robert Lodimus
La Mort pour la Vie ou Mourir pour Vivre, roman
(Prochain extrait : Les survivants)